Interview de Ferhat Mehenni, président de Kabylie

Le président du gouvernement Kabyle en exil Ferhat Mehenni. Interview avec  Abylia Times diffusée le 14 avril 2025. (Crédit : Capture d'écran Youtube / Abylia Times ; utilisée conformément à l'article 27a de la loi sur le droit d'auteur)
Le président du gouvernement Kabyle en exil Ferhat Mehenni. Interview avec Abylia Times diffusée le 14 avril 2025. (Crédit : Capture d'écran Youtube / Abylia Times ; utilisée conformément à l'article 27a de la loi sur le droit d'auteur)

Président du MAK – Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie

SEMMO n°24 – Savoir Écouter les Maux du Moyen-Orient

Ce numéro est entièrement consacré à l’interview de Ferhat Mehenni, fondateur du MAK – Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie. Il est aussi Président du Gouvernement Kabyle en exil. Le peuple kabyle lutte pour son indépendance contre le pouvoir algérien. Il est aux côtés d’Israël depuis longtemps, et en particulier depuis le 7 octobre 2023 de manière exemplaire. Les propos de Ferhat Mehenni sont une inspiration, à quelques jours du 20 avril 2025, journée de commémoration du Printemps berbère et kabyle.

Laurent Cudkowicz : Monsieur le Président, je vous remercie pour cette interview. Comment définir l’identité kabyle et l’identité berbère ?

Ferhat Mehenni : L’identité berbère ou amazighe est l’identité millénaire des peuples d’Afrique du Nord ; c’est celle des origines. Elle est semblable à l’identité slave, sémitique ou latine. Elle est celle d’un vaste ensemble humain dont les langues sont parentes.

L’identité kabyle assume sa filiation à l’ensemble amazigh tout en cultivant jalousement sa spécificité historique, linguistique et culturelle. Avec son organisation sociale remontant à plus de deux mille ans, et ses valeurs particulières comme la solidarité communautaire, la laïcité, la démocratie et la modernité, la Kabylie a développé une très forte personnalité et un sentiment d’appartenance qui la distinguent des autres Amazighs. Les Kabyles forment plus qu’un peuple en soi, ils sont une nation.

Pour mieux résumer la différence entre Kabyles et Amazighs, disons qu’un Kabyle est un Amazigh mais le reste des Amazighs ne sont pas des Kabyles. Les Israéliens sont des Sémites mais tous les Sémites ne sont pas des Israéliens.

La Kabylie est un peuple, une nation avec son territoire particulier. Ce territoire qui commence aux Portes d’Alger à l’Ouest va jusqu’à près de Skikda à l’Est, avec 250 km de côte méditerranéenne et une profondeur territoriale allant jusqu’à 200 km vers le Sud.

Les Kabyles s’identifient à la Kabylie. Ils sont 8 millions qui y vivent en permanence, 2 autres millions vivent à Alger et 2 millions supplémentaires sont en France.

Affiche de la manifestation pour la lutte contre l’antisémitisme par la Ligue Kabyle des Droits de l’Homme.

LC : Quelles sont les périodes historiques les plus importantes pour la Kabylie ?

FM : À grands traits, l’histoire de la Kabylie remonte à loin dans l’antiquité. Ptolémée, Pline l’ancien parlaient déjà des Cabales qui habitaient ce territoire. Au IIIe siècle les Romains nous appelaient les Quinquégentiens, ou la Confédération des cinq départements. L’invasion des Banu Hilal[1] était matée en Kabylie. Les différents califats musulmans n’ont pas eu d’impact sur l’organisation sociopolitique des Kabyles, y compris celui qu’ils avaient fondé, le Fatimide. D’ailleurs, ils l’avaient renié, quelques temps plus tard.

La ville de Bougie, Vgayt en kabyle, Béjaïa en arabe, était un phare de civilisation méditerranéenne durant le Moyen-Âge, et Fibonacci y étudiait les mathématiques. Ensuite, à l’arrivée des Turcs à Alger en 1515, la Kabylie était constituée en royaume, le royaume de Koukou contre lequel la Régence d’Alger n’avait jamais cessé de guerroyer. À partir de 1775, ce fut le royaume de Bougie qui prit le relais jusqu’à sa chute face à l’armée française en 1871.

La Kabylie a été annexée à l’Algérie française après avoir coexisté avec elle jusqu’à la chute de Mokrani qui avait mobilisé 250 000 hommes pour sauvegarder l’indépendance de son royaume. Avant lui, c’était une jeune femme qui bataillait contre les troupes des Généraux Wolff et Randon : Fadma N’Soumer.

