Guerre sans fin, mode d’emploi
La guerre déclenchée le 7 octobre dernier par le Hamas va certainement durer plus d’un an, et sera donc la plus longue de celles subies par Israël depuis son indépendance. Mais le pire est qu’on n’en voit aucune sortie possible pour des raisons objectives, que l’on peut articuler en trois chapitres.
Au niveau régional
L’Iran n’a en fait jamais remis en cause son objectif stratégique de destruction de « l’entité sioniste ». La « ceinture de feu » construite patiemment par feu le général Soleimani, commandant des gardiens de la révolution, a révélé sa capacité de nuisance avec tous les « proxys », des Houthis du Yémen aux milices pro-iraniennes en Syrie ou en Irak sans oublier bien sûr les attaques quotidiennes du Hezbollah, le plus dangereux ; et tout ceci, avec en plus la rive Ouest du Jourdain devenu un vrai champ de bataille, où on retrouve un Hamas cette fois armé par des filières traversant la Jordanie.
Chaque zone mériterait un long développement ; les « proxys » des mollahs iraniens reçoivent aussi des coups très durs, comme la frappe préventive du dimanche 25 août contre des milliers de lanceurs de roquettes de la milice chiite au Liban ; ou le raid audacieux de l’aviation israélienne contre le port de Hodeïda, à 1 800 km de ses bases. Mais on est clairement dans une guerre d’usure, coûteuse sur tous les plans et calculée justement pour épuiser Israël ; même si, aussi, elle coûte cher en face à des acteurs eux-mêmes s’appuyant sur des économies en faillite : la banqueroute du Liban est une réalité connue ; pour la République Islamique, on le sait moins mais un récent article du « Haaretz » donnait des chiffres précis[1].
Au niveau international
La guerre dans la bande de Gaza a eu des ondes de choc faisant craindre le pire pour Israël :
- isolement diplomatique ;
- image désastreuse des destructions et des lourdes pertes civiles chez les Palestiniens ;
- prise de distance des meilleurs alliés en dehors des États-Unis, se traduisant parfois par des embargos complets ou partiels sur les livraisons d’armes, comme l’a décidé dernièrement le Royaume Uni ;
- instruction par la Cour Internationale de Justice (CIJ) d’une plainte pour « génocide », déposée par l’Afrique du Sud avec le soutien de nombreux pays ;
- demande de mandats d’arrêt contre le Premier ministre et le ministre de la Défense, réclamés par le Procureur de la Cour Pénale internationale (CPI) ;
- manifestations hostiles et souvent violentes à travers le monde, souvent en identification ouverte avec le Hamas, avec des demandes – et hélas parfois des résultats – de boycott, académique, culturel ou économique.
Cette autre guerre d’usure et qui ne dit pas son nom n’a pas encore obtenu de succès marquants : la CIJ n’a pas à ce jour acté que Tsahal était responsable d’un « génocide » à Gaza, et les juges de la CPI n’ont pas délivré de mandats d’arrêts, cela à la fois pour des raisons de fond et à cause des pressions plus ou moins discrètes des alliés occidentaux d’Israël. Seuls quelques rares pays ont rompu ou gelé leurs relations diplomatiques (Afrique du Sud, Colombie, mais surtout Turquie) ; et cela, en contraste pour qui a la mémoire du temps long, avec les ruptures de presque tous les pays du bloc de l’Est après la guerre des six jours (1967), et de pratiquement tous les États africains après la guerre du Kippour (1973). À l’époque, il avait fallu quelques décennies pour les rétablir, et l’image du pays le méritait encore moins.
