Exclusif : un Juif de Turquie à Québec avant Esther Brandeau (1691-1697)
Tout le monde connaît la rocambolesque histoire d’Esther Brandeau, notre Yentl nationale, cette jeune femme juive déguisée en garçon qui a tenté d’immigrer clandestinement en Nouvelle-France en débarquant au port de Québec en 1738.

Mais qui donc a déjà entendu parler de l’incroyable récit de Joseph Langeron, un juif de Turquie qui a pourtant laissé des traces éloquentes (mais discrètes) dans les archives, notamment lors de ses hospitalisations à l’Hôtel-D.ieu de Québec en 1691 et en 1697, ainsi que dans son duel don-quichotesque avec le système de Justice ?
Passage interdit
La Loi de l’époque le stipule strictement : aucun juif n’a le droit de s’établir en Nouvelle-France, à moins de conversion à la religion catholique. Il n’y a donc pas d’immigration juive officielle avant le régime anglais (1760). « L’affaire Esther Brandeau (Brandao) », qui tient en haleine les autorités de 1738 à 1739 et qui se solde par l’expulsion de la jeune sépharade originaire de St-Esprit (Bayonne) aux frais du Roi, nous laisse supposer que d’autres marranes ont pu s’installer incognito dans la colonie, sans se « faire attraper ».
- » Esther » oeuvre de ma mère Suzan Edith Baron Lafrenière
- » À la lueur des bougies » oeuvre de Suzan Edith Baron Lafrenière
Les traces de quelques cas d’exceptions demeurent cependant peu bavardes sur le sort de ces immigrants illégaux ou au contraire « légalement convertis ». La plus ancienne apparition que j’ai trouvée dans la liste des navires venus en Nouvelle-France: 4 Juillet 1631 : le Don de D.ieu débarque à Québec « le juif » qui « signe une protestation solennelle » concernant une restriction commerciale imposée par les Anglais (Trudel, Marcel, Histoire de la Nouvelle-France, vol. 2, Fides, Montréal, 1966, p. 49).

Joseph Langeron dit Passepartout, « Juif de Turquie »
Considérant tant d’interdits au passage vers la Nouvelle-France et résigné à la pénurie de documents historiques sur la question, quelle ne fut donc pas ma stupéfaction en défrichant cette découverte lors d’une nuit d’insomnie.

Ce fut carrément à « m’en jeter par terre », d’autant plus que je farfouinais justement dans le Dictionnaire généalogique des familles du Québec, incontournable des quêteux d’origine du renommé René Jetté.
Une petite notice de rien du tout, mais qui devint soudain la clef ouvrant la porte à d’autres manuscrits débusqués au cours de la même nuit. Je la partage ici avec vous telle que je l’ai vue apparaître sous mes yeux embrouillés et incrédules:

Je grossis le tout :
« LANGERON, Joseph (Assin & Facq CASON) juif, de Turquie; cité 11-12·1691 Hôtel-D.ieu Québec, 30 ans, Turc et 11-10-1697 Provence, 39 ans.
m. 06·08-1691 Québec (Ct 25-07 Gilles Rageot) »
Suite page droite, la mariée :
« GALARNEAU, Marie-Madeleine (Jacques & Jacqueline HERON) rem. 1701 Jean Deslandes. SANS POSTÉRlTÉ » (Jetté, p.644)
Je vous résume:
L’Hôtel-D.ieu de Québec a prodigué au moins deux fois des soins médicaux à Joseph Langeron, juif de Turquie, dont le père se nommait Assin Langeron et la mère Facq Cason (« Jacq » dans document plus loin), la première fois le 11 décembre 1691 et la seconde le 11 octobre 1697.
On apprend également que Joseph Langeron s’est marié le 6 aout 1691 (en réalité le 8) avec Marie-Madeleine Galarneau, fille de Jacques Galarneau et de Jacqueline Héron (ou Néron, voir plus loin).
Enfin cette notice de René Jetté dans nous informe que le couple n’a pas eu d’enfant et qu’en 1701 Marie-Madeleine s’est remariée avec un dénommé Jean Deslandes.