La Kabylie, se sentant incapable de récupérer toute seule sa souveraineté, avait fondé l’Étoile Nord-africaine en 1926 dans l’espoir de contracter des alliances avec les Marocains et les Tunisiens. Elle dut se résoudre en 1954 à forcer le destin en engageant la guerre d’Algérie… Pour son malheur. Malgré son état d’épuisement contre l’armée française, elle croyait en 1963 qu’elle allait gagner une autre guerre contre l’Algérie de Ben Bella. C’est cette défaite consommée en 1965 qui a fait passer la Kabylie du colonialisme français au colonialisme de l’Algérie post-française. Depuis cette date, ses révoltes sont cycliques. Printemps berbère en 1980-1981, Ligue algérienne des droits de l’homme en 1985, boycott scolaire de 1994-95, émeutes de l’été 1998 contre l’assassinat de Matoub Lounès, révolte du Printemps noir en 2001-2003 (150 morts et des milliers de blessés).

La fondation du MAK – Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie en 2001 (devenu Mouvement pour l’Autodétermination de la Kabylie en 2013) est l’événement majeur des 25 dernières années. Le MAK a restructuré la Kabylie et lui a donné un gouvernement kabyle en exil en vue d’un référendum d’autodétermination. À son initiative, la Kabylie s’est détachée de toutes les institutions algériennes en boycottant les présidentielles de décembre 2019, puis de septembre 2024, la révision constitutionnelle de 2020 et les dernières législatives de juin 2021.

Le 20 avril 2024, la Kabylie a proclamé, devant le siège de l’ONU à New York, la renaissance de l’État kabyle ; et s’apprête, sous certaines conditions, à faire sa déclaration unilatérale d’indépendance. La répression à laquelle elle fait face depuis 2021 est horrible, mais c’est là le prix de sa liberté. La Kabylie appelle aujourd’hui les pays amis à reconnaître notre gouvernement, l’Anavad, et soutenir notre droit à l’autodétermination.

LC : Est-ce que la lutte pour l’autodétermination de la Kabylie est rendue plus difficile du fait que l’Algérie n’est pas une démocratie ?

Ferhat Mehenni interviewé sur Sud Radio par Jean-Jacques Bourdin le 25 février 2025. (Crédit : Capture d’écran Youtube ; utilisée conformément à l’article 27a de la loi sur le droit d’auteur)

FM : Évidemment ! Le combat politique est plus aisé en démocratie qu’en dictature. Le régime algérien est une dictature militaire. Il ne tolère ni opposition politique, ni revendications démocratiques, encore moins des revendications identitaires. Le droit des peuples à l’autodétermination n’est constitutionnalisé que pour les besoins de déstabilisation du Maroc et d’Israël, en le réclamant à cor et à cri pour les Palestiniens et le Polisario. En revanche, il est criminalisé et brutalement combattu dès qu’il est revendiqué par le peuple kabyle.

Dans un contexte démocratique, la Kabylie aurait pu organiser un référendum d’autodétermination, comme cela s’est fait en Écosse ou au Québec. Or, en Algérie, même une manifestation pacifique est réprimée dans le sang. Cela rend notre lutte plus périlleuse mais aussi plus légitime au regard du droit international.

Manifestation de lutte contre l’antisémitisme à Paris le 26 janvier 2025, à l’initiative de la Ligue Kabyle des Droits de l’Homme. (Crédit : autorisation)

LC : Quelle est la force de l’identité musulmane chez les Kabyles (parmi ceux qui revendiquent l’autodétermination) ?

FM : La Kabylie n’a jamais connu de conflits religieux internes. Elle a eu la sagesse de sacraliser tous les cultes. Le serment suprême chez les Kabyles est de jurer « au nom de toutes les croyances ». Le blasphème à l’encontre d’une quelconque religion est puni d’une amende. La croyance relève de la sphère privée et chacun est libre de croire ou non, tout en étant tenu de ne pas blesser le culte d’autrui. L’islam, majoritaire en Kabylie, est syncrétique. Il a été acclimaté à nos valeurs de tolérance, à nos anciennes croyances polythéistes, voire païennes.

Changer de religion, ne pas observer le ramadan, ne pas prier ou boire de l’alcool est un droit pour chacun d’entre nous. Nous sommes culturellement prémunis contre la politisation du domaine religieux. Notre projet d’indépendance repose sur la laïcité, la séparation des sphères religieuse et politique, ce qui garantit cette liberté de conscience à laquelle notre société tient tant. C’est un contraste majeur avec le régime algérien, qui instrumentalise l’islam à des fins de contrôle sociopolitique et idéologique.

