Intuitions cardinalices, turbulences d’aujourd’hui

Mor Elija, le Prophète Elie en araméen, (icône syriaque) AWF

L’extrême-droite française appartient au paysage de l’Hexagone. Elle y est “naturelle”, exprime une réalité morale, humaine, sociétale, économique qui colle à certains terroirs, des populations riches, pauvres, des miséreux même. Il est pragmatique de le reconnaître. Encore faut-il que le mouvement soit contrebalancé par des groupes politiques, sociologiques, spirituels permettant une mise en perspective plus équilibrée de l’humus national qui fut si long à bâtir et confirmer. C’est un problème épineux à quelques semaines des élections présidentielles.

A titre comparatif, on constate en Russie, un renouveau souvent para-despotique d’une Eglise orthodoxe qui ignore volontiers (pas toujours) les tentatives conciliaires d’ouverture ébauchées en 1917-1918. On assiste, en ce moment, à une ritualisation élogieuse d’Ivan le Terrible comme de Staline, ce qui correspond à un repli frileux et à une forme de paganisation en mal de pouvoir totalitaire. La Russie se sent amputée de territoires prétendument “indépendants” mais qui ont pris leurs distances avec l’immensité russifiée. En réalité, le binôme géopolitique et confessionnel de l’héritage russe sait agir entre liberté et force, patience, calculs et passions. Cela déroute ceux qui sont hors de cet espace asiato-slave.

Certains observateurs présentent la situation de la France comme déplorable, catastrophique. Il y a des points graves de chute de l’autorité gouvernementale, politique. La mutation du socius conduit à des disparités qui s’accroissent. On assiste, avec impuissance, à un pouvoir médiatique qui se croit autorisé à tout dire, affirmer, divulguer et qui, au lieu d’interroger, se mire dans un auto-pouvoir factice. Les médias s’acharnent à interpeler les acteurs de la société au gré de leur propre nombrilisme. Toute déclaration peut ainsi devenir caduque, incertaine et souvent indécente.

Dans ce contexte d’effritement sociétal et culturel, l’Eglise de France sort quasi exsangue, sans voix, de l’effroyable épisode des abus sexuels. Une luxure internationale, peut-être typique de la prise de conscience postfreudienne. Dispose-t-elle vraiment de moyens pour se corriger, reprendre son identité morale et théologique ? Pourtant ce séisme n’a été que partiellement abordé. Il manque toute démarche en vue d’aborder les abus d’autoritarisme religieux et hiérarchique. Tout le monde sait que cela existe. C’est un cancer social et spirituel. C’est trop proche d’un symptôme d’apostasie véritable.

Il y a des évidences : le monde de la foi – fût-elle catholique ou autre – a un droit légitime de s’adresser à toute personne, à partir du moment où elle le fait avec délicatesse et respect, en connaissance réelle de ceux avec lesquels elle entre en dialogue. Y a-t-il des dialogues impossibles ? Ou encore peut-on parler de dialogue en forme de monologue ? Ou plus : des manipulations spirituelles qui avancent sous la forme de forces politiques qui veulent conquérir le pouvoir ?

La mode « retro », le retour à une Eglise catholique traditionnelle, plus stricte, volontiers repliée sur une frilosité nécessaire à sa préservation procède de cette nostalgie charismatique qui s’est exprimée dans certains pays depuis le Concile de Vatican II. Les groupes charismatiques ont cherché et continuent de s’appuyer, parfois désespérément, sur des formes de traditions qui ancrent la foi de manière à trouver des niches de refuge sécuritaire en évitant de susciter les vraies impulsions prophétiques. La dimension historique de la vieille tradition gallicane ou tridentine offre, à cet égard, un contre-poids dans des temps peu sécurisés.

Dès lors, qui est Jésus ? Le risque existe bel et bien de confondre le sentiment d’adhérer à une foi réelle à des relents précis de paganisme sous le couvert d’opinions politiciennes dangereuses qui voudrait travestir le véritable message de la rédemption. Le danger existe, à l’heure actuelle, dans de nombreux pays, sous différents régimes gouvernementaux.

Cela fait plus de trente ans que le Front National/Rassemblement National appelle à l’exclusion, à certaines formes de haine. Il le fait tout en louvoyant sur le sens des mots, de lapsus qui seraient mal interprétés Cela se prolonge dans une tactique de sauvegarde, de préservation familiale et nationale qui gagne du terrain, au risque de devenir trop abrupte. En soi, rien ne permettrait, en aucune façon, d’interdire ce parti politique ; tout au plus de le condamner, comme parti ou certains de ses membres pour des faits avérés. L’antisémitisme est une marotte interne. Les dérapages envers des personnalités ou des situations liées à Israël sont multiples. Le Rassemblement National appartient au paysage politique français d’après 1968. Il s’apparente à des mouvements d’extrême-droite qui s’affirment actuellement en Europe occidentale et, surtout, dans les anciens pays communistes (Hongrie, Roumanie, Pologne) sur la base de mêmes références pseudo-chrétiennes.