Évidemment, je ne vous cacherai pas que plusieurs questions se sont bousculées :
Comment se fait-il que Joseph Langeron fût officiellement identifié comme « juif de Turquie » compte tenu des lois en vigueur en Nouvelle-France?
L’hypothèse la plus logique : il s’est converti au catholicisme; confirmée par le fait qu’il se soit marié religieusement avec Marie-Madeleine Galarneau à la Basilique de Québec, comme j’ai pu le constater en retrouvant l’acte de mariage que voici :
- Actes de mariage de la Basilique ND de Québec (1691-1703) Mariage de Joseph Langeron et Marie-Madeleine Galarneau le 8 août 1691. Source: Institut généalogique Drouin.
- « Les retrouvailles des Âmes soeurs » oeuvre de Suzan Edith Baron Lafrenière
Toutefois un doute surgit :
De quelle(s) archive(s) originale(s) Rene Jette a-t-il tiré les informations voulant qu’il soit « juif de Turquie » ? Et les noms de ses parents? Nulle mention à cet effet n’est même évoquée dans l’acte de mariage religieux.

Je dois coûte que coûte retrouver les archives des malades de l’Hôtel-D.ieu en 1691 et en 1697.
Et voilà que je découvre que Joseph a été soigné en tant que soldat lors de son entrée a l’hôpital.
Effectivement, en consultant le PRDH (Programme de recherche en démographie historique de l’université de Montréal), on lit que Joseph Langeron a bénéficié une autre hospitalisation dont Jetté ne parle pas le premier janvier 1691, que son surnom est « Passepartout », qu’il est soldat de profession et qu’il est bien originaire de Turquie (no 4), ce qui est reconfirmé lors de l’hospitalisation du 11 décembre (« Turque de nation ») (no 12) :
- Joseph Langeron Hospitalisation 2 Hôtel-D.ieu Québec. Source: PRDH
En suivant une piste indiquée par Jetté et le PRDH, je tombe sur un registre du notaire Gilles Rageot le 24 juillet 1691. Joseph et Marie-Madeleine aussi se sont mariés civilement avant le mariage religieux, comme c’était la coutume sous le droit français.
Je dois absolument trouver l’original du mariage civil : c’est sans doute dans ces gribouillis séculaires ou alors dans les originaux en pattes de mouche des registres des malades hospitalisés de L’Hôtel-D.ieu que se cachent les noms des parents et la judéité de Joseph Langeron.
Registre journalier des malades qui viennent, sortent et meurent dans l’hôtel-Dieu de Kebec en l’année mil six cent quatre-vingt-neuf

Poursuivant l’enquête dans ces archives contenant la liste manuscrite des malades hospitalisés à l’Hotel-D.ieu de Québec je retrace tel que prévu notre Joseph dit Passepartout de Turquie le 1 er janvier de « l’année mil six cent nonante et un » (1691) (page 83) mais à ma grande surprise son nom de famille n’est pas « Langeron » mais plutôt « Langello » (3 e patient dans la liste de cet extrait)

Malgré l’intérêt que je porte à ces découvertes qui nous en apprennent davantage sur notre Joseph Langello de Turquie devenu Langeron, ce n’est pas en consultant les archives de l’Hotel-D.ieu non plus que je retrouverai dans les racines de Joseph le fil d’Abraham, d’Itzkhak et de Yakov.
En quêtes des origines de Joseph
J’effectue alors des recherches pour retrouver l’acte de mariage civil dans la mine d’or de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec numérique (BAnQ numérique), plus précisément dans les actes notariés de Gilles Rageot. C’est le seul endroit où les noms de la mère et du père de Joseph peuvent figurer, ainsi que la clef de son origine hébraïque. J’ai également trouvé des documents concernant des mésaventures judiciaires de Joseph (que je vous conte plus loin) et aucune de ces informations ne s’y trouvent non plus.
7 287 pages pour un seul document notarial couvrant plusieurs années (notaire Gilles Rageot 1666-1691), dans lequel je mets tous mes espoirs de trouver ce qui consisterait bel et bien une preuve directe de la présence d’un juif à Québec avant Esther Brandeau. Et, à ma connaissance, ce serait le seul exemple tangible d’un juif (et non d’un conversos ou d’un marrane) qui est venu s’établir et a vécu en Nouvelle-France.

Source originelle retrouvée : Joseph le turc était bien Juif
Enfin, j’ai retrouvé en date du 25 juillet 1691 le mariage civil de Joseph et Marie-Madeleine contenant la preuve écrite que René Jetté ne s’était pas trompé :
« (…) et Joseph Langeron, jeuif en cette ville (Québec), fils de Assin Langeron et Jacq Cason, feu père et mère de Turquie (…) »
- 25-juillet-1691-1-Notaire-Gilles-Rageot-Mariage-Joseph-Langeon-juif-de-Turquie-fils-de-Assin-et-Facq-jacq-Cason-avec-Marie-Galerneau-Quebec. Source: Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ numérique)
- Notaire Rageot 25 juillet 1691 mariage Joseph Langeron-Extrait mettant en évidence lignes 8 et 9 Joseph Langeron Jeuif (juif) en cette ville (de Quebec) fils de Assin et Jacq Cason feu pere et mere de Turquie Source: BaNQ numérique
- « Le Shabbat de Sarah » oeuvre de Suzan Edith Baron Lafrenière
Pour la première fois nous possédons donc une preuve directe de la présence juive en Nouvelle-France autre que celle d’Esther Brandeau.
Un duel avec la justice de Nouvelle-France

