Imbécillité artificielle

Photo d'illustration : Robots et intelligence artificielle (AI). (Crédit : PhonlamaiPhoto; iStock by Getty Images)
Photo d'illustration : Robots et intelligence artificielle (AI). (Crédit : PhonlamaiPhoto; iStock by Getty Images)

Sur ce terrain-là, Jonathan préférait la modestie. Comme toute personne que son bagage scolaire, son parcours professionnel, son environnement familial et social, situaient à l’étage de la moyenne intelligence naturelle, il abordait avec prudence le phénomène triomphant de l’intelligence artificielle,  ou « AI ».

D’autant plus, qu’a contrario, il lui semblait bien que triomphait également le dévoiement des émotions naturelles par l’amplification artificielle de la bêtise. L’imbécillité décuplée en parallèle de l’intelligence amplifiée, en quelque sorte. Il se dit que ce phénomène concomitant à celui de l’AI, plus souterrain, méritait d’être mis en lumière.

Bien entendu, il y a la bêtise ordinaire, généralisée, naturelle elle. Einstein en atteste « Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue ». A cet infini de la bêtise, différentes sortes d’exploitations de cet autre sentiment humain, l’émotion, ajoutent un « sur-infini » non imaginé par Einstein.

Une des plus choquantes, aux yeux pourtant avertis de Jonathan, est celle des dérives idéologiques. Déconstructionisme, wokisme, environnementalisme, sexisme et autres joyeusetés « -ismiques », partant d’une idée, portant ses vertus et ses défauts, la transforment en simplisme idéologique. Inspirées par un esprit de secte, réduisant à l’os tout système de pensée, ces idéologies parviennent à réveiller la bêtise naturelle sommeillant chez tout individu. A la porter à un niveau d’aveuglement et d’intolérance fédérant des pans entiers de population. De naturelle et relative, l’émotion devient artificielle et définitive.

La politique, noblesse oblige, ne peut pas être bien loin des sommets d’expression de la bêtise amplifiée. Car autant l’appel à la raison des citoyens relève d’une conception idéalisée de la réflexion politique, autant la caresse des émotions des électeurs permet une conquête de grande efficacité et de peu de risque des esprits et des cœurs. Donald Trump, machiste assumé, milliardaire décomplexé, raciste proclamé, parvient pourtant à imposer son personnage tonitruant aux femmes, au « petit peuple », aux noirs américains.

Les dictateurs durs ou mous,  de type Poutine, Kim Jin Young, Xi Jinping, Erdogan, gonflent un sentiment national spontané par un nationalisme artificiellement  développé. Des opportunistes tels que le chef de ces fameux « Insoumis »,  se créent un personnage artificiel, héros des courants d’opinion les plus malodorants, antisémitisme, populisme, et parviennent à transformer en décérébrés des supporters ordinairement capables de raison.

La religion, porteuse de vérité pour beaucoup peut, par l’artifice de ses dérives excessives,  amener des comportements émotionnels jusqu’à la perte de contrôle. Également, confirmant Clémenceau, « la guerre est une chose trop grave pour la confier aux militaires », l’artifice d’un discours  guerrier éternellement triomphant, dévie le patriotisme spontané vers l’aveuglement et l’irresponsabilité. Enfin, la médiatisation banalisée, répétitive, schématique, devient opium télévisuel, alors que les réseaux dits sociaux trouvent dans l’artifice des « fakes » l’instrument idéal de la crétinisation.

Illustration : des applications de réseaux sociaux. (Crédit : iStock)

A ce stade de sa réflexion, Jonathan se demanda si Israël, pays phare de l’intelligence technologique, acteur pleinement engagé dans le développement de l’intelligence artificielle, ne pouvait pas, en même temps, être appréhendé, oh sacrilège, comme un modèle de l’imbécilité décuplée.

Pays de la pensée du monde, des idées, de la réflexion, par son histoire, sa tradition intellectuelle, son attachement au livre, Israël se laisse aller, lui aussi aux facilités de l’idéologie. Le kibboutz, exemple abouti de l’idéal égalitaire voulu par l’idée communiste, a dévié de sa trajectoire initiale vers un système de contraintes appauvrissant et délétère.

Le sens aigu de la nation qui, lui, s’est perpétué dans la population israélienne, depuis l’origine jusqu’aux temps présents, s’est cependant réduit pour une partie d’entre elle, au concept rustique, extrémiste, simplificateur de nationalisme. L’équilibre certes imparfait mais réel instauré entre les minorités arabes et la majorité juive à la création de l’Etat, s’est vu dramatiquement fragilisé par l’institutionnalisation de la primauté majoritaire.

Comme ailleurs, mais peut-être plus qu’ailleurs, l’artificiel politique délivre depuis une quinzaine d’années…..un feu d’artifice permanent. Le maître artificier se trouve être un chef de gouvernement, dominateur et sûr de lui. Qui a su avec une habilité hors du commun s’attacher une population de fidèles quasi dévots. Constituer, contenir, piloter un clan d’affidés. Amener avec maestria une opposition à la portion congrue. Et créer de la sorte un paysage politique infantilisé.

Il aura fallu deux évènements, de nature différente, pour sauver la nation de son coma artificiel. La réaction à l’ivresse du pouvoir qui conduisait à l’imposition forcée d’un régime théocratique. Et surtout, la faillite politique et militaire qui a permis le massacre du 7 octobre. Déclenchant un réveil responsable, engagé, de la population israélienne.

La religion, constitutive du peuple juif,  a joué son rôle majeur dans la création d’Israël et y occupe une place encore majeure. Mais l’extrémisme religieux lui a fait rejoindre  ici le domaine de la bêtise augmentée. Les détonateurs étant l’accès au pouvoir de la politique, ouvert par la droite israélienne et son leader, grand manipulateur de cuisine électorale, et sa croissance démographique exponentielle.

La religion, sortie de son lit naturel, vient inonder de ses excès une société israélienne fracturée, indécise. Et là comme partout dans le monde, l’abrutissement médiatique, le cancer des dérives informationnelles des réseaux sociaux, ajoutent leur faculté de rétrécissement intellectuel à un corpus déjà bien nourri.

Parvenu à ce stade de son examen Jonathan, vaguement inquiet de son  propre degré de participation à ce décervelage artificiel, se rassura un tout petit peu. L’essentiel est, comme toujours, la prise de conscience. Il se senti légèrement  épargné par ce phénomène général de l’imbécilité artificielle par le fait même de son exercice d’objectivation.

Et, se demanda-t-il, l’intelligence artificielle pourra -t-elle devenir l’instrument de la défense des hommes et des sociétés, pour ne pas succomber aux délices soporifiques de ce qu’il faut bien appeler  le  décuplement de la connerie humaine .

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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