Hémiplégie
On se méfie du docteur. Toujours un peu. Ce matin, je prends le risque. Ca n’est pas si facile d’annoncer une maladie. Mais, finalement, le bien du patient prime. Alors, patients, soyez-le. Vous m’en voudrez après.
Debout, face au demi-cercle des participants au groupe, devant la mer, sous une brise fraîche et un soleil voilé, leur ami, faux docteur et vrai libraire, lunettes écailles au bout du nez, cheveux gris en bataille, comme il l’avait annoncé à Jonathan, prit la parole.
Voilà. Il revenait d’un voyage en Europe. Une foire du livre à Düsseldorf, et un passage par Paris. Un bon moment de respiration. Une prise de température aussi, bien qu’un peu rapide. Suffisante cependant pour intégrer un regard plus distancié sur la situation d’Israël. Et une mise en perspective décalée de la guerre Israël/Hamas.
Voilà. prise de conscience.
D’abord. Israël. Une actualité fréquente, il est vrai. Mais, à vrai dire aussi, une certaine indifférence. Tout ne tourne pas autour de ses avatars. Le monde en est plein d’autres. Antisémitisme. Un phénomène récurrent, à flambées périodiques. Une “série” en fait, qui revient sur les écrans de temps en temps. Parmi d’autres.
L’affrontement Israël/Hamas, ensuite. Le tourbillon médiatique brasse toujours, à l’étranger, le cortège des images et du bruit de la guerre à Gaza. Un tourbillon qui, deux mois après le 7 octobre lui a fait perdre, cependant, la centralité que le drame a conservé ici. Un drame chasse l’autre, qui chasse l’autre… Le drame, c’est la nourriture de cet ogre, les médias.
Enfin, la persistance des clichés, la profondeur de l’ignorance, la pérennité des idéologies, la prédominance des images. Cliché bien enraciné, Israël dominateur et prédateur. Ignorance du terrain, des acteurs, de l’histoire. Certitudes idéologiques quant à l’illégalité de la présence juive en “Palestine”. Puissance insurmontable des images répétées de destruction et de mort à Gaza, supplantant les images instantanées des horreurs du 7 octobre.
Retrouvant le pays, vous retrouvant, vous, je retrouve, constant, amplifié peut-être par la durée, par la dureté, la polarisation de la vision, des volontés, des peurs, des hantises et des espoirs, des images, des discours.
Toute une série de très fortes raisons concourent à cette focalisation. La soudaineté et l’ampleur du traumatisme national créé par le massacre du 7 octobre. A l’intérieur de l’Etat fondé justement pour assurer à ses citoyens la sécurité absolue. Par une espèce d’hommes d’une organisation associant l’inhumanité de la Shoah à la barbarie des pogroms. Le relais dans l’horreur par la prise d’otages, bébés, enfants, femmes, vieilles personnes, hommes civiles et soldats. Cachés, maltraités. Jouets du supplice d’une saga honteuse de libération partielle, au compte-gouttes. Par l’angoisse mortelle des familles sur le sort de ceux restant prisonniers. Et maintenant la guerre. Le drame pur de toute guerre. Avec la liste, quotidiennement grandissante des soldats morts et blessés. Et maintenant ces villages, kibboutz, villes, vidés de leurs habitants, réfugiés en zones plus sûres, dans leur propre pays. Et ces bombardements continus dans le nord, le sud. Et les universités, vidées de leurs étudiants partis se battre, mises en arrêt. Et cette souffrance généralisée. Et cette autre guerre, larvée, dans les “territoires” contre les cellules nouvelles du Hamas.
Tout est vrai, trop vrai. Créant une réalité qui s’impose. Mais. Mais une réalité univoque.
Regardant le docteur libraire reprendre son souffle, d’un même geste remonter de l’index ses lunettes sur son nez et démêler ses cheveux ébouriffés, Jonathan comprit que le moment crucial arrivait.
