Fouzia Taouzari: « le film de Justine Triet rappelle que derrière la mère, il y a une femme »

Fouzia Taouzari est psychanalyste et membre de l’ECF.

« Comme toute entreprise mythologique, le cinéma raconte une histoire qui cherche à rendre compte de l’origine des choses, des êtres et du monde, et aussi de l’avenir des choses, des êtres et du monde. » (Gérard Wajcman, Les séries, le monde, la crise, les femmes. Edition Verdier, 2018, p.11)

Anatomie d’une chute de Justine Triet, a reçu la Palme d’or 2023 à Cannes. Sorti en salle le 23 août, il vient de dépasser le million d’entrées. D’où tient le succès du film de Justine Triet co-écrit avec son compagnon, Arthur Harari ? Il tient à la question du désir. Le désir, à entendre comme l’élan vital, qui permet de donner du sens à son existence, au-delà du conjugo, au-delà de la maternité, de la paternité et de la famille. Justine Triet décortique la relation homme-femme à travers le prisme d’une mort causée par une chute. Elle nous invite à aller voir de l’autre côté du cadre de la fenêtre. De chute, il est donc question. Une chute en cache une autre. Je vous invite à me suivre dans ce labyrinthe vertigineux de l’amour…

Chute du patriarcat

De la chute d’un père. Chute du père, donc. On peut y voir une métaphore de la chute du patriarcat. Le patriarcat qui imposait aux femmes de sacrifier leur féminité sur l’autel du mariage et de la maternité. Lacan n’a eu de cesse de traiter la question du couple homme-femme, au travers de ces enseignements et à partir du prisme de la sexualité féminine. Depuis Freud, il a dégagé la voie à la sexualité féminine occultée jusque-là. Le plus grand scandale de la psychanalyse a été de faire valoir que derrière la mère, il y a une femme. Toute la psychopathologie amoureuse trouve un nouvel éclairage à partir de ce prisme. Si la femme freudienne était marquée par le sceau du manque, la femme lacanienne ne manque de rien dans le registre du désir et de la jouissance. Chez Lacan, c’est l’homme qui fait l’expérience du manque dans le rapport à la jouissance. L’homme lacanien, est un homme empêché et empêtré qui se protège – son avoir phallique – de l’altérité que représente pour lui, une femme. « Elle me vole mon temps. Elle me pille. Elle me trompe. » peut-on entendre lors de la scène de dispute. L’héroïne du film de Justine Triet, Sandra Voyter – interprétée par la magistrale Sandra Hüller – est une femme lacanienne dans toute sa splendeur. Elle refuse que son partenaire, Samuel Maleski – interprété par Samuel Theis – l’enferme dans la maternité. Elle refuse d’être captive de son discours victimaire. Elle échappe à être prise de cette façon-là. Justine Triet montre combien l’élément féminin ne se laisse pas si aisément attraper par le discours : le tribunal des hommes.

Femme pas-toute

Femme pas-toute
Anatomie d’une chute, c’est le procès d’une mère pas assez mère. A-t-elle tué son mari ? Est-ce un accident ? Ou s’est-il suicidé ? L’autopsie ne tranche pas. Toutes ces possibilités sont donc vraies. Un procès s’ouvre un an après. Deux thèses vont se confronter et expertises à l’appui : suicide d’un côté, meurtre de l’autre. C’est le procès d’une mère et derrière ce procès, c’est celui de la sexualité féminine. Dès l’ouverture du procès, l’avocat général l’attaque sur le terrain de la sexualité. Il la dit femme – diffâme – infidèle. Il va multiplier les joutes verbales qui frisent l’agacement tellement les préjugés à l’égard de cette femme sont criants. Elle est coupable d’infidélité, coupable d’être indépendante, coupable d’écrire. Pour reprendre Laure Adler, une femme qui écrit est dangereuse. A l’aune de ce film, on peut ajouter : une femme qui désire est dangereuse. Dangereuse au nom de la loi des hommes. Au tribunal des hommes, Sandra est coupable. Elle est coupable de ne pas être toute mère. Elle est coupable de ne pas être toute épouse – pire, elle ne se montre pas en épouse endeuillée ou en femme éplorée. Le psychiatre fait d’elle une femme castratrice, sous couvert des propos de son patient et il y croit – misogynie quand tu nous tiens, aucun homme n’est épargné quel que soit sa profession. Coupable de ne pas tout dire. Bref. Elle est coupable d’être femme. La misogynie réside dans ce racisme à l’égard des femmes qu’elles jouissent et désirent autrement. On leur reproche d’être Autre. Cette altérité qui fait peur et qu’on tente, de tout temps, d’effacer derrière les rôles qu’on attend qu’elles endossent. Sandra est Autre et Justine Triet a eu le génie de faire d’elle une étrangère. Elle est allemande. Elle parle anglais et trébuche en français. La langue est le lieu du pouvoir : interdiction de parler anglais à la maison en présence de la marraine – Marge Berger – attribué par la justice à Daniel, l’enfant du couple, âgé de 11 ans. On lui interdit de parler sa langue lors du procès. On lui impose sans cesse de parler français. Langue qu’elle peine à parler. Son étrangeté réside aussi dans son attitude : elle ne porte pas le costume de la victime idéal. Elle ne pleure pas. Elle ne tremble pas. Elle se tient droite. Elle finit s’autoriser à parler anglais pour s’exprimer face au psychiatre et le mettre face à ses contradictions. Elle plaidera sa cause en anglais ensuite.

