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Israël : mort de la Raison ?

Je reviens d’un autre long séjour hors d’Israël, qui m’a emmené en France, en Belgique, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.

Je retrouve un pays lacéré, au bord de l’affrontement physique entre deux blocs pratiquement irréconciliables. Au bord de la guerre civile. On la sent proche. La haine démente contre les manifestants qui s’opposent au coup d’Etat juridique de Netanyhaou et de son gang, délibérément excitée par un gouvernement qui a largué toutes les amarres, va frapper, c’est certain. La question n’est pas si cela va se produire, mais quand et où.

Je reviens donc d’un voyage dans quatre pays européens et ne peux que constater ceci : malgré tous les problèmes, crises et difficultés qu’ils rencontrent, ces pays sont gérés de manière sensée, logique, rationnelle. Ce qui ne veut pas dire, évidemment, que leurs dirigeants ne commettent pas d’erreurs, que leurs politiques soient bonnes, que tout y soit parfait. Loin de là.

Sur ce qui vient de se passer en France, nul besoin de s’étendre. Pendant mon séjour aux Pays-Bas, le gouvernement Rutte est tombé, pour cause de profondes divergences de vues entre les partis de la coalition sur la question de l’immigration. En Belgique, les sécessionistes flamands attendent avec gourmandise les élections de 2024, les sondages leur annonçant une importante percée. Au Royaume-Uni, le mythique « Service national de la santé » (« National Health Service ») est au bord de l’effondrement. Tous ces pays font donc face à des questions essentielles, vitales, auxquelles ils n’apportent parfois que des réponses défaillantes, lacunaires, insuffisantes. Mais ces réponses sont le fruit d’une gestion rationnelle, d’une réflexion sensée, logique, même si ses résultats sont insatisfaisants. En un mot, d’une approche guidée par la Raison.

Revenu en Israël, je retrouve un pays qui a perdu cette Raison, qui perd la raison.

La Raison meurt quand un ministre des Finances comme Bezalel Smotrich affirme que  » Si nous suivons la Torah, nous serons récompensés par une abondance financière et une grande bénédiction. Telle sera mon approche économique. »

La Raison meurt quand un repris de justice comme Arié Deri, condamné et ensuite détenu pour fraude et corruption, est fait de nouveau ministre, et qu’il faille l’intervention de la Cour suprême pour empêcher son retour au gouvernement (étonnez-vous après cela que ses partisans et alliés vouent à cette Cour suprême une haine aussi tenace).

La Raison meurt quand un autre condamné en justice à plusieurs reprises comme Itamar Ben-Gvir, devient ministre de la Sécurité nationale et reçoit la haute main sur la police. En France, Gérald Darmanin a dissous des groupes d’extrême-droite fascistes; ici, leurs chefs sont ministres, par la grâce d’un certain Binyamin Netanyahou.

La Raison meurt quand l’Etat finance des collèges pré-militaires (« mikhlalot kdam-tsvayiot« ), qui forment des milliers de jeunes religieux, futurs soldats et officiers, dans un esprit de racisme déclaré (« Les Arabes sont inférieurs génétiquement« ), de misogynie brutale ( « Les femmes ont une aptitude réduite à la spiritualité. Elles ne peuvent accéder qu’à un niveau moyen dans ce domaine« ) et d’homophobie extrême  (l’homosexualité est « un problème qu’il faut exterminer« ). En France, pour beaucoup moins que cela, vous allez en prison ou payez de fortes amendes.

La Raison meurt quand l’Etat d’Israël accepte de continuer à financer à coups de centaines de millions de shekels un système « éducatif » orthodoxe qui n’enseigne rien à ses enfants qui puisse les préparer au monde moderne, au marché du travail, à une vie productive, et les destine donc à une vie de dépendance, d’ignorance et de pauvreté, tout en mettant en péril à moyen terme la survie économique du pays, ni plus ni moins.

La Raison meurt quand des politiciens qui n’ont pas fait un jour de service militaire (Ben Gvir), ou se sont arrangé un service minimum (Smotrich, Deri), se permettent de traiter d’anciens généraux et des réservistes de tous rangs qui combattent pour l’Israël démocratique de « terroristes » et d’ « anarchistes », et le Premier ministre les soutient.

La Raison meurt tous les jours, depuis des semaines, en Israël. Son agonie a mis dans les rues des centaines de milliers de patriotes, qui ne donneront pas sans bataille ce pays au fascisme clérical qui tente aujourd’hui de s’en emparer. La seule question est de savoir si leur admirable réveil n’est pas arrivé trop tard.