LC : Est-ce que votre visite en Israël en 2012 a été fructueuse ?

FM : Ma visite en Israël (du 22 au 27 mai 2012) a été positive. Elle nous a permis de faire connaître la cause kabyle et d’échanger avec de nombreux interlocuteurs de la société civile et politique. Nous avons été reçus à la Knesset et dans des ministères dont celui des Affaires étrangères. Par ailleurs, elle a permis de briser un tabou, y compris par le communiqué officiel de l’Algérie dénonçant notre défiance à l’encontre de l’un de ses dogmes, le plus immuable de ses relations internationales.

Par la suite, ses tentatives d’instrumentaliser cette visite pour me diaboliser auprès de mon peuple et diaboliser la cause kabyle sont restées lettres mortes. La Kabylie qui nous soutient fait preuve d’une grande conscience politique et refuse de tomber dans la manipulation grossière du pouvoir algérien.

Pendant notre visite, nous avons ouvert un dialogue franc et sincère, sur la base du respect mutuel et de la reconnaissance réciproque. Israël est une nation qui a su renaître face à l’adversité, protéger son identité et imposer sa souveraineté grâce à la détermination, la foi et l’engagement de ses enfants. Peu de temps après son indépendance elle a conquis le monde sur le plan technologique, scientifique, économique… Nous avons des choses à apprendre de son expérience, tout comme nous avons des valeurs à partager.

Je voudrais ajouter un mot sur les centaines de milliers de Kabyles qui, fuyant la répression coloniale française de 1871 à 1916, retrouvent leur sort comparé à celui des Palestiniens. Contrairement à l’Algérie qui leur refuse à ce jour la nationalité et le droit au retour sur la terre de leurs ancêtres, la Kabylie indépendante reprendra tous ceux qui en feront la demande.

LC : Est-ce que votre soutien à Israël, en particulier depuis le 7 octobre 2023, vous a fait perdre des amis et soutiens ? Ou bien cela vous en a-t-il fait gagner ?

Manifestation de lutte contre l’antisémitisme à Paris le 26 janvier 2025, à l’initiative de la Ligue Kabyle des Droits de l’Homme. (Crédit : autorisation)

FM : Peu importent pour nous les réactions de nos adversaires. Nous avons accompli un acte moral, conforme à notre conscience et à notre rejet ferme du terrorisme. Si nous nous interdisons, même en état de légitime défense, de recourir au bruit des armes pour défendre notre droit à l’indépendance, ce n’est pas pour l’autoriser à d’autres, quelle qu’en soit la raison.
Nous condamnons fermement toute attaque visant des civils, qu’elle émane du Hamas ou de tout autre groupe extrémiste. De la même manière, nous dénonçons avec force toutes les formes de haine, à l’image de l’antisémitisme dirigé contre le peuple juif et dont l’équivalent en Algérie est l’antikabylisme qui vise le peuple kabyle. D’ailleurs, nous sommes souvent taxés de Juifs ou de sionistes. Les réseaux sociaux algériens en témoignent largement.

LC : Est-ce que le fait d’être opposé à un régime arabe en place vous range, aux yeux des autres Arabes (régimes et populations), automatiquement dans le camp des Juifs (et donc des ennemis) ?

FM : Le régime algérien n’est pas arabe en réalité. C’est par aliénation idéologique qu’il est devenu arabiste. D’ailleurs les pays arabes le rejettent en bloc. Leurs intérêts ne sont plus en phase avec ceux de l’Algérie. Le temps de leur opposition aveugle et unanime à Israël a cédé le pas à celui du réalisme et de la sagesse. La réévaluation des avantages et des inconvénients à persister inconsidérément dans l’objectif insensé de démantèlement d’Israël les a conduits à de déchirantes révisions qui, aujourd’hui, se concrétisent avec bonheur dans les Accords d’Abraham. Il n’y a que le régime algérien qui persiste dans cette voie en faisant cause commune avec l’Iran.

Nous, les Kabyles, nous n’avons que respect et considération pour les peuples arabes, leur langue et leurs pays. Certes, nous souffrons toujours de leur silence face à la répression du peuple kabyle par le régime algérien et j’espère qu’ils vont entendre nos cris de détresse. Il est temps de les informer qu’en Kabylie, l’Algérie a commis un crime contre l’identité et la langue arabes en les imposant au peuple kabyle dont il interdit les siennes. Si nous avons la ferme détermination de rester nous-mêmes, attachés à nos référents ancestraux, et si nous rejetons à juste titre ce qu’un pouvoir raciste veut nous imposer comme repères de substitution, les pays arabes comprennent aisément que notre opposition à la politique de dépersonnalisation de l’Algérie n’est nullement dirigée contre eux, loin s’en faut ! Le seul responsable de ce crime est l’Algérie.