Vérité-fiction

Le film devient vertigineux tellement nous sommes baladés d’une version à une autre. Toutes sont convaincantes. Toutes s’appuient sur des expertises scientifiques pour dire le vrai sur le vrai. Toutes donnent une version de l’histoire. Chercher la cause, débusquer les intentions – quitte à les inventer – et deviner les conséquences : rien de rationnel dans le tribunal des hommes parlants. Justine Triet tire avec brio les ficelles du récit, de la vérité, de la réalité et du réel. Chaque point de vue à son propre récit. Ces récits aussi convaincants soit-il, mettent en lumière combien la vérité, pour reprendre Lacan, est impossible à dire toute. Il n’existe pas de vérité avec un grand V., car chacune des parties défend la sienne, sa propre version et qu’elle s’oppose entre elles. Ces discours s’enroulent autour d’un réel : la mort qui ne parle pas, l’indicible même. Cet autre, chut ! Silence du réel. Silence terrifiant ! Réel indicible puisqu’il s’agit de résoudre le mystère d’une mort. D’un mort qui ne peut pas donner sa version de l’histoire. Anatomie d’une … chut ! Silence et discernement pour dire l’impossible. On fait parler le disparu en le rendant présent dans son absence. C’est le pouvoir des mots, celui de faire récit, pour faire exister ce qui n’existe pas. La vérité au tribunal des êtres parlants est donc variable. Elle est varité et c’est pour cette raison, nous enseigne Lacan, que la vérité ne peut pas se dire, elle ne peut que se mi-dire. Elle a valeur de fiction. Mais de quel réel est-il aussi question dans ce film ?

Malentendu des sexes

C’est un film sur l’impossible rapport entre les sexes. Il n’y a pas de rapport sexuel, formule si chère à Lacan, faisant valoir qu’il n’existe aucun programme pour faire couple et le malentendu s’invite dans le dialogue des amants, inévitablement. La scène de la dispute, montre combien le couple aussi moderne soit-il, n’échappe pas à cette règle. La religion palie a ce défaut et donne un mode d’emploi pour faire couple. Comment on s’invente à deux sans le recours aux traditions ? Justine Triet en donne une réponse : on s’invente une langue de l’amour. On invente des règles implicites pour faire famille. Chacun va jouer sa partie à partir de ce qu’il est, de sa façon d’aimer et de sa capacité à désirer ailleurs dans son rapport au partenaire et aux fonctions qu’ils endossent. La scène de dispute éclate lorsque ce contrat est remis en question par Samuel. Ils ne se comprennent plus. Malentendu matérialisé, par Justine Triet, autour de la question de la langue. Bien vu ! Samuel remet en question la langue de leur rencontre. Elle lui est devenue étrangère. Il l’attaque dans son étrangeté. Il a perdu le fil de leur rencontre mais surtout – et cela va de pair – il est en panne de désir et non d’inspiration littéraire. L’accident de son fils a brisé quelque chose en lui. Il a provoqué, pour le dire avec Lacan, « un désordre au joint le plus intime du sentiment de la vie. » Il ne peut plus la déchiffrer. Il l’accuse d’être responsable de son échec littéraire. Elle ne le comprend pas et lui assène ses quatre vérités en guise de défense. Le vrai tribunal de ce film, qui se joue dans un tribunal, est la scène de la dispute. Il n’y a ni avocat pour vous défendre, ni juge pour trancher. Il n’y a aucune vérité puisque chacun dit quelque chose de sa vérité ignorée à lui-même. Chacun est renvoyé à sa propre solitude. Personne ne peut trancher dans le tribunal de l’intime. Chacun est prisonnier de son fantasme et de sa vision du couple – qu’il y croit ou non. La guerre des sexes, n’est-elle pas au fond, une guerre pour faire exister son désir ou pour justifier la défaillance de celui-ci ? De ce qui fonde le nerf de la guerre de tous les couples, depuis l’émancipation des femmes, depuis ce moment de la chute du patriarcat : comment se répartirent les tâches ? Comment faire concilier vie familiale, vie de couple et émancipation personnelle ? Comment préserver son désir au-delà du conjugo ? La fameuse charge mentale dont encore nombre de femmes souffrent. La souffrance témoigne bien souvent que l’on a cédé sur son désir ou l’absence de celui-ci…

