Howard Fast, une judéité sans judaïsme

Howard Fast est un écrivain américain majeur du XXème siècle. Traduit dans plus de quatre-vingt langues, ses romans d’inspiration sociale et historique ont connu une immense popularité dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Fortement engagé à gauche, membre du parti communiste jusqu’en 1956, Fast est un auteur prolixe et généreux dans tous les sens du terme. Dans son imposant livre de souvenirs paru en 1990[1], il évoque mille vies dans une seule.

Il est le fils d’un ouvrier juif d’origine ukrainienne employé dans une usine métallurgique de Long Island. Malgré la mort brutale de sa mère et le quotidien difficile d’un foyer déserté par un père absent et déprimé, livré à la pauvreté extrême et à la débrouille, c’est d’une enfance traumatisante mais finalement heureuse dont il se souvient, car écrit-il avec émotion, « nous nous serrions les coudes, nous nous cramponnions les uns aux autres […] un ange gardien veillait sur nous »[2].

A l’école, le voilà confronté aux insultes de « sale Juif » . Ses camarades de classe lui reprochent, à son grand étonnement, d’avoir « tué Dieu ». Cette stigmatisation le jette dans la bataille avec un sens inné de la justice. Ramené malgré lui à cette identité juive dont il prend conscience, il découvre d’abord un monde « pouilleux, dangereux et hostile ». Il apprend à se battre, même à cinq contre un, avec la force innocente et rageuse d’un futur adulte qui n’aura jamais peur.

« La noblesse d’un être humain se mesure à sa capacité à vaincre la peur »[3] écrit-il, en résonance à ses premiers exploits de gamin qui lutte contre l’adversité et le découragement, dans un refus catégorique de se voir comme une victime.

Il se dépeint lui-même sans concession, et sans doute trop sévèrement, comme « arrogant, inflexible et souvent insupportable »[4]. En réalité, il est l’amitié et la bienveillance même, il suffit de lire ses livres pour s’en apercevoir.

Durant toute sa vie d’homme et d’auteur, Howard Fast sera une sorte de David faisant une guerre sans merci à un Goliath millénaire.

Car de son enfance trempée dans le fer de la grande pauvreté et de la haine, il découvre très tôt ce qu’il faut bien appeler une sorte de judéité malgré lui. Et de cette judéité palpitante et fébrile naît un instinct de survie et de résistance qui forge un caractère bien trempé, et parfois brutal. Une judéité sans judaïsme en quelque sorte car, avoue-t-il « ma famille n’était pas orthodoxe ; nous n’appartenions à aucune synagogue, ne respections aucune règle casher »[5]. A tel point que certains cousins éloignés l’appelaient « le goy ».

Toute injustice devient pour lui une perversion dont il s’agit de guérir. Car on doit guérir du dénuement originel de son enfance pour subvenir aux besoins de sa famille, protéger les siens, apprendre à se faire respecter. Dans ce combat avec lui-même, il cultive ce goût de liberté et d’héroïsme qui imprégnera ses romans les plus célèbres.

« A quatorze ans […] j’avais quitté l’enfance et la condition de victime pour devenir une sorte d’adulte plein de ressources »[6].

Fast porte bien son nom. Il grandit vite, lit beaucoup et écrit. Il est pressé car il a beaucoup de choses à dire. Il a surtout une certaine idée de la littérature qui, selon lui, peut changer le monde.

A partir de ses dix-huit ans, il publie des dizaines de nouvelles et de romans, des chroniques et des polars, des pièces de théâtre, des scenarii, de la poésie, des livres pour enfants, des biographies politiques. Rien ne l’arrête.

Membre du service de l’information pendant la guerre, journaliste et reporter de guerre, membre du parti communiste américain pendant le maccarthysme, il multiplie les cordes à son arc en déployant une énergie considérable au service des autres et surtout des plus fragiles qu’il reconnaît comme des frères d’armes et de cœur.

L’homme qu’il est ne dément jamais les engagements de l’écrivain qui n’a pas son pareil pour redonner vie et honneur aux pères fondateurs de la nation américaine, mais aussi de la nation juive.

