Etienne Klein, Courts-circ.uits

Jusqu’à ce jour, je n’avais rien lu de cet auteur pourtant si connu et que j’entendais parfois à la radio. Sa découverte par l’intermédiaire du présent ouvrage fut une explosion de joie et de contentement intérieur : ce livre est à la fois très profond et très attachant, même s’il s’agit de vulgarisation ; je veux dire qu’il ne plane pas dans les stratosphères mais demeure près des lecteurs qui n’ont pas besoin d’être de grands philosophes pour comprendre son message à la fois implicite et explicite.

J’ai été aussi très sensible à cette manière de tresser des couronnes à un frère aîné, subitement mort, tout seul, chez lui, une veille de fin de mois de décembre. Mais ce frère aîné avait des façons bien à lui de mener son existence et de définir son rapport au monde. Et dans ce contexte qui constitue la trame de l’ouvrage, Etienne Klein trouve les mots justes que j’aurais bien aimé reprendre dans mon petit compte-rendu.

Mais je n’évoquerai que les termes les plus parlants : prendre le monde entier dans son atelier de réparation, une intelligence manuelle (mais l’expression était connue, bien avant), il n’y a pas une mais des intelligences, etc… Et bien sûr court-circuit

Pourquoi cet hommage posthume rendu à un frère aimé et chéri qui constitue l’arrière-plan de ce livre ? C’est simplement parce que cet homme ne voulait pas reprendre à son compte cette ligne-frontière de la pensée occidentale, de ce cartésianisme qui nous impose l’abstraction intellectuelle comme la meilleure manière de se confronter au monde qui nous entoure. Il avait sa propre vision des choses, et notamment du savoir, de la connaissance.

Au fond, c’est une merveilleuse leçon de choses dont il nous fait l’apostolat. C’est tout le statut du mode d’acquisition du savoir qui est revu ici. Même si le milieu familial opte pour des idées bien plus conformistes, s’accommode de la vision traditionnelle des choses et des êtres, notre homme suit imperturbablement son chemin, avec son âme de réparateur, de dépanneur, de remise sur pied des biens et des choses que nous aurions mis au rebut sans hésiter.

En lisant attentivement le livre de la première à la dernière ligne, et ce ne fut pas toujours facile, j’ai aussitôt pensé au rabbin miraculeux du milieu du XVIIIe siècle, le Baal Shemtob, le chef de file des Hassidim de Galicie, de Roumanie, d’Ukraine et de toutes les Russies, que son biographe Martin Buber (ob. A Jérusalem en 1965) a présenté comme un très fin psychologue.

Le Rebbe, écrivait-il, connaissait le lien intime unissant les choses les unes aux autres. Ce qui explique que ses ouailles venaient le consulter avant toute décision d’importance, même des contrées les plus reculées : mariage, achat ou vente, déménagement, etc… On raconte à son sujet des anecdotes les plus incroyables car il ne payait pas de mise. Un jour, il vint frapper à la porte de son futur beau-père pour chercher épouse promise. Son beau-frère qui ne le connaissait pas, vint lui ouvrir et lui remettre une miche de pain, pensant que c’était un mendiant venu demander l’aumône !

Une telle histoire vise évidemment à montrer que le Rebbe se voulait proche des gens simples et qu’il ne cherchait pas à leur en imposer, à ces mêmes gens simples dont il sut, sa vie durant, rester proche. Dans le cas qui nous occupe ici, le défunt frère trace son chemin qui s’impose à lui, sans faire de concession à la démarche de l’environnement familial ou scolaire. Évidemment, les résultats et les notes n’étaient pas au rendez-vous. Mais cela ne l’empêchait pas de dormir ni de poursuivre dans la voie qu’il avait choisie.

La décision de fabriquer un avion sur la pelouse du jardin de la maison familiale m’a vivement ému. Évidemment, le projet prendra l’eau de toutes parts mais notre inventeur ne se laissera pas décourager par cet échec pourtant cuisant.

On assiste ici à un procès de la connaissance abstraite, de la fonction dissolvante du concept, du l’action intellectuelle dans son ensemble.

En pratiquant ce mode de compréhension du monde où nous vivons, les savants contribuent à la déshumanisation, éloignent de nous une juste appréciation des choses : il faut de l’empathie avec les choses quand on cherche à les connaître selon leur vraie valeur. Et pour y parvenir, il faut s’appuyer sur des principes sains. Parmi les grands auteurs cités, on ne s’étonnera pas de trouver des renvois aux Données immédiates de la conscience de Henri Bergson.

Cela rappelle aussi des enseignements d’Empédocle d’Agrigente qui explicita la constitution des choses par une attirance amoureuse mutuelle. Les atomes s’allient les uns aux autres, par affinité. C’est donc avec une profonde piété fraternelle que l’auteur brosse le portrait intérieur de son défunt frère qui revit sous sa plume… Cela rappelle la fin d’un chapitre de Une vie de Jésus d’Ernest Renan, ressusciter, c’est continuer de vivre dans le cœur de ceux qui vous ont aimé.

