Ils n’étaient ni explorateurs ni fautifs
« Chela’h Lekha Anachim Veyatourou Et Haaretz Canaan » : Envoie toi-même des hommes pour explorer le pays de Canaan (traduction de 1905 du rabbinat français.)
La parachaha Chela’h Lekha qui a été lue il y a deux semaines est souvent réduite à la mission des explorateurs envoyés par Moshé en Terre de Canaan pour espionner ce pays en vue de sa conquête. On sait ce qu’il en fut : dix des douze explorateurs s’en revinrent en dressant le portrait d’un pays impossible à conquérir, où même les sauterelles étaient des géantes. Incapables d’aller prendre possession de la Terre qui leur avait été promise, les enfants d’Israël furent condamnés par l’Eternel à errer dans le désert durant quarante années.
L’image de cette errance sous forme de malédiction (déjà !) est si forte qu’elle est passée dans la culture occidentale, jusque dans l’expression de « traversée du désert », qui a été employée avec une fréquence extrême ces derniers jours pour dépeindre l’avenir de nos députés renvoyés en nombre à la vie civile par nos compatriotes.
Il ressort ainsi de cette paracha, comme de bien d’autres du reste, dès lors qu’on s’en tient à une lecture littérale du texte – et partant simpliste – l’image d’un Dieu qui est malheureusement plus celui de ce que les Chrétiens dénomment l’Ancien Testament que celui de la véritable Torah lue dans les synagogues. Un Eternel prompt au courroux et à la colère, qui nous rappelle que si Dieu a créé l’homme à son image, celui-ci le lui a bien rendu. Image forte… mais fausse, car rien dans le texte n’indique que ce retard mis à prendre possession de la Terre où coulaient le lait et le miel n’a été le fait du Dieu libérateur de la maison d’esclavage en Egypte.
Examinons le verbe employé pour dépeindre la mission des prétendus explorateurs : Veyatourou ne vient pas du tout du verbe meragel, qui peut se traduire par espionner, explorer, mais du verbe latour, qui veut dire visiter (ce qui a donné en français le mot tourisme !).
Si bien que les envoyés de Moshé ne sont pas des explorateurs, malgré le mot de meraglim qui leur est accolé par les hébraïsants sans qu’ils l’aient trouvé dans le texte, mais… des touristes. Or un touriste ça n’explore rien du tout, ça se ballade souvent sans rien voir et sans rien comprendre. En atteste le récit que les habitants de Canaan ont pris les hébreux pour des simples sauterelles à leurs yeux tant ils étaient eux-mêmes des géants : le Talmud explique que nos envoyés s’étant cachés dans les arbres pour échapper à ces dangereux habitants du pays de Canaan, ceux-ci les ont raillé en les traitant de sauterelles.
Revenus auprès des leurs, usant de mauvaise foi et de lâcheté, les envoyés décrivent alors un pays certes plein de ressources mais qu’il sera impossible de conquérir. D’où l’errance à laquelle ils se condamnent. Le contre-sens à ne surtout pas commettre dans la lecture de ce texte serait de considérer que l’Eternel les voue au Sinaï parce qu’ils n’ont pas su remplir la mission qu’Il leur avait confié. Il n’y avait en effet pas de mission.
En témoigne le retour fait par la Torah sur cet épisode dans la Paracha Devarim (1. 22 et 23, toujours dans la traduction de 1905) : « Mais vous vîntes vers moi, tous (insistons sur ce tous qui désigne le klal Israël), en disant : « nous voudrions envoyer quelques hommes en avant (…) La proposition ne plut. »
Ce n’est pas l’Eternel qui envoie des hommes, c’est Moïse qui consent à répondre aux desiderata du peuple qui se cherche des prétextes pour ne pas collectivement courir de danger. D’où le Lekha employé par l’Eternel : envoie toi-même ces hommes-là parce que c’est toi qui en prend la responsabilité, Moi Je ne t’ai rien demandé. Il n’y a de ce fait pas de faute. Et donc pas une condamnation mais un constat : ces esclaves à peine sortis de leurs chaînes ne réunissent pas encore les conditions (le courage, la détermination) pour partir, le glaive à la main, à la conquête du pays qui leur est pourtant promis. Ils ont trop peur. D’où le rôle essentiel de ce voyage en pays de Canaan. Il n’a pas dévoilé à quoi ressemblait vraiment ce pays (une fédération plus ou moins lâche de cités-Etats, que Josué parviendra à réduire à sa merci), mais il a fait mieux : il a révélé qui étaient les Hébreux prétendant à s’y établir sans en avoir encore cependant les moyens.
Il faudra attendre une autre génération, grandie dans la liberté, pour entrer en Eretz Israël après la disparition des hommes qui ne pouvaient pas combattre (en revanche, nous dit la tradition, les femmes arrivèrent à bon port : elles furent les grands-mères qui purent témoigner, auprès des enfants, du don de la Torah fait sur le mont Sinaï.)
La leçon a survécu à l’époque biblique : au temps de l’exil ce n’étaient pas les persécutés dans les ghettos qui auraient pu reconstituer un Etat juif (ceux-là se versaient d’illusions messianiques tout en courbant l’échine), ce furent au contraire les nationalistes sionistes d’après l’émancipation qui se trouvèrent en mesure de bâtir une armée pour remporter la victoire dans la guerre de l’Indépendance.
Aujourd’hui, les juifs n’ont plus peur de faire la guerre pour conserver un Etat. Mais au risque de choquer certains de mes lecteurs, j’écrirais que ce qui leur fait peur, c’est désormais la paix. Certes, elle sera difficile à obtenir avec des adversaires qui ont déjà laissé échapper tant d’occasions de la conclure, en 1947, en 1967, en 2006 encore.
Mais si le but est difficile et long à atteindre, il ne faut peut-être pas y renoncer pour autant, et, plutôt que de vivre confortablement dans l’idée qu’on ne peut rien changer, qu’ils (les autres) seront toujours comme ça, qu’il faut s’habituer à un éternel conflit à basse tension, pourtant inévitablement ruineux pour la moralité d’une société en guerre, il serait sans doute plus raisonnable de ne jamais désespérer de parvenir à la paix. Pas plus aujourd’hui qu’au temps de Moshé, il ne faut redouter, en somme, les sauterelles géantes, qui ne sont peut-être en réalité qu’en nous-mêmes.