Ses principales œuvres sont en effet des fresques puissantes qui sondent et révèlent, à travers le parcours inédit et parfois méconnu de personnages plus ou moins oubliés, un épisode emblématique et romanesque du récit national des Américains, des Juifs, et si possible, des deux ensemble; lequel récit souligne l’espoir sans cesse renouvelé d’une société plus tolérante.

Dans « La dernière frontière » (1941), des Indiens Cheyennes des grandes plaines luttent pour leur survie et le retour de leur peuple sur leurs terres ancestrales.

Dans la biographie romancée « Le citoyen Tom Paine » (1943), Fast raconte l’influence personnelle et philosophique de ce réformiste visionnaire favorable à la République, au suffrage universel, au droit de vote et à l’abolition de l’esclavage.

Dans « La route de la liberté » (1944), Fast s’inspire du parcours politique exceptionnel de l’ancien esclave affranchi Hiram Rhodes Revel (1827-1901), premier Noir élu au Sénat des Etats-Unis, qui tenta en vain après la guerre de sécession, de reconstruire une Amérique pacifiée avant qu’elle ne sombre dans la violence raciale et la ségrégation.

Dans « La passion de Peter Altgeld » (1947), il s’intéresse cette fois à ce gouverneur démocrate de l’Illinois, mort en 1902, qui mena un combat remarquable pour faire avancer la politique fédérale en matière sociale, notamment sur le travail et l’éducation des enfants.

Dans « Spartacus » enfin(1951), commencé en prison pendant la chasse aux sorcières, il brosse le portrait idéalisé d’un homme haï, calomnié, persécuté et révolté, qui devient à lui seul, en particulier après l’adaptation cinématographique de Stanley Kubrick, l’incarnation même du révolutionnaire.

Survolant la Palestine à la fin de la guerre à destination d’une base minuscule située dans le Néguev, il note ceci : « J’aperçus la Palestine – qui n’était pas encore Israël – à neuf mille mètres d’altitude, une contrée triste et désertique, avec ça et là de rares taches vertes correspondant aux kibboutzim »[7].

Dans « Le Juif qui a sauvé l’Amérique » (1941), Fast raconte l’histoire de Haym Salomon, Juif originaire de Pologne qui, pendant la Guerre d’Indépendance, participe activement à la création des Etats-Unis, finance les armées américaines et françaises et contribue à la fondation de la Bank of North America, la première banque nationale du pays[8].

Avec « My Glorious Brothers »[9] (1948), il s’empare pleinement du roman national juif. Le livre fait vibrer sa quête d’aventure et de grandiose. « Alors que c’était loin d’être mon meilleur livre, cette histoire des légendaires frères Macchabées, écrite à peine quelques mois avant la création de l’État d’Israël, fut lue dans sa traduction en hébreu par pratiquement toutes les personnes lettrées de la nouvelle nation »[10].

Avec « Moses, Prince of Egypt »[11] (1958), il interroge le texte biblique et la genèse du héros. C’est le jeune homme de la cour de Ramsès qui l’intéresse ici ; un jeune homme encore étranger à son vrai peuple et à ses racines. Quand le prince se transforme en berger, c’est le magistral guide spirituel de ce même peuple retrouvé qui apparaît au lecteur. Moïse a vaincu le destin avant les armées de Pharaon.

Tenace et lucide, le citoyen du monde qu’est devenu Howard Fast se fraie un chemin dans la jungle d’une Amérique sans scrupules ni états d’âme. Il en franchit les obstacles et en déjoue les pièges, enchaîne les rencontres miraculeuses et affine son goût de l’effort.

Il construit la vie épanouie d’un homme marié et amoureux tout en continuant la carrière prometteuse d’un écrivain à succès dont les romans font pleurer Eleanor Roosevelt.

Il est respecté, adulé même. Sans jamais être riche, il vit correctement de ses droits d’auteur et sa renommée dépasse largement les frontières.

Son adhésion au parti communiste américain dont il devient un membre important est, à ses yeux, un sacerdoce voué à un idéal dont il mesure mal les erreurs et les mensonges. Il multiplie les réunions, les collectes de fond et les «actions honnêtes et positives»[12] en faveur des syndicats, du droit au logement et d’une presse plus libre, d’un salaire minimum plus élevé, d’une justice égale pour les Noirs et les Blancs. Il répond presque toujours présent dès que sa notoriété est sollicitée dans des manifestations engagées pour l’une de ces causes, ou dans des conférences internationales pour la paix. Il est de tous les fronts et de tous les combats, au risque trop souvent d’ignorer les censeurs, et de se faire des ennemis.

