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Femmes ‘agunot : la solution existe !

Pourrons-nous réellement nous sentir libre alors que des centaines de femmes attendent encore d’être libérées ?

Faire honte à son prochain en rappelant en public des fautes qu’il a pu commettre est un acte jugé extrêmement grave par la Halacha (loi juive). La Guemara va jusqu’à comparer le fait d’humilier publiquement une personne au meurtre de celle-ci – meurtre dont la trace se trouverait dans le visage exsangue de la victime – et conclut qu’il est « préférable de se jeter dans une fournaise que d’humilier son prochain en public » (1).

Il existe cependant un certain nombre d’exceptions à cette règle. Dans certains cas, les décisionnaires autorisent en effet la publication des fautes d’une personne dans le but de faire pression sur elle pour qu’elle se repente ou afin de mettre en garde les gens qui pourraient avoir affaire avec elle. Il est important de noter que, dans ces cas, l’humiliation n’est jamais un but en soi: il s’agit d’un moyen de pression, généralement utilisé en dernier recours. En outre, une telle décision ne peut être le fait que d’une autorité rabbinique, qui se doit d’être extrêmement rigoureuse dans son examen de l’affaire, en s’assurant notamment du fait que les charges pesant contre l’accusé sont avérées et qu’il ne s’agit pas de simples soupçons (2).

L’une de ces exceptions a fait couler beaucoup d’encre cette semaine: celle concernant les hommes mariés refusant de délivrer le guet (acte de divorce) à leur femme. Selon la Halacha, il est en effet impératif, pour que le divorce soit reconnu, que le mari remette un tel acte à sa femme et que celle-ci l’accepte. Sans le guet, les conjoints, même séparés depuis de nombreuses années, sont toujours considérés comme mariés. Ceci pose évidemment un très grand problème dans les cas où le mari disparaît sans donner de nouvelles ou lorsqu’il refuse purement et simplement de délivrer le guet. La femme se retrouve alors dans une situation intenable, « enchaînée » (‘aguna en hébreu) dans un mariage n’existant plus que sur le papier mais qui l’empêche malgré tout de se remarier selon la Halacha.

Lorsque le mari disparaît dans des circonstances qui font apparaître son décès comme probable, de nombreux décisionnaires considèrent qu’il est possible de « libérer » la veuve présumée même en l’absence de preuve formelle du décès, en se basant sur des indices. C’est notamment dans ce sens que le rav ‘Ovadia Yossef, considéré comme l’un des plus grands décisionnaires de notre génération, a tranché dans un très grand nombre de cas après la Guerre de Kippour (3).

Lorsque la disparition du mari semble n’être qu’un moyen d’éviter de donner le guet, ou lorsque celui refuse purement et simplement de le donner, les choses sont plus compliquées. Dans ces cas, la Halacha met à la disposition du beit din (tribunal rabbinique) plusieurs outils permettant de retrouver le mari et, le cas échéant, de faire pression sur lui jusqu’à ce qu’il accepte de délivrer le guet (4).

En Israël, où le droit de la famille est régi par les instances religieuses, il est ainsi possible au beit din de faire geler les comptes du mari récalcitrant, de demander à son encontre une interdiction de sortie du territoire, voire même de l’incarcérer. Il est également possible de prononcer un ‘herem, c’est-à-dire que le mari est mis au ban de la communauté jusqu’à ce qu’il accepte de donner le guet. C’est ce qui s’est passé la semaine dernière pour le Dr Oded Guez, suite à une audience à laquelle celui-ci – qui refuse de délivrer le guet à sa femme depuis 4 ans – ne s’est pas présenté; le Dr Guez se voit ainsi interdire quasiment toute forme d’interaction sociale jusqu’à ce qu’il accepte de « libérer » sa femme (5).

Une telle sentence, bien que peu utilisée, n’est pas inédite; elle trouve sa source dans une décision attribuée à Rabbi Ya’akov ben Meir (plus connu sous le nom de Rabbeinu Tam), un des grands commentateurs de la Guemara qui vivait en France au XIIe siècle. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est le fait que le beit din de Jérusalem ait demandé au public de partager cette information le plus largement possible, y compris sur les réseaux sociaux et sites internet. Or, si cette innovation, qui fait d’internet une extension de la communauté, peut paraître logique, elle comporte également un certain nombre de risques.

Comment s’assurer, par exemple, que les milliers de personnes appelées à partager la décision de ‘herem le feront toutes avec la bonne intention et non par esprit de haine ou de vengeance ? Comment s’assurer que les photos du Dr Guez accompagnant la publication ne soient pas récupérées à des fins malhonnêtes ? Comment s’assurer, enfin, que cette campagne de « shaming » cessera dès qu’il se décidera à donner le guet à sa femme ? Il est bien connu, en effet, qu’Internet n’oublie rien; ainsi, même si le Dr Guez accepte de divorcer demain, cela n’empêchera pas son nom et son image de se trouver entachés pendant encore de nombreuses années. A-t-on le droit, pour libérer une femme ‘aguna, d’enchaîner à son tour le mari récalcitrant et de lui faire subir une situation dont les effets (ou certains d’entre eux en tout cas) risquent bien de continuer longtemps après le règlement de l’affaire ? (6)

Toutes ces questions, nul doute que le beit din de Jérusalem les a rigoureusement examinées avant de rendre sa décision; je ne me permettrais donc pas de remettre en question le bienfondé d’une telle sentence. Il semblerait néanmoins qu’il existe un moyen conforme à la Halacha de libérer les femmes ‘agunot tout en évitant d’en arriver à de telles extrémités: l’annulation rétroactive du mariage (hafka’at kiddushin).

