Israël ratera-t-il l’alyah des Juifs de France ?
L’Etat d’Israël est-il intéressé à une alya de France ?
Celle ci connaît une baisse significative après avoir connu une croissance rapide. Dans ce bilan, il ne faut pas négliger l’échec d’un tiers, semble-t-il, des olim qui retournent en France parfois dans des situations catastrophiques, après y avoir liquidé biens et logement.
Les récits de leur échec circulent déjà parmi de potentiels candidats à l’alyiah… Si l’on met à part les erreurs d’appréciation, imputables aux olim, sur la nature même de l’expérience que représente l’alyiah, une véritable question reste néanmoins posée au gouvernement israélien et à un ministère de l’intégration qui pourrait être plus sensible à l’immigration ukrainienne et russe qu’à l’immigration française.
Car cette immigration a une spécificité notable. Ce n’est pas une immigration de détresse mais de classes moyennes venant d’un pays parmi les plus développés et cultivés du monde. C’est une immigration qui a derrière elle une brillante histoire intellectuelle, celle qu’a illustré l’Ecole de pensée juive de Paris, née au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
C’est une immigration majoritairement séfarade qui a la mémoire de l’échec d’Israël à lui faire une place qui n’équivaudrait pas à une régression dans les années 1950-1960. C’est une immigration qui a une tradition très forte d’amour d’Israël, d’assomption du judaïsme, de la fierté d’être juif et convaincue de l’existence d’un peuple juif (sinon pourquoi pas Miami ou l’Australie?).
C’est une immigration dont le modèle culturel est très différent du modèle anglo-saxon ou est-européen, tant au niveau politique que culturel.
Ces quelques caractéristiques soulignent combien erronée est la compréhension de cette alyah qui a cours dans les médias et les institutions israéliennes. Les Juifs de France ne fuient pas l’antisémitisme. Si tel était le cas pourquoi leur alyah aurait-elle considérablement diminué ?
Ils quittent la France parce que le modèle d’identité juive qui était le leur n’est plus porté par la société française, elle même en crise profonde tant sur le plan de l’autorité de l’Etat, du régime politique que de son identité.
Ils quittent la France parce que longtemps le pouvoir d’Etat a dénié le danger qui les menace et les a abandonnés sur le terrain. Ils quittent la France parce que le sionisme et l’Etat d’Israël y sont devenus l’objet d’une délégitimation profonde, parce que l’idée même de « communauté » est devenue contestable, parce qu’ils n’ont plus que le choix de redevenir des « Israélites », des Juifs cachés, parce que les Frères Musulmans sont devenus les interlocuteurs officiels de l’Etat.
Parce qu’ils pensent spontanément qu’Israël est la patrie d’un peuple juif et que sa cause est plus que légitime face à ses ennemis, parce que leur histoire porte aussi un contentieux considérable avec un monde arabo-musulman d’où ils ont été chassés et où ils ont été spoliés massivement et dans l’indifférence mondiale, entre 1940 et 1970.
Si Israël ne veut pas perdre cette alyah, si importante pour lui déjà sur le plan démographique, si très peu peuvent comprendre ce que serait son apport sur le plan du judaïsme et de la pensée et avant tout de l’existence collective, il faut que le gouvernement soit capable de mettre sur pied un plan global et national pour l’intégrer et qu’elle ne reste
pas dans les marges de la société israélienne.
Le principal problème, très concret, concerne l’appartenance des olim à la petite et moyenne bourgeoisies. Cette population est naturellement attirée par les zones géographiques qui sont celles de la classe moyenne israélienne, le Goush Dan, là où la crise du logement atteint des proportions considérables.
Personne ne peut plus acheter dorénavant un appartement à des prix aussi prohibitifs, ni s’installer dans un système où il
n’y a aucune défense des locataires, où chaque année votre propriétaire peut vous mettre à la porte ou augmenter de façon immodérée votre loyer.
Ce sont des mœurs rudes pour des familles, des mœurs qui ne les encouragent pas à se former même. Une véritable jungle.
C’est le problème qui agite aussi les jeunes couples israéliens, un problème grave pour un pays qui a pour vocation de développer sa population et d’accueillir l’immigration juive du monde entier. Le plus accablant, c’est que l’opinion accuse les Juifs de France de provoquer cette augmentation folle du coût de l’immobilier.
Le deuxième problème relève des mœurs civiles : ouvrir un compte en banque est devenu une épreuve. Les banques sont devenues de véritables instances policières pratiquant un soupçon de principe envers les olim auxquels elles donnent le sentiment d’être des voleurs contre lesquels elles devraient se prémunir.
Le troisième problème concerne la vie professionnelle et économique. Les professions libérales ont le plus grand mal à se faire reconnaître une équivalence comme si la France était par rapport à Israël un pays arriéré à l’instar des pays de l’Est ou de l’Ethiopie, alors que c’est le corporatisme des professionnels israéliens qui est en jeu.
Les critères de référence d’Israël sont anglo-saxons, mais il y a aussi d’autres cultures dans le monde qui ne sont en
rien inférieures à celle des Etats-Unis. La question de l’avenir professionnel que le marché israélien du travail a à proposer à des jeunes sortant de l’université ou sans profession, en dehors du High Tech et des call centers, constitue aussi un sérieux problème auquel un gouvernement à la hauteur de sa tâche devrait se confronter…
Les difficultés de cette génération trouve aussi une expression parmi les jeunes célibataires « laïcs » israéliens, comme l’a montré le sondage de Massa Israël : 36 % d’entre eux préféreraient quitter le pays.
Enfin il y a un problème « de luxe » par rapport à ces graves problèmes, celui de l’apport intellectuel juif du judaïsme français. Il est radicalement méconnu que ce soit à l’Université, dans l’intelligentsia, comme dans le domaine de la pensée juive. Aucun lieu ni institution, ni aucune chaire ne lui sont consacrées. Ses livres ne sont pas traduits. C’est une terrible perte intellectuelle pour le peuple juif et sa mémoire.
Il y a en France entre 450 000 et 500 000 Juifs. Si Israël est intéressé par eux, c’est maintenant ou jamais. Dans ce choix, le gouvernement engage aussi la crédibilité d’une société israélienne dont la vocation était le sionisme, encourageant l’alyah et animée du souci de la restauration du peuple juif, de l’affirmation de sa présence au monde.
L’enjeu de l’alyah des Juifs de France rejoint l’enjeu décisif de l’avenir d’Israël et c’est à cet avenir qu’ils peuvent apporter une contribution existentielle dans ses dimensions sociales et intellectuelles.
Shmuel Trigano, professeur émérite de la Sorbonne, directeur de Dialogia, et Max Benhamou, président de Dialogia.
Max Benhamou et Shmuel Trigano ont récemment créé une association qui a pour but de créer un pont intellectuel entre l’alyah de France et la société et l’identité israélienne.