Au fond, ce qui le sauve de la misère et de l’anonymat, c’est son amour des gens qu’il ne cesse de voir comme ses semblables, quelles que soient leurs différences ou leurs origines. Même s’il regrette son immense naïveté. « Nous étions des romantiques […] et pas un seul instant nous n’avions imaginé ce qui serait révélé un jour à propos de Staline et de l’Union soviétique »[13].

Howard Fast est l’auteur engagé par excellence. Tout le contrarie et l’excède.

Comment lui donner tort ? Un écrivain digne de ce nom n’est-il pas toujours engagé ? N’a-t-il pas à longueur de pages un message à faire entendre entre les lignes ? Tout auteur d’envergure condamne sans fin les maux du monde dans un langage universel, contemporain de toutes les générations qui le lisent et le redécouvrent sans cesse, comme s’il était des leurs. Comment ne pas reconnaître la poignante modernité tragique chez Dostoïevski, la quête éperdue du sens de la vie chez Camus, l’éternel dilemme entre l’héroïsme et le médiocre dans le théâtre de Molière ou de Shakespeare?

On a toujours quelque chose à apprendre d’un écrivain pour peu que son œuvre transcende les époques et les sociétés par un discours humain et politique sans limites ni frontières. Tout est Homme, tout est politique. Et la littérature n’y échappe pas.

Que dirait Howard Fast aujourd’hui de l’état actuel du monde ? Que penserait-il de ce nouvel antisémitisme mondialisé qui sanctifie de nos jours les bourreaux et anoblit les barbares ?

Trouverait-il assez de force et d’énergie pour écrire encore et toujours son refus de voir revenir ce monde ancien « pouilleux, hostile et dangereux » ? Resterait-il autant confiant dans l’avenir malgré les perversions qui durent et menacent ?

Il nous dirait sans doute qu’aucun Juif désormais ne peut se soumettre à la terreur et à la haine. Parce qu’il ne cesse d’être des leurs, Fast préfère défendre les Juifs vivants qui se battent plutôt que pleurer les Juifs morts que l’on plaint. D’ailleurs, il n’a consacré aucun livre à l’holocauste.

Mais la chasse aux sorcières des années 1950 en Amérique dont il est victime est une autre façon de goûter avec amertume au rouleau compresseur d’une répression parfaitement ciblée et discriminante. Il compare dans son œuvre, et à multiples reprises, les effets dévastateurs sur les individus d’un tel système de terreur au même titre que les totalitarismes qui ont mené à la guerre et au génocide des Juifs.

C’est en véritable rescapé qu’il évoque le maccarthysme, ses « critiques pernicieuses […] [sa] folie mesquine et dégoûtante [qui] se répercutait à tous les échelons de la vie américaine »[14].

Dans « Silas Timberman » (1954), il en décrit par exemple l’absurdité et ses conséquences sur la vie paisible d’un citoyen américain ordinaire confronté à ses propres opinions et à sa capacité d’en payer le prix fort.

Fast revit le traumatisme de son enfance, celui du rejet et de la stigmatisation. L’auteur adulé devient subitement infréquentable. Condamné à plusieurs mois de prison, son éditeur le lâche, ses livres sont durement critiqués puis interdits de publication, son couple bat de l’aile. La plupart des universités du pays, toujours promptes à suivre la dictature idéologique du moment, excluent de leurs conférences, avec leur sens inné du lynchage, « l’orateur rouge » qu’il est devenu.

Ses livres sont également déréférencés des inventaires et sortis des rayonnages des plus grandes bibliothèques publiques du pays. « Des autorités gouvernementales qui m’ont condamné, je me souviens avec colère et dégoût »[15].

