Grassroots Jews, ces Juifs heureux
C’est un mardi matin, il est 11 heures quand j’arrive à Golders Green, le quartier juif de Londres. Mais ce mardi 13 septembre n’est pas un mardi comme les autres : dans quelques heures commencera Yom Kippour, appelé le Grand Pardon, jour le plus solennel de l’année juive.
Pendant 25 heures, les Juifs s’arrêtent de manger et de boire, pour se tourner vers Dieu en prières. A ce moment-là, les rues sont agitées, tout le monde court de tous les côtés, ce sont les derniers moments pour faire des courses avant que tout s’arrête.
Cette année, j’ai décidé de prier pour Kippour avec les Grassroots Jews à Londres.
Les Grassroots Jews sont nés en 2009 de l’initiative d’un groupe de jeunes gens déjà bénévoles dans des associations juives, qui ont décidé ensemble de créer leur propre office de Rosh Hashana (Nouvel an) et Yom Kippour. Ils y associent engagement spirituel et participation avec des valeurs d’inclusion et d’égalité. Ils ne sont affiliés à rien d’autre qu’au judaïsme et rassemblent ainsi des centaines de Juifs Orthodoxes, Massortis, Réformés, Libéraux ou non-affiliés.
Cette année, les GRJ ont poussé la réflexion jusqu’à écrire leur propre Talmud. Il s’agit de la création d’un nouveau texte qui présente leurs valeurs à la manière des textes talmudiques, dans un traité intitulé « Des racines et des pousses » (« Roots and Shoots »).
La première Mishna de ce traité nous dit qu’ « Il y a cinq valeurs fondamentales des Grasroots Jews. », et sa Guemara répond en demandant : « Ces valeurs fondamentales, quelles sont leur source ? Elles sont la perspicacité collective de la communauté. ».
Ces valeurs sont : Inclusion – Communauté – Honneur – Expérimentation – Grassroots. A la page 4b du traité, les Tosafot (« ajouts » traditionnellement en marge d’une page de Talmud) nous donnent une indication sur les mouvements Grassroots dans le monde : « Les mouvements et organisations Grassroots utilisent l’action collective du niveau local pour créer un changement au niveau local, régional, national ou international. »
Ce Talmud des Grassroots Jews est une œuvre intellectuelle juive qui réussit à allier innovation et tradition, à l’image du judaïsme.
C’est dans ce contexte d’émerveillement et de grande impatience que j’arrive à l’office de prières des GRJ le soir de Yom Kippour.
Cette année, ils sont installés à la Jewish Vegan Society, et l’office se tient précisément dans le jardin, sous un barnum couvert, laissant entrer environ 250 personnes. Alors que je m’introduis dans la tente, j’ouvre grand mes oreilles : l’office a commencé et je suis déjà emballée par les chants entonnés par l’assemblée. Nous nous asseyons, et je sors mon livre, que j’ai apporté de Paris en prévision.
Mais là, stupeur et déception : l’office est de rite ashkénaze, mon livre de rite séfarade ne servira absolument à rien. Après avoir tourné les pages en vain, je me résous à prendre un de leurs livres ashkénazes, accusant pour la première fois le coup de la différence culturelle.
Mais je me remets rapidement de ma déception, car avant même que l’on me donne le bon livre, j’ai commencé à chanter avec l’assemblée. Cette joie, cette énergie qui se dégage des chants me gagne et m’entraîne.
Je veux chanter et chanter encore avec eux. Je raconte mon sentiment à mon amie, ma déception de séfarade, compensée par la joie de l’assemblée chantante. Elle-même ashkénaze m’interpelle : « Est-ce que ça voudrait dire que les ashkénazes sont plus joyeux que les séfarades ? ».
L’humour ashkénaze dans toute sa puissance !
Et puis je réfléchis, et je réalise : ce n’est pas tant une différence de rite qui rend le chœur plus joyeux, que le fait que tout le monde chante, et en particulier les femmes ! Les voix des femmes, fortes et assurées, rendent la prière vivifiante et légère. Or en France, je n’ai que trop peu l’habitude d’entendre les femmes chanter les chants religieux. Décidément, ce jour de Kippour commence bien !
A la sortie de la synagogue ce soir-là, je découvre un Golders Green autrement animé : chapeaux noirs, vestes longues et blanches, habits traditionnels de fêtes des haredim, essentiellement des hommes, les Juifs sont dans les rues de Londres, sortent des synagogues.
A chaque pas, on remarque les nombreuses synagogues du quartier. J’ai l’impression d’être de retour à Sarcelles en région parisienne, ville appelée « la petite Jérusalem », avec des synagogues à tous les coins de rues, qui fleurissent en particulier à Kippour, et où tous les Juifs se croisent dans les rues, allant dans des directions toutes opposées, mais ensemble.
En plus des synagogues à Golders Green, on s’étonne du nombre de « Arba Minim Market », des étales temporaires, fermées en ce soir de Kippour, de vente des quatre espèces végétales que l’on brandira quelques jours plus tard pour la fête de Souccot. Même en dehors de l’espace synagogal, on ressent la spiritualité de ce jour spécial.
Le lendemain matin, retour à la Jewish Vegan Society pour l’office de Sha’harit, l’office du matin. Pour rassembler des Juifs de différentes sensibilités, les GRJ ont dû dès leur création faire preuve de créativité. Tout d’abord, la prière ne commence qu’avec 10 hommes et 10 femmes (le minyan, quorum, traditionnel est de 10 hommes). Dans le même esprit d’inclusion, dans la tente synagogale, hommes et femmes sont séparés par une « tri-‘hitsa ».