LC : Quels sont vos soutiens les plus importants dans le monde ?

FM : Nos alliances ne se résument pas à des intérêts ponctuels : elles se construisent dans la durée, sur la base de valeurs communes telles que la liberté, la justice, la dignité des peuples et le rejet du terrorisme.

Nous sommes ouverts à toute alliance fondée sur la coopération et la solidarité. Le peuple kabyle va arracher son indépendance. Nous avons besoin dès aujourd’hui d’alliés solides à nos côtés sur la scène internationale. Nous espérons que les États-Unis, l’Union européenne, le Royaume-Uni, les pays arabes, Israël et le Maroc soutiennent nos efforts à faire émerger très vite la Kabylie en tant qu’acteur international pour consolider un monde de paix, de sécurité et de progrès.

LC : On parle d’une coopération en cours de renforcement entre l’Algérie et les Gardiens de la Révolution iranienne. Est-ce que cela est vrai ? Est-ce que l’Iran rechercherait par là un nouveau proxy, après avoir perdu la Syrie et une bonne partie de la force du Hezbollah ? Un proxy qui pourrait assurer à l’Iran une tête de pont sur l’Afrique en général et le Sahel en particulier ?

FM : La coopération militaire algéro-iranienne est récente. Elle remonte au deuxième mandat de Bouteflika (entre 2004 et 2009). Après avoir échoué à installer à Alger une théocratie du FIS, l’Iran s’est tourné vers la junte militaire pour une coopération nucléaire. L’Algérie a besoin des centrifugeuses iraniennes comme l’Iran a besoin de l’uranium du Ténéré et de Tamanrasset pour construire chacun sa bombe. Ils sont toujours à la recherche de voies et moyens de concrétiser ce deal au nez et à la barbe des grandes puissances. C’est le Polisario qui leur sert de proxy pour déstabiliser un environnement de plus en plus défavorable à l’Algérie. Le Sahel où elle a perdu pied est devenu une zone de compétition géopolitique convoitée par l’Iran, qui estime que le terreau islamiste lui serait d’un grand secours pour s’y installer. Adossées à la Russie, ces deux dictatures ont des intérêts stratégiques convergents avec Poutine. Tous les trois avaient uni leurs forces pour maintenir debout le régime d’Assad pendant plus de dix ans. D’ailleurs, au lendemain de la chute du régime alaouite, Alger a dépêché son ministre des Affaires étrangères à Damas, le 09/02/2025, pour demander la libération des soldats algériens faits prisonniers par Al Julani.

L’Algérie offre à Téhéran une vaste plateforme stratégique pour menacer aussi bien le Sahel, la Méditerranée que l’Europe occidentale. C’est une opportunité idéale pour établir une tête de pont vers l’Afrique, contourner les sanctions, et étendre ses menaces et son influence idéologique.

En Kabylie, nous refusons catégoriquement de servir d’instrument à ce projet. Notre peuple, attaché aux valeurs de laïcité, de paix et de démocratie, se dresse contre cette dérive. C’est une évolution inquiétante qui justifie encore plus notre appel à la communauté internationale, dont Israël, à reconnaître la Kabylie et en faire un partenaire stratégique dans la région.

LC : Ferhat Mehenni, je vous remercie beaucoup.

[1] Note de Laurent Cudkowicz : les Banu Hilal étaient une confédération de tribus d’Arabie qui ont migré vers l’Afrique du Nord entre la fin du Xème siècle et le XIIIème siècle.

à propos de l'auteur
Laurent souhaiterait partager ses observations de la vie israélienne et française à travers son regard de Juif français devenu israélien en 2008. Il a pris l'habitude de regarder et analyser les phénomènes politiques, culturels, religieux, géopolitiques, sous un regard différent de celui qu'on a l'habitude de voir. En effet, avant d'arriver en Israël, il a vécu en France, en Allemagne, en Belgique et au Royaume Uni. Il observe les phénomènes humains avec un très large point de vue, puisant dans son expérience de vie et dans son désir d'écrire. Laurent a passé son enfance en Allemagne, fait ses études de management en Alsace et passé sa carrière professionnelle au Royaume-Uni, en France, en Belgique, en Israël.
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