Cette procédure, qui trouve sa source dans la Guemara (7), se base sur la phrase que prononce le fiancé au moment du mariage: « At mekudeshet li… kedat Moshé veIsrael » (« Tu m’es consacrée… en vertu de la loi de Moïse et d’Israël« ). D’après certains commentateurs, l’effet implicite de cette formulation est de conditionner la validité du mariage à l’approbation des Sages, considérés comme les garants de « la loi de Moïse et d’Israël ». Un mariage ayant pour effet d’enchaîner la femme contre son gré constituant une violation de cette même loi, et n’ayant de ce fait pas l’approbation des Sages, il pourrait ainsi être annulé rétroactivement, et ce même après plusieurs années !

Il est toutefois évident que les choses sont bien plus compliquées et que la procédure de hafka’at kiddushin pose de très nombreuses questions halachiques sortant du cadre de cet article. Le lecteur intéressé trouvera une excellente synthèse de ces questions (en anglais) sous la plume du rav Shlomo Riskin (8). Après avoir exposé, de manière très claire, les tenants et aboutissants du problème, ainsi que les opinions des différents décisionnaires depuis l’époque talmudique jusqu’à nos jours, voici ce qu’écrit le rav Riskin (9):

« Mon opinion est que, dans des temps difficiles comme ceux que nous vivons aujourd’hui, lorsque de nombreuses femmes sont forcées de vivre comme des ‘agunot, enchaînées à leur mari, et lorsque des maris récalcitrants abusent de leur femme, aussi bien que de la Halacha, en les retenant comme otage […], il existe sans aucun doute des bases halachiques pour utiliser l’option de hafka’at kiddushin même sans l’obtention d’un guet; cette option permettrait de libérer ces femmes de leurs chaînes […] Ces bases existent en particulier lorsque le problème des ‘agunot est la cause d’une si grande souffrance humaine et d’un avilissement de la Halacha. La mise en œuvre d’une telle procédure devrait toutefois être le fait d’un beit din spécialisé, siégeant à Jérusalem et composé de trois juges possédant des qualifications halachiques irréfutables; ce beit din pourrait ainsi rendre des jugements concernant les cas urgents de femmes qui se voient refuser le guet dans le monde entier. »

Le problème des femmes ‘agunot n’est pas nouveau; dans une certaine mesure, il est même inhérent au régime juridique du mariage tel que prévu par la Halacha. Mais ce problème a atteint, au cours des dernières décennies, un seuil intolérable. La solution existe; elle n’est pas simple et pose de nombreuses questions, mais elle existe. A nous de faire en sorte qu’elle soit mise en œuvre par nos autorités rabbiniques.

Dans deux mois, nous célébrerons Pessa’h, la fête de la liberté. Pourrons-nous réellement nous sentir libre alors que des centaines de femmes attendent encore d’être libérées ?

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(1) Traité Baba Metsia 58b, 59a
(2) Voir à ce sujet Public Shaming in Halachah, rav Yehoshuah Pfeffer, Institute for Dayanim, 15 décembre 2015
(3) Voir à ce sujet The Rabbi Who Freed 1’000 Agunot, Haaretz, 26 juin 2008
(4) Pour être valable, le guet doit être donné volontairement par le mari; sur la question de la validité d’un guet obtenu grâce à des moyens de pression, voir Problems Of A Forced Get, rav Tsvi Gartner, Journal of Halacha and Contemporary Society, 1985
(5) Voir, notamment, Ynet, 19 février 2016; JTA, 19 février 2016; Times of Israel, 20 février 2016
(6) Voir, à propos de ces questions, Can online shaming be « kosher » ?, Israel National News, 21 février 2016 et When Is Internet « Get » Shaming Kosher ?, Forward, 22 février 2016
(7) Traités Guittin 33a et 73a, Ketubot 3a, Baba batra 48b et Yebamot 110a
(8) Hafka’at Kiddushin: Towards Solving the Aguna Problem in Our Time, in: The living tree – Studies in Modern Orthodoxy, Maggid Books, pp. 161-191; un résumé des thèses du rav Riskin sur ce sujet peut être lu (en anglais) dans l’édition d’été 2005 du journal de la Jewish Orthodox Feminist Alliance (JOFA).
(9) Idem, pp. 187-188, traduit par mes soins

à propos de l'auteur
Traducteur indépendant (hébreu-français et anglais-français), Julien Pellet est né à Lausanne (Suisse) dans une famille juive traditionaliste. A l'adolescence, les discussions autour de l'actualité proche-orientale le poussent à s'intéresser à ses racines juives et à se rapprocher de la communauté. Ce rapprochement s'accentue au cours de ses études de droit, durant lesquelles il est actif au sein de l'association locale des étudiants juifs. Son Bachelor en poche, Julien délaisse le droit pour se consacrer à la lutte contre l'antisémitisme avec l'association CICAD, basée à Genève. Puis, en 2010, les montagnes suisses cèdent la place aux collines de Jérusalem, où il étudie à la yéshiva Machon Meir. Julien rentre en Suisse pour partager son temps entre la CICAD et l'école juive de Lausanne, où il découvre les joies (et parfois les peines !) de l'enseignement. Mais Jérusalem le réclame à nouveau et c'est grâce à celle qui finira par devenir sa femme que Julien y fait son grand retour à l'été 2014, accueilli comme il se doit par les roquettes du Hamas.
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