Étapes de mémoire

© Stocklib / federicofoto
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Entre Liège et Cannes

Je vous demande de me croire : je n’avais vraiment pas pensé un moment faire une suite à mon article précédent sur la persistance de l’ombre de la Shoah dans la vie quotidienne de très nombreux d’entre nous, seulement voilà, un séjour en Europe a remis en marche les rouages de la Mémoire et du souvenir.

Le 5 mai dernier s’est ouverte à Liège, Belgique, une exposition remarquable par la manière scientifique et concrète avec laquelle elle retrace le destin tragique des 733 Juifs et Juives de la ville et de ses environs “présumés morts à Auschwitz” (c’est son titre). L’âme de ce projet, sa “locomotive”, en tandem avec l’historienne Barbara Dickschen, est le chercheur et historien Thierry Rozenblum, devenu depuis la publication de son livre et dvd “Une cité si ardente… les Juifs de Liège sous l’Occupation (1940-1944)” (Luc Pire, 2010), l’autorité incontournable sur cette matière.

Dans un espace mesuré mais extrêmement riche, cette exposition traite de façon magistrale la question du “comment”, c’est-à-dire , concrètement, comment a fonctionné le processus d’enregistrement, d’isolement, puis de “marquage”, de rassemblement et enfin de déportation sans retour, sous un ciel vide, de ces centaines de Juifs et Juives de Liège et en environs, dont les visages vous accueillent dans une composition frappante dès votre entrée dans l’espace. Elle propose de très nombreux documents originaux, rarement sinon jamais montrés (on préfère en général des copies, pour raisons de préservation du patrimoine), qui retracent les parcours familiaux ou individuels de nombreuses victimes.

L’exposition m’a aussi touché sur un plan très personnel. Ma mère, alors âgée de dix ans, a été cachée avec ma grand-mère pendant deux ans à Liège, de fin 1942 à fin 1944, dans un entresol de la place Sainte-Véronique, alors que son père et son frère l’étaient eux aussi, à quelques centaines de mètres de là. Ils ont tous survécu, mais vous comprenez bien que pendant toute la visite, je n’ai cessé de penser qu’avec moins de chance, leurs quatre visages seraient certainement apparus eux aussi aux côtés de ceux des centaines de déporté/es dont le regard vous fixe dès le début de votre parcours… L’exposition court jusqu’au 17 juin, ne la manquez pas si vous êtes à Liège bien évidemment, mais elle vaut le voyage de Bruxelles et même de Paris.

Un autre rendez-vous très important s’annonce pour l׳automne. Ce vendredi 20 mai, Michel Kichka, qu’on ne présente plus, a par contre, lui, présenté à Cannes le film en dessin animé tiré par Véra Belmont et Valérie Zenatti de son livre “Deuxième génération – ce que je n’ai pas dit à mon père” (Dargaud, 2012). Kichka, professeur à l’Ecole des Beaux-arts Betzalel de Jérusalem, est l’un des grands dessinateurs israéliens de notre temps, et à mes yeux, par le regard européen que lui donne son origine belge (Liège, lui aussi), en supplément à son regard pénétrant, à la fois aimant et (très) critique, sur la société israélienne, le meilleur, le plus complet.

Le livre raconte la vie de Michel, de son frère et de ses sœurs auprès d’un père survivant de la Shoah, et je n’en dirai pas plus, car je veux vraiment vous laisser l’émotion de la découverte. Tout y est important, et plus d’une fois, en le lisant et relisant, j’y ai retrouvé de mes expériences comme fils de deux survivants. Je rappellerai simplement qu’Henri Kichka, décédé en 2020, a été lui aussi une figure publique très importante, et l’un des “grands témoins” de la Shoah, par son livre et son infatigable activité publique de transmission de la Mémoire.

Je n’étais pas à Cannes, mais je sais que le film a été projeté devant 200 lycéens, dans le cadre de “Cannes écrans juniors”, et que ceux-ci l’ont applaudi pendant tout le générique final. Quelques jours plus tard, il obtenait dans cette compétition le Prix des Collégiens et le Prix des Lycéens, ce qui promet une “rampe de lancement” de qualité pour la sortie en salle en septembre prochain de ce film très attendu et qui, j’en suis certain, marquera les esprits (https://variety.com/2022/film/global/my-fathers-secrets-cannes-1235270736/).

Je connais Michel Kichka, comme Thierry Rozenblum, depuis longtemps, depuis les belles années du mouvement de jeunesse Hashomer Hatsaïr. Je vous le dis pour la clarté des choses, mais faites-moi aussi confiance : il n’y a ici nul “copinage”. J’ai certes une grande admiration pour tous les deux, pour leur chemin professionnel et le grand succès qui l’a couronné, leur personnalité, leur engagement, les valeurs qu’ils promeuvent, mais elle n’entame aucunement mon jugement. C’est donc sans la moindre hésitation que je soumets tout ce que j’écris ici à votre examen critique, l’exposition comme le film, en vous recommandant à nouveau de ne manquer, si c’est possible pour vous, ni l’une, ni l’autre.

Et la prochaine fois, promis, on change de sujet.

à propos de l'auteur
Né à Bruxelles (Belgique) en 1954. Vit en Israël depuis 1975. Licencié en Histoire contemporaine de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Ancien diplomate israélien (1981-1998) avec missions à Paris, Rome, Marseille et Lisbonne et ancien directeur de la Communication, puis d'autres projets au Keren Hayessod-Appel Unifié pour Israël (1998-2017).
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