On pourrait multiplier les exemples tant la tentation a toujours été très grande dans l’histoire des idées, d’introduire une certaine dose d’amour, de bonté et de bienveillance dans la relation au monde et aux créatures.

Dans les pages qui suivent, l’auteur parle surtout du pessimisme de Clément Rousset et de la joie, seule condition de résister un tant soit peu au pessimisme et au désespoir. On lit aussi tant de belles pages sur Michel Serres, un Michel Serres présenté sous un jour autre que conventionnel. Et on retombe aussi dans l’actualité brûlante et désespérante : presque un siècle entièrement dévoué à la paix, avant de vivre un violent conflit armé au cœur de notre continent européen… C’est donc la vision pessimiste de la nature humaine qui prévaut ; on parle de la présence de la violence dans le sang qui coule dans nos veines.

Etienne Klein sait résumer de manière très abordable des notions que l’on croit bien connaître alors qu’elles permettent simplement de voir que nous sommes le prolétariat de la culture scientifique. A la suite de Michel Serres qui constitue l’essentiel de cette analyse, il souligne la fluidité des concepts tels qu’univers, espace-temps, etc… et souligne le caractère évolutif de ces termes. L’univers lui-même ne désigne plus les mêmes choses lorsque l’évolution touche non pas des millions mais des milliards d’années ; et l’homme dans toute cette affaire fait figure d’être exceptionnellement jeune, le dernier venu.

Mais notre auteur ne s’en tient pas là, il déplore la séparation quasi hermétique entre sciences dures et sciences humaines : trop d’intellectuels français (et je suis du nombre) cultivent cette ignorance des sciences mathématiques, par exemple. Il parle même d’une hémiplégie… d’un prolétariat de la culture, le niveau le plus bas de la connaissance. Forcément, si l’on se désintéresse de la cosmogonie ou de la cosmologie, l’image de notre monde s’en ressent.

On lira aussi avec intérêt le rapprochement entre le père de la relativité et le groupe des Rolling stones, notamment sur les notions de temps et d’espace. Plus sérieusement, j’ai bien apprécié le portrait de grand résistant Jean Cavaillès qui se sacrifia car il était le chef et voulut s’en prendre aux Allemands qui le fusilleront pour son action héroïque…

Qu’aurions nous fait si nous avions été confrontés à une telle situation, nous rappelant qu’il vaut mieux mourir debout que de vivre à genoux. Serions nous allés jusqu’au bout ? Cavaillès s’est évadé à maintes reprises, a rejoint les réseaux de la Résistance et a défendu ses soldats noirs qui étaient soumis à de mauvais traitements de la part des soldats du IIIe Reich. En somme, un homme qui a vécu selon ses principes. Bel exemple de la rigueur morale protestante.

Le lecteur attentif appréciera à sa juste valeur la défense des femmes contre la misogynie de certains philosophes connus qui les croyaient incapables de devenir mathématiciennes.. On connait le scandaleux slogan, toute la femme est dans son utérus… Aujourd’hui, on taxerait un tel jugement d’essentialiste.

Mais il est temps de conclure, le compte-rendu devenant trop long. Cette approche épistémologique est très intéressante mais elle justifie aussi, hélas, mon ignorance du domaine de la philosophie des sciences. Mais j’ajoute une remarque : c’est à la fin de la lecture, la plus attentive possible, que l’on comprend enfin un tel titre : court-circuiter…

Et j’ai aussi été très intéressé par les variations sur le destin et le hasard. Mais je suis resté sur ma faim. Cela m’a tout de même rappelé mon premier écrit de jeune philosophe sur l’antidote de cette notion, le libre arbitre. Aristote lui-même se sert de deux images pour donner une définition, qui n’en est pas une, du hasard : vous allez au marché à Athènes et vous rencontrez Platon ; vous vous souvenez qu’il doit vous rendre une certaine somme d’argent.

Cette circonstance est un hasard… Second exemple : vous faites du jardinage chez vous et soudain le râteau rend un son nouveau. Vous regardez cela de plus près et vous découvrez qu’au pied d’un arbre il y a un trésor caché. Cela aussi est un hasard. Mais si vous ajoutez que ce trésor n’attendait que vous, vous introduisez un élément nouveau, une volonté propre, une sorte d’intellect cosmique qui vous était destiné en propre et non pas par hasard. Donc, on revient à la case-départ. Mais j’en reste là pour ne pas mettre la patience de mes lecteurs et lectrices à rude épreuve.

Lisez ce livre.

à propos de l'auteur
Né en 1951 à Agadir, père d'une jeune fille, le professeur Hayoun est spécialiste de la philosophie médiévale juive et judéo-arabe et du renouveau de la philosophique judéo-allemande depuis Moses Mendelssohn à Gershom Scholem, Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ses tout derniers livres portent sur ses trois auteurs.
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