Derrière la mère, une femme

C’est à l’aune de la scène magistrale et si convaincante de la dispute, que nous pouvons déduire un axiome : dans le couple, chacun défend sa propre vérité qui ne coïncide jamais avec les faits tangibles. De son côté, elle lui reproche sa lâcheté et son manque de libido. Son infidélité est la conséquence de son impuissance, à faire d’elle sa femme, celle qui cause son désir. Elle ne cède sur rien. Elle ne le materne pas. Elle est à ce titre une vraie femme. Celle qui ne cède sur rien. Elle ne cède pas sur son désir envers et contre tout. Elle est une femme pour qui la victime n’existe pas. La faiblesse ne fait pas partie de sa langue. Elle est une femme de désir, au sens où il vous rend indépendant de l’autre, là où l’amour vous rend dépendant. Elle lui rappel qu’ils ont quitté Londres pour s’installer dans son village natal et qu’elle ne s’y plait pas. Elle lui a déjà concédé une certaine liberté par amour et au prix de la solitude. L’écriture est ce qui lui permet de la supporter et de maintenir vivant son désir. Il la voit comme un animal, comme un monstre, froide et égoïste. Il n’entend pas son « je t’aime ». Il ne voit pas ses concessions. Il la veut mère au prix de son impuissance. Justine Triet nous offre le portrait d’une femme déterminée qui ne se laisse pas dévier de sa trajectoire. Une femme inaccessible, même son avocat – joué par Swann Arlaud – amoureux transit, ne l’atteint pas. Elle se dérobe. Une femme qui lutte pour préserver son désir et continuer à exister malgré l’accident qui a fait tout basculer dans leur existence. Elle parie sur la vie et le désir. C’est sa force. Elle ne croit pas au couple, lui crie-t-elle, comme façon de dire qu’elle existe en dehors de lui. Elle ne croit pas aux paroles vides mais aux actes. Femme, oui, mais pas toute. Sa faille, c’est son fils dont elle veut préserver l’image qu’il a de son père et du couple qu’ont formé ses parents. Préserver son innocence malgré son handicap. Elle désir pour lui une vie où son handicap ne l’empêchera pas d’être comme les autres. C’est sa version d’être mère. Elle aimerait le préserver de ce qu’il entend au procès. Trop tard. La vérité crue et sans voile y est jetée en pâture sous le regard voilé de l’enfant… qui veut savoir.

