Hasbara. Petite chronique de la fin d’un monde
Ma vie s’est comme emballée. Je continue d’égrener tous ces textes que je ne poste pas pour y penser plus. Mais je n’arrive plus trop bien à analyser les choses. J’ai l’impression de prendre du retard sur moi-même. En même temps, partager mes pensées dans le désordre a du sens, parce que rien n’en a plus.
Mardi 7 mai. Place des otages.
Un type est arrivé au stand, avec son gros micro et son technicien. Il nous a demandé si nous parlions anglais et s’il pouvait nous poser quelques questions. La responsable s’est avancée. Le type qui portait beau venait du Danemark et voulait savoir ce qu’elle pensait de ce conflit.
C’est ça le journalisme, maintenant, tu vas voir quelqu’un qui tient un stand de pins et tu lui demandes ce qu’il pense de l’état du monde.
La responsable a été très bien. Elle lui a répondu que la seule chose qui lui importait, c’était le retour des otages. Il lui a demandé comment elle pensait que nous en étions arrivés là et elle a répondu que cette question n’avait plus d’importance. Il a insisté, mais vous ne pensez pas que ce sont les politiques ? Elle a patiemment répondu que l’attaque du 7 octobre était le seul fait du Hamas, qu’elle ne voulait pas entrer dans ce genre de débat et que seul le retour des otages comptait à présent.
Le journaliste a continué à tourner autour du pot, mais H n’est pas entrée dans son jeu et je suis allée nouer des rubans jaunes autour de quelques poignets amis. Quand j’ai pu revenir vers eux, le journaliste était en train de poser une question étrange, il demandait, vous considérez donc que si les otages reviennent vous aurez gagné la guerre ?
C’est quoi gagner une guerre ? a demandé H doucement. On veut juste que les otages reviennent.
Mais si les otages reviennent, vous considèrerez que vous avez gagné ?
C’est tout ce qui compte.
Donc vous aurez gagné ?
Oui.
Eh merde.
Il a ensuite pris un pin’s, petite boucle jaune modeste et si discrète, et lui a expliqué, ma femme est juive, avant de le glisser dans son sac avec un air entendu, tu comprends bien sûr qu’en tant que journaliste, je ne peux pas le porter.
Là, je n’ai pas pu tenir. Je me suis avancée et je lui ai demandé, je peux vous poser une question ?
Oui, bien sûr.
Ce pin’s est totalement apolitique, il signifie que vous souhaitez le retour des otages. Qu’est-ce qui vous interdit au juste, en tant que journaliste, de le porter ?
Il m’a répondu avec condescendance, vous comprenez, je ne peux absolument pas m’afficher pour un côté ou l’autre.
J’ai bien compris mais ici, on ne parle pas de côtés, on parle juste d’otages.
Oui, mais si je mettais le pin’s free Palestine, vous réagiriez, je vous assure.
Nous ne nous comprenons pas bien. Cela n’a rien à voir. Free Palestine est un slogan politique et il n’est pas question ici de prendre parti, mais juste d’affirmer haut et fort que vous condamnez la prise d’otages innocents, la prise d’otages bébés, d’otages enfants.
Non, c’est vous qui ne comprenez pas parce que vous n’êtes pas journaliste.
Va savoir ce qui m’a pris, mais j’ai retorqué, il se trouve que oui, je suis journaliste.
Et là, superbe, le beau Danois s’est dressé, non, vous n’êtes pas une vraie journaliste, parce que vous vivez ici.
What ??
Depuis le je ne veux pas m’engager d’un côté ou de l’autre, un petit groupe d’Israéliennes qui bouillait à côté avait commencé à invectiver le journaliste. Le ton était monté, monté, monté et à ce moment-là de la conversation, on ne s’entendait déjà plus. Dommage, m’a-t-il dit, j’aurais aimé continuer cette conversation avec vous, mais c’est impossible.
Et il s’est auto exfiltré.
Le petit groupe de femmes s’est alors tourné vers moi, mais je les ai arrêtées, je suis entièrement d’accord avec vous, vous avez mille fois raison sur le fond, mais sur la forme, nous sommes vraiment nuls.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Qu’en hasbara, nous nous faisons manger.
On ne pouvait pas le laisser dire ce qu’il disait.
Non, mais on l’a fait partir. Le voilà libre d’aller raconter aux Danois et au monde que nous sommes des gens impossibles avec lesquels on ne peut pas parler.
Vous avez entendu qu’il m’a dit que je n’étais pas une vraie journaliste, parce que je vivais ici ?
Cette phrase a allumé une centrifugeuse dans ma tête… qui s’est enrayée après une conversation avec Philippe Karsenty, le courageux qui s’est dressé il y a 20 ans contre la seconde chaîne française après qu’elle a offert avec une coupable inconscience au monde déchaîné le reportage bidonné qui allait mettre le feu aux poudres de la seconde intifada…[1]
… quand je lui ai dit que je ne comprenais pas que l’absence avérée du journaliste sur les lieux du reportage ne soit pas le point central de toute contre enquête et qu’il m’a répondu avec découragement, mais c’est comme ça que fonctionnent toutes les rédactions du monde.