Dans cette Amérique livrée à la paranoïa de la guerre froide, la traversée du désert marque un tournant décisif dans la carrière d’écrivain de Howard Fast. Plus rien ne sera comme avant[16]. Mais loin de baisser les bras, et malgré sa profonde tristesse, et un découragement passager devant « une société si soumise et si indifférente »[17], il reprend le combat, reconquiert la femme qu’il aime, écrit sous divers pseudonymes [18], rachète les droits de tous ses livres et crée sa propre maison d’édition.

Du doute et de l’incertitude du lendemain, grandit aussi le courage intellectuel d’interroger ses propres convictions. Le goût de la vérité mérite qu’on la regarde en face. Il scrute et interpelle, dénonce et s’oppose. Parce que pour lui l’identité juive n’est pas forcément communautaire, il revendique une judéité militante, laïque, universelle.

Il traque sans répit toutes les formes d’antisémitisme, y compris dans son propre camp. Pourquoi, demande-t-il à un cadre du Kremlin, « des personnalités juives de l’Armée rouge et du gouvernement auraient été arrêtées suite à des accusations forgées de toutes pièces [?]. Des journaux yiddish auraient été supprimés. Des écoles enseignant l’hébreu auraient été fermées »[19].

Toujours très actif sur le terrain, il participe à une manifestation devant le Carnegie Hall de New York pour empêcher un célèbre violoniste, soviétique et juif, de participer à un concert autorisé par l’URSS mais dirigé par un chef d’orchestre pro-nazi : « nous [lui] évitâmes ainsi, confesse-t-il, une humiliation »[20].

Fidèle à ses principes, il nourrit une réflexion critique et intransigeante sur les zones d’ombre d’un parti communiste qui tient de moins en moins ses promesses. La conspiration des blouses blanches autrement appelée « conspiration sioniste »[21] née des fantasmes antisémites de Staline en 1953, achève probablement la longue maturation vers la rupture. Fast accuse officiellement le Parti d’antisémitisme, mais s’abstient d’écrire sur le sujet.

Il reprend sa liberté de citoyen sans jamais renoncer à son engagement personnel. « Dans l’ensemble, les écrivains sont des êtres sensibles et peu agressifs, observateurs d’un monde qui leur est en partie étranger. Ils ont si désespérément besoin d’être acceptés et approuvés qu’ils ont tendance à se laisser manœuvrer […], oubliant que nous formons tous une fraternité sans laquelle ce monde sanguinaire et absurde serait encore moins civilisé »[22].

Au fond, Howard Fast est resté toute sa vie un petit Juif sorti par effraction du ghetto de ses pères pour découvrir le monde et le remplir de la joie immense de son optimisme.

Même s’il comprend très vite qu’un vrai Juif qui s’ignore est rarement ignoré par les autres, et jamais par les antisémites, il reconnaît avec la modestie pudique d’un grand écrivain que sa judéité sans judaïsme a été pour lui une inépuisable source d’inspiration qui l’a toujours étreint, porté et, d’une certaine manière, sacrifié. Car n’y a-t-il pas inscrit, dans une forme de fatalité heureuse – et malheureuse à la fois – que chaque Juif porte en lui et pour toujours, quels que soient les méandres de son propre destin individuel, le sceau définitif d’une terrifiante humanité ?

[1] Mémoires d’un rouge, Editions Agone, collection Éléments, 2018.
[2] Ibid. page 58.
[3] Ibid, page 270.
[4] Ibid, page 318.
[5] Ibid. page 60.
[6] Ibid, page 68
[7] Ibid, page 177.
[8] Ops & Blogs, Alexandre Gilbert, The Times of Israël.
[9] paru en français sous le titre Mes glorieux frères : le roman d’Israël, Hachette, Paris, 1950.
[10] Ibid, page 308
[11] Ce livre n’a jamais été traduit en français.
[12] Ibid , page 268
[13] Ibid, page 222/223
[14] Ibid, page 308 / 309.
[15] Ibid, page 427
[16] Ibid, page 482
[17] Ibid, page 482
[18] Il écrit notamment de nombreux polars sous le pseudonyme de E.V. Cunningham
[19] Ibid, page 347
[20] Ibid
[21] Ibid, page 514
[22] Ibid, page 224.
à propos de l'auteur
Après une carrière dans l'enseignement, Jean-Paul a ouvert une librairie en Nouvelle Aquitaine où il vit actuellement.
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