Le problème est d’autant plus inquiétant que tout s’imbrique d’une manière qui tourne au nœud gordien. En France, le Rassemblement National tente de s’épurer, de procéder à une sorte de revamping. C’est alors que les vieux réflexes s’expriment. Le Front avance avec un désir marqué de faire appel à l’Eglise, aux sources chrétiennes d’une France dont une certaine idée de Jeanne d’Arc, Saint Louis assurerait le salut selon l’intensité de la foi politicienne.

Voici ce que le journal l’Humanité publiait, le 19 septembre 1996, lors de la venue du Pape Jean-Paul II à Reims où M. Le Pen avait été convié : “Mgr Lustiger a dénoncé le discours lepéniste sur l’inégalité des races : (et il déclara) : «C’est une magnifique résurgence du paganisme le plus cynique et probablement le plus dangereux pour la conscience morale d’une nation… C’est une vieille théorie du XIXe siècle qui a été largement répandue dans différents secteurs de l’opinion, nous savons depuis un demi-siècle et un peu plus qu’elle peut être mortelle. Ce n’est plus seulement une théorie anodine, elle entraîne des jugements pratiques et des horreurs. »

Le journal poursuivait : ” Le cardinal-archevêque de Paris a rappelé que, pour la foi chrétienne et l’Eglise catholique, « tous les hommes sont égaux en dignité parce que tous sont créés à l’image et à la ressemblance de Dieu”, en précisant que “cela ne veut pas dire pour autant qu’ils soient tous semblables”. Il affirma : “Dire que les différences entre les hommes qui peuvent être aussi des inégalités – par exemple inégalités de forces physiques, inégalités d’habileté, inégalités sociales, inégalités d’éducation – ne veut pas dire que tout homme n’est pas un homme et n’a pas les mêmes droits que tous les autres hommes ».

La période est délicate. Les partis de Droite européens ont toujours été tentés de s’assurer le soutien direct, clair ou tacite des Eglises chrétiennes. La situation est plus nuancée en Allemagne où les Protestants de l’ex-République Démocratique allemande ont lutté pour les droits de l’homme et l’égalité de tous. Ceci est toujours sensible dans le gouvernement allemand actuel. En Autriche, le Cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, rappelle en toute circonstance, le droit au respect, les valeurs d’hospitalité de la foi chrétienne envers les réfugiés politiques et les migrants économiques. Le rappel et la conscience des heures sombres du nazisme appartiennent au devoir d’assumer l’histoire.

Le cardinal-archevêque de Paris, Aron Jean-Marie Lustiger a marqué son époque. Celle-ci prend le large de l’histoire tout en obligeant à avancer – en ce moment – vers la reconstruction de Notre-Dame et les élections prochaines. Non seulement celle d’un nouveau président(e) français(e) mais aussi d’aborder de manière cohérente les élections législatives qui suivront. Un parcours inédit pour une France à laquelle il adhérait de tout son être, de toute sa culture. Un fils d’émigrés polonais qui ne parlait ni le yiddish ni le polonais (“Un Polonais de la Butte Montmartre !”, disait-il en riant de lui-même) qui s’est su ou cru totalement intégré à la société française et ses grandeurs d’ouverture humaine, internationale. Jean-Marie Lustiger fut Français, avec le cœur à gauche et des hésitations à défendre le droit de l’Eglise dont il découvrit peu à peu les réalités belles ou contestables. Des tergiversations qui s’expliquaient par le fait qu’il s’intégrait dans des contextes citoyens et religieux auxquels il adhérait vraiment sans « être de souche » comme l’on aime à spéculer en langue d’oïl.

A trente ans de distance, voilà qu’un autre personnage, français, né berbère juif du Maroc et d’Algérie, fait le buzz à l’extrême-droite moyennant des soutiens de touts natures, qu’ils soient financiers et, curieusement, catholiques fervent ou gris-gris en recherche. Diantre ! Qu’aurait dit le cardinal Lustiger ? Comment aurait-il réagi face aux élucubrations pétainistes d’Eric Zemmour ? Qu’aurait-il publiquement déclaré en entendant les litanies du polémiste diffusées en mantras : ses conceptions extrêmes sur l’immigration en France. Au fond, Aron Lustiger et Moshe Zemmour appartiennent à l’extraordinaire fécondité et largesse d’esprit, d’accueil de la République Française.

En France, les choses sont plus floues ou recouvertes d’un voile d’ambiguïté, consciemment ou non. La fragilisation – voire l’émiettement – de valeurs religieuses précises et de structures d’autorité démultipliées ou en crise conduit certains à vouloir dialoguer à tout prix avec tous… au risque de céder sur le sens de la foi authentique et de ses exigences qu’ils ont le devoir de rappeler. Car – sans céder au verbiage politique – personne n’est venu dire au Monsieur Jourdain devenu grand Mamamouchi de la doxa berbéro-algéro-judéo-française chrétienne de France que son discours frise l’apostasie de son identité comme celle des autres qui vivent en une France qui appelle au respect et non à l’anathème athéisé.