Traditionnellement, on trouve dans les synagogues une « me’hitsa », une séparation entre hommes et femmes, qui peut prendre plusieurs formes (cf l’exposition photographique « Mehitsa, ce que femme voit » de Myriam Tangi). Chez les GRJ, la « tri-hitsa » est composée de trois zones : une pour les hommes, une pour les femmes, et une mixte. Et chacun peut prier là où il se sent à l’aise.
Là encore, pour inclure des gens présents à Kippour, mais plus ou moins habitués à la prière pendant l’année, les GRJ donnent à leur office un aspect pédagogique : chaque étape est précédée d’une courte explication sur sa signification et sa réalisation pratique.
Mais surtout, beaucoup d’efforts sont mis pour que tout le monde puisse suivre, grâce à un système de livret qui indique la page du livre à chaque étape de l’office. Les prières et lecture de la Torah sont menées alternativement par ceux et celles qui en ont fait la demande avant la fête. Il y a beaucoup de préparation en amont, et tout le monde semble y avoir participé, chacun sait exactement ce qu’il a à faire, et tout est fait pour qu’on se sente à l’aise et bien accueilli.
Les prières sont suivies avec beaucoup de ferveur. Tout le monde chante, menés par les différents officiants qui se relaient. Pour certaines parties de l’office, les GRJ font le choix de la compréhension et de la participation active.
Pour la prière de Yizkor, prière du souvenir, un livret spécifique est distribué, comportant des prières avec les textes en hébreu, phonétique et anglais, pour pouvoir rendre hommage individuellement aux proches disparus, mais aussi des prières collectives lues à voix haute par les officiants. L’assemblée remplit l’espace sonore d’un doux chantonnement.
Et puis, vient la prière du Moussaf, celle du milieu d’une journée de fête. A Kippour, elle raconte le service du Grand Prêtre à l’époque du Temple de Jérusalem qui obtenait le pardon du peuple d’Israël devant Dieu. Il s’agit d’un récit que les deux femmes officiantes ont choisi de lire en anglais, suivies par le chantonnement de l’assemblée. La lecture est ponctuée de passages en hébreu répétés à plusieurs reprises en chœur par l’assemblée.
La première partie de la journée se termine, il va être l’heure de Min’ha, la prière de l’après-midi. Pendant la journée, des sessions parallèles à l’office traditionnel sont organisées : méditation, yoga, ballade, étude sur texte en havrouta (binôme), et de nombreuses conférences sur des sujets tels que le pardon, prier Dieu, ou même célébrer nos pêchés.
Pendant la prière de Min’ha, nous lisons le chapitre 18 du Lévitique dans la Torah, qui parle des règles concernant les relations sexuelles, et notamment les relations interdites. Cette section pose question à de nombreuses personnes, et d’ailleurs un office alternatif est organisé en parallèle, qui propose de lire le passage du livre de la Genèse où Joseph accorde le pardon à ses frères, dont le lien avec Kippour est plus évident. Je reste à l’office traditionnel, où l’officiant présent précise que le verset qui compare les relations homosexuelles masculines à une abomination (Lév 18, 22) est pour lui le verset « le plus problématique ». Mais les GRJ ne se démontent pas, car ils savent que lire la Torah c’est savoir l’interpréter et la lire dans un contexte. Selon l’avis de Rabbi U. Cassuto (Italie, XXe siècle), le texte de la Torah doit se comprendre dans le contexte dans lequel il a été donné à une génération, et selon ce qu’il apporte de nouveau à chaque génération. C’est pourquoi les commentaires de la Torah sont essentiels, et c’est pourquoi les GRJ s’en tiennent au texte original, à condition de l’accompagner de commentaires nouveaux.
Enfin, c’est l’heure de la Neïla, dernière ligne droite de Yom Kippour, apothéose des chants de la journée. On donne toute l’énergie qu’il nous reste, on fait de ces dernières heures une solennité parmi les solennités. Et puis, l’office se conclut, trois sonneurs et sonneuses font retentir de concert le shofar, la corne de bélier. L’émotion est à son comble, Yom Kippour est finit, nous voilà pardonnés !
Ces sonneries de shofar marquent la fin de 25 heures de recueillement, d’introspection sur toutes nos fautes, et pourtant, c’est en joie que nous en ressortons, plein d’une énergie nouvelle ! Les Grassroots Jews ont réussi à créer cet espace de spiritualité où chacun se sent à sa place, d’où qu’il vienne. Avant de partir, on nous invite, dans le cas où nous avons vécu une expérience nouvelle, à dire la bénédiction « Shéhé’héyanou », pour remercier Dieu d’avoir vécu jusqu’à ce moment. Nous sommes nombreux à la prononcer, heureux, heureux d’avoir vécu ce Kippour joyeux.
Sur le chemin du retour, nous continuons à chanter, en nous demandant si on réussira à garder en tête ces airs entraînants et l’énergie qu’ils nous ont insufflé.
Le lendemain, Golders Green a changé de visage, calme et paisible. Quelques jeunes gens se promènent encore à la recherche de leur loulav (branche de palmier) pour Souccot, mais globalement le quartier a repris un rythme normal, les gens sont retournés au travail, jusqu’aux prochaines solennités juives.