Cette situation est d’autant plus tragique qu’elle infirme la stratégie historique du sionisme, mouvement rationnel dès son premier jour, même si le choix de Sion répondait bien évidemment à un attachement séculaire sentimental et religieux, voire un peu mythique (« la terre où coulent le lait et le miel » ne décrivait pas vraiment la situation en Eretz-Israël à la fin du 19e siècle…)..

C’est après une longue et rationnelle analyse de la condition juive qu’Herzl écrit son « Etat des Juifs » (et non « l’Etat juif », soit dit au passage), publié en 1896. Les premiers jalons du futur État sont posés rationnellement : achats de terres, fondation de localités agricoles, ouverture d’écoles, fondation de Tel-Aviv, création d’un grand syndicat, d’une presse diversifiée, établissement de relations extérieures (on comprend très vite, Herzl le premier, qu’on aura besoin de soutiens internationaux), lancement d’une intense vie culturelle, tout cela se crée successivement, étape après étape, de manière réfléchie, sensée, posée.

Ben Gourion, Moïse des temps modernes, dirige tout cela d’une poigne de fer et pas toujours démocratique, mais pouvait-il en être autrement devant cette tâche titanesque ? Il a confiance en l’Homme juif, il ne pense pas un instant à chercher la protection de « forces supérieures », il ne pense pas que pour réussir son salut historique, le peuple juif doit sombrer dans une mystique à deux sous. Il ne va pas chercher de bénédictions de « rabbins miraculeux ». Il sait que seuls l’esprit de sacrifice, la pensée rationnelle, le travail acharné et la capacité enfin acquise à se défendre sauveront les Juifs et leur redonneront leur Etat et leur place dans la communauté des nations, d’égal à égal.

Aujourd’hui en Israël, des dizaines de milliers de jeunes Juifs orthodoxes, en pleine possession de leurs moyens intellectuels et physiques, se croient autorisés à tout recevoir sans pratiquement rien donner, au nom d’une pensée irrationnelle selon laquelle la divinité dans laquelle ils croient nous sauvera toujours de toute façon (même ce qui s’est passé entre 1939 et 1945 ne les ébranle pas une seconde). Ils sont dirigés par des leaders spirituels et politiques qui sont sans doute sincères dans leur foi, mais aveugles au danger existentiel que cette foi et ce comportement font courir au projet sioniste tout entier, et par conséquent aux sept millions de Juifs qui vivent aujourd’hui en Israël. Les leaders laïcs de tous bords cautionnent tout cela depuis des décennies, par calcul politique, et l’Histoire les jugera sévèrement pour cela, mais Netanyahou en a fait une idéologie, un point d’honneur.

Prenez s’il-vous-plaît un moment pour lire l’article de 2022 du professeur Dan Ben-David, de l’Université de Tel-Aviv « Surfer sur le tsunami – démographie et éducation en Israël ». Voilà où nous en sommes en cet été 2023, entre l’exemption massive de tout effort d’intégration offerte aux  populations orthodoxes d’une part, et de l’autre trop de gestes discriminatoires envers la minorité arabe.

Dispenser de toute contribution au pays 11 % de sa population et discriminer 20 % d’Arabes, les aliéner systématiquement comme citoyens, sont deux autres aspects de la mort de la Raison dans ce pays, qui s’ajoutent à tout ce qui a été évoqué plus haut.

Au moment de conclure cet article, je me pose la question : comment arrêter l’engrenage ? Comment en sortir ? Comment revenir à la Raison ? Je l’avoue, les choses en sont arrivées à un point tel que je n’en ai pas la moindre idée, tant la pensée rationnelle, occidentale, cartésienne, est aujourd’hui vue dans les cercles dirigeants de ce pays comme un ennemi dangereux de l’ « identité juive », un danger qui a infiltré le droit et les tribunaux, avec son principe d’égalité insupportable à leurs yeux, et qu’il faut abattre d’urgence.

« Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre », dit un vieil adage latin. Une sorte de folie autodestructrice s’est en effet installée au sommet du pouvoir en Israël,  et ses conséquences sont imprévisibles.

à propos de l'auteur
Né à Bruxelles (Belgique) en 1954. Vit en Israël depuis 1975. Licencié en Histoire contemporaine de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Ancien diplomate israélien (1981-1998) avec missions à Paris, Rome, Marseille et Lisbonne et ancien directeur de la Communication, puis d'autres projets au Keren Hayessod-Appel Unifié pour Israël (1998-2017).
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