Certes, Jean-Marie Le Pen – paradoxalement homme de très vaste culture – est remplacé aujourd’hui par des personnalités qui, par définition, n’ont pas les mêmes références que le fondateur du Front National. Les décennies ont passé. La mémoire s’altère. Les clichés et les insultes s’expriment autrement. Le Cardinal Lustiger, dès sa nomination à Paris, a considéré comme étant l’un de ses devoirs spirituels fondamentaux de rappeler que nul n’a le droit d’utiliser ou de dénaturer un christianisme, viscéralement inscrit dans le respect de Dieu et de tout être humain.

Les interventions médiatiques du Cardinal Lustiger manquent sérieusement, en ce moment, au sein de la société française. Ses partisans ont su l’écouter, parfois le suivre. Ils semblent tétanisés et se taisent le plus souvent alors qu’il est temps de réagir avec force dans le contexte présent. Il est naturel que les propos du prélat soient un peu dépassés : il s’adressait à un momentum de l’histoire européenne et chrétienne en mutation. Il y a plus : ses “fils spirituels” sont souvent des gens peu enclins au courage ou bien, comme par inversion, ils sont les partisans durs d’un christianisme sûr de lui-même, fier et identitaire, violent parfois.

Jean-Marie Lustiger avait des intuitions fortes dont celle qui touche au sens profond de la foi : savoir résister à tout prix au paganisme, à l’idolâtrie. Surtout lorsque celui-ci prend les oripeaux de l’honnêteté trompeuse. Il était persuadé – comme par un désespoir indéracinable de sa propre souffrance, humaine et identitaire – que, dans la crise de la foi que traverse l’Europe, les relents d’un paganisme xénophobe, antisémite remonteraient à la surface d’une manière encore plus dangereuse que dans les années 1935-40. Au lieu de badiner à volonté par des commentaires insipides et couards 24/24 et 7/7, d’égrener des banalités politicardes, il est temps d’ouvrir un puis deux yeux pour mesurer les dangers dans l’Hexagone et en Europe.

Le cardinal vivait cela au nom d’une peur atavique, a priori irrationnelle. Elle semble s’étioler en ce moment, à des niveaux divers par le déséquilibre qui se fait sentir en France, se précise sur des bases identiques, invariables qui utilisent d’autres techniques et manipulations culturelles mais s’expriment avec vigueur et violence.

Au lendemain de la mort du cardinal, Jean-Marie Le Pen fit cette déclaration : « Le cardinal Lustiger « osait qualifier le Front National de ‘résurgence du paganisme le plus cynique et le plus dangereux’ ». « Au lendemain du 21 avril 2002 (premier tour de la présidentielle, NDLR), il m’accusait encore de ‘détourner les convictions religieuses au service de la polémique électorale’, ce qui n’était le cas en aucune manière » (L’Obs, 6 août 2007).

Comment comprendre ces mots : « ce n’est pas le cas en aucune manière » aujourd’hui, au début de l’an neuf ?

2022 ? Soyons francs : le surgeon Eric Zemmour comme élément émergent du rallye présidentiel actuel était déjà en germe voici trente ans, par sa singularité comme par son obsession politicienne plutôt “fantasmée”. C’est une lutte contre le paganisme. Les Eglises restent silencieuses. Beaucoup trop silencieuses. Certes voici quelques jours, la Conférence des Evêques de France proposa un texte sur la responsabilité du vote lors des élections.

Il reste un silence beaucoup trop pesant, dans l’ensemble des confessions présentes en France. Il manque des voix qui appellent non à la masturbation philosophique mais au discernement nécessaire, imprégné de l’humanité que suscite la quête de Dieu, sa reconnaissance. Il manque une voix pour dire « Assez ! » sans que cela soit grotesque mais que tous soient tellement secoués qu’ils se ressaisissent.

Il y a de l’euthanasie dans l’air. Non seulement celle qui n’a besoin que d’une perfusion et qui fait débat dans des société autocentrées. Il y a du virus impalpable dans l’air qui, avec le contre-virus finit par intoxiquer. Sur la durée, les temps qui approchent sont sûrement ceux de la trahison, de l’affaiblissement de la confiance, de l’honnêteté morale de base.

Nous sommes maintenant dans le temps de la résistance. Après les élections pour la France, les lendemains seront bien plus chargés d’électricité. Un peu partout sillonne, invisible, des germes de transposition. Le temps est court, y compris en France libre.

à propos de l'auteur
Abba (père) Alexander est en charge des fidèles chrétiens orthodoxes de langues hébraïque, slaves au patriarcat de Jérusalem, talmudiste et étudie l'évolution de la société israélienne. Il consacre sa vie au dialogue entre Judaisme et Christianisme.
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