En 1692 Joseph Langeron dit le Turc, travaillant alors comme domestique pour François Pain, est accusé de vol par ce dernier. Il subit un procès. La sentence : Joseph est « condamné à être battu et fustigé nu, de coups de verges par l’Exécuteur de la Haute-Justice (le bourreau) …»
Joseph clame son innocence et demande appel devant le Conseil Souverain de Nouvelle-France.
Il perd sa cause le 16 juin et doit donc subir le châtiment.
Voici le jugement et la demande d’appel a la page suivante (BAnQ numérique, suivi d’une transcription) :
« Sentence déclarant qu’il en a été bien jugé en la Prévôté de Québec contre Joseph Langeron dit le Turc accusé d’avoir volé François Pain, cabaretier, … » et ensuite « Jugement déclarant qu’il a été bien jugé et mal appelé … »
- Page couverture des transcriptions des jugements et délibérations du Conseil Souverain de la Nouvelle-France-Registraire de la Province -1887
- Jugements et délibérations du Conseil Souverain de la Nouvelle-France (Transcription) Vol III, Département du Registraire de la Province de Québec, 1887, page 1086
- Jugements et délibérations du Conseil Souverain de la Nouvelle-France juin 1692, seconde page. Condamnation de Joseph Langeron dit le Turque et rejet de l’appel qu’il a tenté. Source: BAnQ numérique.
- Jugements et délibérations du Conseil Souverain de la Nouvelle-France 16 juin 1692. Condamnation de Joseph Langeron dit le Turque. Source: BAnQ numérique.
Le mystère de la fin
On ignore ce qui est arrivé précisément ensuite à Joseph Langeron. Le mystère plane toujours autour de sa dernière apparition dans les archives de l’Hotel-D.ieu le 11 octobre 1697 puisque le nom et l’âge indiquent qu’il s’agit fort probablement du même individu, mais il est écrit qu’il est « provençal ». Aurait-il migré vers la France puis serait revenu à Québec avant de s’éteindre?
On sait que lors de son second mariage avec Jean Deslandes en 1701, Marie-Madeleine Galarneau est veuve.
Si on a découvert le sillage des passages en Nouvelle-France de Joseph Langello/Langeron dit Passepartout juif de Turquie et d’Esther Brandao/Brandeau juive portuguaise de St-Esprit (Bayonne), d’autres sépharades perdus dans les migrations de l’Histoire attendent peut-être qu’on dépoussière patiemment quelques kilomètres d’archives afin de libérer et faire jaillir leurs étincelles.
- « Mathilde », de Suzan Edith Baron Lafreniere
- « Zohar » oeuvre de Suzan Edith Baron Lafrenière
- « La texture de la Lumière », oeuvre de Suzan Edith Baron Lafrenière
- Carte du Monde ancienne. Je l’ai mise en guise d’image finale à cause de sa forme en coeur et du fait que la Nouvelle-France, l’Espagne, le Portugal et la Turquie et Israel semblent à proximité les uns des autres, évoquant pour moi de nombreuses migrations sépharades.
Remerciements :
Merci à ma fille Cassandre Madeleine Montreuil-Bernier et mon neveu Jaime David Torres Garcia pour leur aide à la recherche dans la BAnQ alors que j’étais à l’étranger. Merci à Sonia Sarah Lipsyc pour ses conseils et encouragements. Et merci également à mon père Michel et ma mère Suzanne Edith de m’avoir transmis leur passion pour l’Histoire et la patience de la rigueur scientifique et juridique.

Merci infiniment à Pierre Anctil et Simon Jacobs pour avoir publié le livre Les Juifs de Québec : 400 ans d’Histoire (Pierre Anctil et Simon Jacobs, PUQ, 2015) dans lequel la lecture de l’article de Pierre Anctil « Une présence juive en Nouvelle-France ? » m’a donné la motivation de chercher dans les archives cette présence juive d’avant 1760)
En terminant, merci également à Monsieur Jean-Marie Gélinas pour avoir publié son article « Un secret bien gardé » dans la Voix Sépharade (Déc. 2003) et avoir en quelque sorte ouvert la voie des recherches sur les juifs cachés (dès 1973) dans l’Histoire de la Nouvelle-France.