Israël, le dégout et le silence
Yehochoua Amishav a écrit un texte cinglant sur son blog du Times of Israel le 4 janvier dernier. C’était juste quelques jours après l’entrée officielle en fonction du sixième gouvernement Netanyahu, et il était intitulé « Jour de fête ».
Jour de fête pour les pires ennemis de l’état hébreu, tant les partis politiques associés pour la première fois au pouvoir depuis 75 ans étaient des caricatures vivantes et de la confiture donnée aux cochons – en l’occurrence les antisionistes radicaux qui rêvent de le voir détruit.
Ce premier extrait le dit bien : « L’arrivée au pouvoir dans l’équipe de Netanyahu de ministres ouvertement et fièrement racistes, misogynes, xénophobes et homophobes est en effet un cadeau magnifique offert à tous ceux qui dénoncent dans le sionisme un racisme, et dans Israël « une démocratie de façade, qui repose en fait sur l’ultra-nationalisme, le suprématisme juif et la discrimination ».
Disons-le tout de suite : ce gouvernement, bien pire par sa composition et son programme que ce que beaucoup imaginaient me rend littéralement malade. C’est mon troisième traumatisme politique successif en un peu plus d’un an, après le passage dans la course présidentielle d’Éric Zemmour, à la fois juif honteux, escroc intellectuel et raciste assumé ; et l’OPA sur la Gauche française réalisée par Jean-Luc Mélenchon, manipulateur caractériel et antisémite sournois.
Concernant Israël, c’est une blessure irradiante et qui me touche en ondes successives : échec si rapide de la première alternance là-bas depuis douze ans ; coalition qui tourne le dos à un pays peut-être trop idéalisé, mais dans lequel je me reconnaissais, parce qu’ouvert sur le monde ; peur de son isolement parce qu’il devient difficile à défendre, comme nous en avertit Alan Dershowitz, célèbre avocat et brillant défenseur du pays ; peur de voir les élites fuir un pays risquant de se transformer en théocratie à l’iranienne ; et peur, dans l’immédiat, de voir la transformation d’une vraie démocratie en « démocrature » à la hongroise, avec la fin de la Cour Suprême et d’une Justice indépendante.
Ce sont des sujets différents, impossibles à traiter en un seul article, mais que j’espère aborder dans une série au cours des prochaines semaines. Commençons avec la lèpre raciste.
L’auteur donne des extraits des curriculum vitæ de certains nouveaux ministres, en particulier Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir et j’invite les lecteurs à s’y rapporter. En complément, voici juste un bref extrait de déclarations passées du premier, à la fois ministre des Finances et chargé de l’administration civile des territoires palestiniens au sein du ministère de la Défense (acrobatie classique de Netanyahu, grand concepteur des pâtés d’alouettes politiques, découpant les ministères en kits pour contenter les uns et les autres).
En juillet 2015, Smotrich a dit lors d’une réunion de la Knesset que les promoteurs ne devraient pas avoir à vendre de maisons aux Arabes. En avril 2016, il a tweeté qu’il soutenait la ségrégation des femmes arabes et juives dans les maternités des hôpitaux : « Il est naturel que ma femme ne veuille pas s’allonger à côté de quelqu’un qui vient d’accoucher d’un bébé qui pourrait vouloir l’assassiner dans 20 ans ».
Mais au-delà de ces ministres qui devraient faire honte à toute démocratie, il y a aussi une banalisation du racisme ; elle n’est pas générale dans le pays, mais clairement assumée dans l’idéologie largement répandue dans les implantations ; celle du parti « sioniste religieux » de Smotrich, et de celui de Ben Gvir qui affichait dans son bureau la photo de Baruch Goldstein, auteur d’un massacre terroriste à Hébron. Ainsi, on découvrira les propos hallucinants, rapportés liens à l’appui par Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Sciences Po/CERI, dans une tribune du journal Le Monde le 9 janvier : « Le rabbin Yosef Kelner (…), instruisait ses jeunes élèves de l’existence de « différences spirituelles » entre hommes et femme.
Le directeur de cette même école, le rabbin Eliezer Kashtiel, arguait lui de l’infériorité « génétique » des Arabes : « Demandez à un Arabe ordinaire : “Où voulez-vous vivre ?” Il veut vivre sous l’occupation. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des problèmes génétiques, ils ne savent pas comment diriger un pays, ils ne savent rien faire. ».
Ces citations, comme celles données dans la tribune d’Amichav ou celles reprises plus haut, sont toutes tirées des éditions en ligne de la presse israélienne ; je le dis en réponse préventive aux « justiciers Facebook », prêts à dégainer à la moindre lecture qui les gêne, et qui diront que tout ceci est de la propagande antisioniste pour salir à la fois Benjamin Netanyahu et le pays qu’il dirige.
Il n’y a pas tellement de manières de réagir. On peut le faire à la fois avec son cœur et sa raison, en se disant que le racisme est la chose la plus communément partagée dans l’humanité, et que donc oui il y a des juifs racistes comme il y en a chez les musulmans, les chrétiens, les bouddhistes, etc. ; qu’il ne faut pas en avoir plus honte parce qu’ils le sont ; mais que le racisme est à combattre partout, parce qu’il sape les bases du « vivre-ensemble », quelles que soient les sociétés et les époques ; et qu’il peut finir soit en massacre quand une majorité peut exterminer une petite minorité, soit en guerre civile entre deux populations de tailles analogues.