Mais la coexistence, sinon la confrontation des deux mondes est trop flagrante. Déflagrante, même, si vous le permettez. Un diagnostic s’impose. Hémiplégie. Nous sommes frappés d’hémiplégie. De paralysie d’un côté de vision. Voilà.
Gaza. L’obligation d’annihiler militairement et politiquement le Hamas est incontournable. Donc d’envahir Gaza. D’utiliser tous les moyens de limitation des malheureusement fameux et si mal nommés “dommages collatéraux”. Mais ces effrayants paysages entiers dévastés, ces villes détruites… Surtout, ces enfants, bébés. Cadavres. Ou vivants, hirsutes, dépenaillés, ahuris. Ces femmes, vieillards, terrorisés, perdus. Ces longues processions de déplacés, ballotés. Dans l’énormité et l’effroi des bruits d’explosions, des fumées, de la poussière, au milieu des ruines. Le spectacle effrayant à l’intérieur des hôpitaux de Gaza, de cet enchevêtrement de corps par terre, de brancards, de blessés accroupis, d’enfants seuls, perdus, de docteurs ou infirmiers courant en tous sens. Tout, également est vrai, trop vrai. Mais, ici, en Israël, cette réalité n’en est pas une. Juste une ombre portée. Il faut dire que les mono discours des militaires, discours guerriers comme il se doit, les chaines de télévisions qui, unanimement, montrent et remontrent, et remontrent les images de la seule réalité qu’ils connaissent, la réalité israélienne, partagent et participent activement à cette mono-vision.
Cisjordanie. Là, également, il y a la nécessité permanente d’empêcher l’effet métastase du Hamas. Donc d’entrer aussi dans un cycle de guerre. Mais un effet de guerre amplifié par les exactions des colons irréguliers, religieux extrémistes. Contre les Arabes palestiniens, jeunes, hommes et femmes, vieux, contre les villages, contre les récoltes, les troupeaux. Qui les privent d’accès à l’eau, détournent leurs routes. Qui tuent. En toute impunité, sous l’œil de la police ou de l’armée. Tout est vrai. Montré, dénoncé à l’étranger. Et reste ombre portée ici. Dans le silence des médias et l’indifférence des citoyens.
Désolé, nous sommes, presque tous, des hémiplégiques. Voilà.
Le silence qui suivit cette consultation fut de courte durée. La truculente jeune marseillaise qui venait de rejoindre le groupe, fit valoir la richesse de son accent. Dites-moi, un toubib ne s’arrête pas au diagnostic. Il préconise le remède. Alors, dites-nous !
Jonathan était tout ouïe. Le “toubib libraire” laissa passer un petit temps, puis se lança, à petite voix. Réactiver la pleine vision n’est pas chose facile. La première dose consistera à mixer volonté et intelligence. Pour surmonter le réflexe de vengeance, peser le prix de la victoire, rétablir l’autre dans sa nature humaine. La seconde consistera à retourner aux sources. Revivifier le principe originel conjoint au judaïsme et au sionisme, le principe de vie. Universel. Qui englobe soi et l’autre. Qui crée un seul regard pour une seule réalité.
Il n’était au bout de sa peine. Car, impitoyable, la jeune femme reprit “C’est très beau, docteur, mais dites-moi, en pratique ?“ Estomaqué, stoïque malgré tout, le “docteur” compléta sa recommandation. Défendre la vie, c’est actif et créatif. Par exemple, ça peut vouloir dire de prendre en charge le soin des enfants blessés à Gaza dans les hôpitaux israéliens. Ou bien d’organiser des structures d’accueil de la population de Gaza en pleine errance. Et, quand tout ceci sera terminé, opérer un grand lessivage en Israël du personnel politique, en commençant par la tête, des responsables militaires, et rétablir le pays sur la base de ses principes retrouvés.
Voilà ! Chapeau toubib !! proclama Jonathan, sifflant ainsi la fin de partie.