Au niveau militaire
Il ne faut bien sûr pas oublier l’essentiel qui est la guerre contre le Hamas dans la bande de Gaza. Si tous les coups reçus et listés dans les deux premiers chapitres sont le fait d’acteurs divers et plus ou moins dangereux, les Israéliens font face là-bas à un ennemi identifié depuis des décennies. Cet ennemi a le même objectif que l’Iran, et il le rappelle dans sa charte. Avec lui, aucune guerre ne peut aboutir à une capitulation comme on a pu l’avoir avec les puissances de l’Axe en 1945, mettant un terme à la Seconde Guerre mondiale après avoir vu leurs territoires conquis, ruinés à force de bombardements, voire même atomisés dans le cas du Japon.
En raison de sa nature même, le Hamas ne se rendra jamais car la guerre sainte, le « Djihad », est sa propre raison d’être ; en remontant aussi dans un passé récent, ni Al-Qaïda, ni l’État Islamique n’ont capitulé malgré leurs défaites militaires, et le fait simplement de conserver une certaine capacité de nuisance par des attentats leur suffit, « en attendant des jours meilleurs ». Le « mini Émirat » de Gaza pourra renaitre de ses cendres si aucune force ne lui est opposée ; et, de même qu’il n’a éprouvé aucune compassion pour les civils palestiniens tués par milliers faute d’abris – les tunnels étant réservé à ses combattants, il n’aura aucune hésitation à massacrer à nouveau les opposants, et à rétablir sa dictature sur une population ruinée.
Face à cela, il n’est pas interdit non plus de considérer d’autres réalités, qui ne sont pas brillantes mais qui cette fois sont le fait du gouvernement israélien. Voyons, pour chacune de ces « guerres dans la guerre », quelles ont été les réponses dites ou tues par Netanyahu et son équipe.
Sur la « ceinture de feu », force est de constater que durant la quinzaine d’années de sa montée en puissance, rien n’a été dit ou fait pour la contrer : le programme nucléaire iranien était le principal sujet d’inquiétude. Certes, les services de renseignement et Tsahal ont fait leur possible pour détruire des convois d’armements vers le Hezbollah et traversant « l’autoroute chiite » vers le Liban. Clairement, cela n’a pas suffi vu l’arsenal impressionnant possédé encore par cet ennemi proche.
On ne réalisait pas que les « proxys » étaient capables – avec la technologie importée d’Iran – de produire sur place des armes en quantité industrielle, comme les drones et les roquettes. Personne n’avait envisagé non plus le quasi blocus imposé par la piraterie maritime des Houthis yéménites, qui malgré les coups reçus, ont pu détourner la moitié du trafic maritime, ruiner en partie la navigation dans le canal de Suez et totalement le port commercial d’Eilat.
Sur ce terrain-là, on aurait imaginé plus d’empressement de la part des pays du Golfe, de l’Égypte et de l’Arabie Saoudite, pour entrer dans la coalition militaire laborieusement mise en place dans la Mer Rouge par les États-Unis; mais se ranger à leurs côtés était d’autant plus difficile que l’équipe au pouvoir à Jérusalem comprend des partis d’extrême-droite, racistes et saboteurs par définition de tout processus de Paix. Dépendant d’eux pour la survie de sa majorité, Netanyahu s’avère incapable de construire une alliance contre l’Iran ; et ce, alors même qu’on en avait vu un début de réalisation dans la nuit du 14 au 15 avril, quand tous ces pays, plus les Occidentaux, ont permis l’interception de centaines de missiles iraniens visant Israël.
Sur les multiples théâtres internationaux où Israël se trouve agressé, il est difficile à la fois de dire quels ont été les succès et les échecs, et qu’est-ce qu’une autre équipe aurait pu faire. Comment répondre, par exemple, aux derniers délires d’Erdogan affirmant que le minuscule Israël a l’objectif d’occuper la Turquie et d’envahir tout le Proche Orient ? Par contre, il est clair aussi que les « coups de menton » pour donner la réplique à des démocraties, avec lesquelles des relations apaisées sont indispensables, ne sont pas les plus efficaces.