On peut aussi réagir par dénégation et en utilisant la « post-vérité », par exemple en disant que ce sont des mensonges propagés par des médias gauchistes : ah le beau « gauchisme » du Jerusalem Post, quotidien de droite, ou du Times of Israel, média centriste ! On peut dénoncer encore pire « en face », dans l’antisémitisme ouvert et complexé accompagnant souvent sur les réseaux sociaux les publications en soutien à la cause palestinienne. Mais enfin, et c’est là que réside le principal malaise, le refus de dénoncer « nos » racistes, ne révèle-t-il pas – chez plus de personnes qu’on aimerait l’imaginer – un soutien soit silencieux, soit décomplexé ?
Yehochoua Amichav nous interpelle là-dessus, dans un long passage à la fin de sa tribune, et que je reproduis intégralement : « Et nous, les « mauvais Juifs », nous resterons avec nos questions :
1) Comment est-il possible que des gens qui iraient en prison ou subiraient de lourdes amendes en France pour incitation à la haine raciale ou à la discrimination, soient ici des ministres légitimes ?
2) Comment se fait-il que les valeurs de laïcité, de tolérance, de respect des minorités, qui nous sont si chères en diaspora, quand nous sommes une minorité soucieuse du respect de ses droits, soient vues ici comme des valeurs étrangères et négatives, à combattre et à abattre ?
3) Comment se fait-il que tout cela ne semble pas troubler le repos de MM. Bernard-Henri Lévy, Finkielkraut, Arfi, et autres Marek Halter, qui ne sont pas connus pour fuir les caméras et les micros ?
4) Et enfin, la plus grande et la plus grave question de toutes : la religion et la tradition juives sont-elles vraiment ce condensé d’intolérance, de haine, de racisme et de violence? Et s’il en est ainsi, le temps n’est-il pas venu de poser publiquement les questions qui dérangent ? »
Sur le point 4, le plus profond et le plus lourd d’interrogations, il n’est pas possible de répondre en quelques lignes sauf à rappeler que la distance et l’interprétation des textes sacrés répondent à la violence de la lecture littérale. Je renvoie à mon interview sur ce sujet de Hervé Élie Bokobza, penseur rigoureux et vrai érudit en matière de pensée juive. On remarquera, aussi, avec une amère ironie, que les mêmes qui dénoncent l’interprétation violente de certains versets du Coran veulent rejeter la poussière sous le tapis quand il s’agit de la Torah.
Sur le point 1, un constat et une angoisse : malheureusement, il n’y a pas de législation antiraciste en Israël, mais le racisme a été considéré, dans le règlement intérieur du Parlement, comme facteur éliminatoire pour écarter – après un premier mandat – la candidature à la Knesset de Meir Kahane « maître à penser » de Ben Gvir. C’est la Cour Suprême, unique vrai contrepoids au Premier ministre et à sa majorité parlementaire, qui a dans le passé servi de barrage à des décisions discriminatoires, sur des bases ethniques, religieuses ou sexuelles.
Sur le point 2, le Crif, toujours vent debout pour dénoncer l’antisémitisme, mais aussi le racisme en général, a systématiquement interpellé les partis politiques pour qu’ils fassent barrage à l’extrême-droite, ainsi Marine Le Pen en 2022. Un discours allant au-delà de la défense de la minorité des Français juifs, et se référant fièrement aux « valeurs de la République ». Son silence par rapport au nouveau gouvernement israélien est plus que troublant, une fois la période de réserve post-élection passée.
Est représenté au Crif le « Beit Haverim », association de LGBT juifs : il n’aurait rien à dire sur la persécution des homosexuels réclamée par les alliés de Netanyahu, Smotrich en tête ; mais aussi sur les insultes et malédictions proférées par des responsables du judaïsme ultra-orthodoxe, également membres de sa coalition ? Représenté aussi, le judaïsme libéral, très minoritaire en France, mais largement majoritaire aux USA ; des libéraux également insultés par les nouveaux dirigeants israéliens, qui se verraient interdire l’alyah : les associations juives américaines ont réagi, et nous, nous n’aurions rien à dire ?
Enfin sur le point 3, oui le silence des intellectuels juifs de France est sidérant et la liste de noms donnée par Amichav est trop restrictive. Un timide front critique semble en train de se cristalliser, mais il est encore bien faible. Notons toutefois l’article brillant de Danny Trom dans la revue en ligne « Le K, les juifs, l’Europe, le XXIe siècle ; l’interview du géopolitologue Frédéric Encel sur le site du Crif, où il parle courageusement de « voyoucratie » à propos de certains ministres du cabinet israélien ; et enfin la pétition de J Call. C’est encore trop peu, pour des raisons de fond, qu’il me faudra analyser plus tard. Mais c’est aussi le reflet d’une communauté qui a voté plus largement que la moyenne nationale, à la fois pour Eric Zemmour en France et – pour ceux ayant fait leur alyah -, pour les partis de l’extrême droite israélienne.
Article initialement publié dans Temps et Contretemps