L’enfant chercheur

L’enfant est malvoyant. Son chien est son guide et aussi son ailleurs. Il veut comprendre. C’est à travers son regard, de cet enfant chercheur, que le rythme du film est donné. L’enquêteur c’est lui. Dès les premières séquences du film, Justine Triet nous invite à suivre l’enfant, guidé par son chien. Les césures du film sont musicales et c’est l’enfant qui en donne le rythme. Le dénouement avance au rythme du tempo musical de l’enfant, métaphore de la caisse de résonance dont le corps est percuté par les paroles et les évènements autour de lui. Le rythme devient pressant et oppressant. C’est la rage qui s’exprime. La rage d’un enfant pris dans la tourmente du couple de ses parents. C’est aussi le corps de l’enfant traversé par l’angoisse. Il s’effondre auprès de Marge. Elle est témoin du désarroi de l’enfant qui ne sait plus qui croire. Qui ne sait pas si sa mère ment ou si elle dit la vérité. Qui croire ? Quoi croire dans tout ce qu’il a entendu ? Comment trouver les réponses à ce qui le traverse : le deuil de son père, le deuil d’une famille qui vole en éclat et qui se retrouve pris en étau malgré lui. L’enfant n’incarne-t-il pas dans sa chaire, le symptôme du couple parental, sa vérité inconsciente ? L’angoisse le pousse à agir, à enquêter, à demander, encore et en-corps. Il se tourne vers Marge. Elle lui donne une clé. Il va la saisir et poser un acte fort. Il sort de l’angoisse par cet acte, par l’histoire qui viendra habiller le réel de la mort de son père et de la culpabilité possible de sa mère. C’est l’enfant, aveugle –Tirésias de cette mythologie moderne – qui écrira sa version des faits : non pas comment s’est arrivé mais pourquoi s’est arrivé. La vérité sort de la bouche des enfants, comme le dit le dicton. Justine Triet montre avec brio, combien l’enfant pris dans le drame de ses parents, devra écrire sa propre fiction pour donner sens à la vie. Anatomie d’une chute, c’est aussi la chute comme dénouement du procès a qui le dernier mot revient à l’enfant : celui qui est animé par un désir de savoir.

Désir comme remède à l’existence

Justine Triet donne à voir un couple moderne qui échoue à s’accorder malgré les apparences. Elle nous invite de l’autre côté de ce miroir aux alouettes afin d’interroger comment on fait couple aujourd’hui ? Comment se débrouiller pour éviter de chuter dans les abîmes qu’offrent le couple en matière de sacrifice et de toxicité possible ? Dans ce pays qu’est le couple, on y entre chacun en tant qu’étranger qui s’ignore, avec l’illusion de se comprendre grâce à la langue de l’amour. Freud a frayé la voie du ratage dans les embrouilles de l’amour, du désir et de la jouissance qui ne font pas toujours bon ménage. L’apport de Freud « consiste à remarquer que tout ce qui a affaire avec le sexe est toujours raté. » (1) La scène de la dispute peut être lue à partir de ce prisme : dire toute la vérité à l’autre – vraies ou fausses –, n’est pas toujours bonne à dire, comme le dit le dicton. La parole porte à conséquence. A travers la scène de la dispute, nous pouvons y voir la chute d’un couple. Suicide de la parole où chacun est renvoyé à sa propre solitude. Lacan ne dit-il pas du suicide, qu’il est le seul acte qui peut réussir sans ratage (2), au sens où cet acte ferme tout dialogue. Pas de ratage, pas de parole possible pour dire et faire autrement. A ce propos, Lacan, ne dit-il pas que le mélancolique (3) se jette de la fenêtre pour y rejoindre son être – qu’il vit comme indigne dans le tribunal de l’Autre qui est en lui – faute du voile du fantasme pour venir l’habiller et lui donner l’éclat de vivant. Le film de Justine Triet, met en scène l’importance du récit dans les vies humaines. Elle nous plonge au cœur de la complexité du conjugo et fait voler en éclat certaines idées reçues. La psychanalyse mise sur le ratage qu’elle élève à la dignité d’un savoir palpitant. On y a recours pour parler de ce qui rate, de ce qui achoppe et fait souffrir, sans jugements, auquel cas fuyez ! A cette condition vous pouvez déchiffrer votre propre étrangeté, tirer au clair ce qui vous agite afin de découvrir les coordonnées de ce qui vous fait souffrir. S’en déduit un gain de savoir et la possibilité de retrouver le fil du désir – souvent sacrifié sur l’autel de la famille – ou inventer une façon d’être avec l’autre compatible avec l’amour et la vie. La fenêtre au cœur de l’intrigue, n’est-elle pas le cadre du fantasme à l’aune de laquelle, chacun donne couleur aux mots et aux choses et depuis laquelle chacun interprète le monde et les êtres.

Notes:
(1) LACAN J., Scilicet 6/7, Revue paraissant au Champ freudien, collection dirigée par J. Lacan, Seuil, Paris, 1976, p.19
(2) LACAN J., Télévision, in, Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.542.
(3) Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p.130.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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