Je pense par exemple au clip ridicule diffusé par le ministre des Affaires Étrangères, Israël Katz, en réponse à la reconnaissance officielle de l’État palestinien par l’Espagne (en même temps que plusieurs autres pays européens) : cette vidéo mêlait flamenco et images des massacres du Hamas le 7 octobre ; associer un grand pays à une organisation terroriste est-ce un message intelligent ?
Dossier encore plus critique, celui des menaces venant de la CPI. On sait qu’un argument fort pour rendre caduques les poursuites est l’affirmation qu’Israël a un système de Justice indépendant, rendant possible des poursuites sur place et hors de toute ingérence étrangère. Or cette défense se serait mieux portée si effectivement on pouvait mentionner des enquêtes pour crimes de guerre potentiels. D’après la procureure de Tsahal, des dizaines de cas sont concernés, mais il n’y a pas encore eu de procès. Mais surtout, seule une commission d’enquête nationale indépendante sur le 7 octobre et la guerre qui a suivi le permettrait [2]. Or, Netanyahu s’y refuse toujours, avec comme argument qu’il faut attendre la fin du conflit : c’est donc le serpent qui se mord la queue.
Sur la guerre sans fin à Gaza, enfin, il ne faut pas bien sûr accabler uniquement le gouvernement israélien. Le principal responsable est Yahya Sinwar, au-delà de l’horreur du 7 octobre et de la guerre qui a suivi. Il est impossible à Tsahal de se retirer sans la libération de tous les otages encore survivants ; or le temps presse et l’on sait que des dizaines de malheureux sont morts en captivité ; l’assassinat de six d’entre eux fin août, alors qu’ils avaient survécu à dix mois de détention dans des conditions horribles, a été un électrochoc pour le peuple israélien.
Selon les sondages, une large majorité souhaite maintenant un accord avec le Hamas et un cessez-le-feu. Mais, faisant monter les enchères très haut, Sinwar réclame à la fois le retrait total de l’armée israélienne, la libération de terroristes condamnés à de lourdes peines de prison pour crimes de sang, mais surtout un cessez-le-feu de longue durée, permettant au Hamas de refaire surface et de reprendre le pouvoir.
Une fois rappelé tout cela, que penser des propos – mais surtout des silences – de Netanyahu ? Nous n’avons pas de sources vérifiées sur les différentes moutures des projets d’accord négociés par les intermédiaires (Égypte, Qatar et USA).
Je ne suis pas un expert des affaires militaires, pouvant apprécier ce que seraient les garanties de sécurité pour Israël. Mais il est évident que le Premier ministre a « procrastiné » au maximum, ne répondant jamais à des questions précises des responsables sécuritaires :
- Qui pour administrer la bande de Gaza après le retrait de l’armée ?
- Quels contrôles imposer sur la frontière de Rafah, qui s’est avérée – après la découverte et la destruction de dizaines de tunnels – une véritable passoire ?
Il a sorti comme des lapins d’un chapeau une série d’objectifs irréalisables ou non explicités : une « victoire totale » ; la libération par l’armée de tous les otages ; le contrôle permanent de « l’axe de Philadelphie » à la frontière égyptienne. Et cela, tout en laissant s’exprimer les excités de sa coalition qui par contre ont parlé clairement : pour eux, la vie des otages ne vaut rien, et il faut annexer Gaza.
Il y a des guerres sans fin qui finissent un jour, par épuisement de l’un ou l’autre des protagonistes, ou des deux. Cet épuisement n’est encore ressenti ni par le Hamas, ni par le Hezbollah malgré les coups reçus par l’un et l’autre, et surtout par le premier dont les trois quart des combattants auraient été tués. L’Iran fait cuire le conflit à petit feu, esquivant les coups pour ce round-ci. Mais, au final, Netanyahu semble n’avoir comme principale préoccupation que sa survie politique. Et, même s’il ne s’agit que de mettre le conflit en mode « pause » pour reprendre des forces, il s’y refusera très probablement.