« Et ces gens merveilleux des kibboutzim qui y avaient cru si fort n’y croyaient plus »
Nous sommes allés aujourd’hui visiter ma tante et mon oncle de Carmia, kibboutz du sud, qui ont été relogés avec quelque 400 autres membres dans un merveilleux kibboutz du centre. Solidarité des kibboutzim.
Ils nous ont reçus dans le petit bungalow face à la mer où on les a installés et nous avons siroté notre thé en écoutant les vagues. Mais notre pensée commune était dans leur si joli jardin de Carmia que ma tante aime tant. Je ne savais pas mon oncle romantique, mais même lui avait l’air perdu, loin de ses fleurs qu’il a mis en fond d’écran sur son téléphone.
Quand les militaires qui vont à Carmia lui demandent, on peut te ramener quelque chose, invariablement ma tante répond, juste si vous pouvez arroser mon jardin.
Une question grave se pose pour tous ces habitants des kibboutzim. Peuvent-ils retourner vivre chez eux ? En ont-ils envie ? C’est la question normale que tout le monde a le droit d’envisager après un drame. Ai-je envie de continuer à vivre à l’endroit de mon malheur ?
Est-ce que les Gazaouis se la posent aussi, cette question ? Par quelle distorsion de l’esprit est-il unanimement établi qu’ils seraient les seuls occupants de la planète à vouloir rester coûte que coûte en un lieu décrit comme « l’enfer sur terre » ? D’où ?
Le 7 octobre, je ne savais encore rien de ce qui se passait vraiment dans mon trou de Yafo sans internet, mais Lisa m’avait dit qu’elle s’était enfermée dans son mamad (chambre sécurisée) et que dehors, les champs brûlaient, et quand C. m’a appelée pour prendre de mes nouvelles, je lui ai dit en pleurant ils sont en train de brûler le paradis.
C. a été autrefois mon élève et il est aujourd’hui mon ami. Accessoirement, il est arabe et toujours les conversations avec lui m’ouvrent d’inédites perspectives. Ce jour-là n’a pas fait exception à la règle. Il a dit c’est le paradis pour toi, pour nous, c’est pas ça, le paradis.
Mais enfin C., une oasis, des fleurs…
L’histoire des kibboutzim est une histoire de bulles. Pas d’expansion, pas d’impérialisme, rien, le mot colonisation n’a aucun sens autour d’eux. On parle de désert. Ils se sont installés sur des dunes désertes du désert et ces petits bouts de sable désolés et magnifiques, ils les ont fait fleurir. Sans rien voler, à personne. Juste pour voir si c’était possible. Et quand ils ont vu que c’était possible, ils ont commencé à communiquer avec les voisins d’en face en disant regarde, fais pareil, j’ai testé pour toi, ça marche.
Mais C. a insisté. Oui et alors, c’est pas notre truc à nous, ça nous parle pas et ce disant, il m’a ouvert des pensées terribles.
Évidemment qu’on va retourner, ont dit mon oncle et ma tante, nous n’avons pas d’autre maison. Oui, a dit leur belle-fille, mais je ne peux pas élever mes enfants dans le voisinage de ces monstres. Je ne veux pas.
Dans la mer, il y avait des voiles de toutes les couleurs. Dans les allées, des vélos. Les enfants ? Nous ne les avons pas vus, ils étaient au spectacle d’Avraham Tal parce que les artistes israéliens défilent inlassablement auprès des réfugiés pour conjurer le cauchemar.
Oui mais si tu ne veux pas, comment faire ?
Personne ne sait.
J’avais en tête les mots de C. C’est ton paradis et il ne me parle pas…. Ces mains tendues des gens des kibboutzim, les fleurs, les cerfs-volants, la musique, les couleurs, ils ne les avaient jamais reçus, à Gaza, tous ces messages de paix, ils ne les avaient jamais compris, nous avions rêvé tout seuls et nous ne parlions définitivement pas la même langue, nous ne voyions pas les mêmes signes, nous n’avions pas les mêmes symboles.
Et ces gens merveilleux des kibboutzim qui y avaient cru si fort n’y croyaient plus. C’était ça, la vérité.
Tu sais, m’a raconté Lisa, pendant Tsouk Eytan (en 2014), ce sont des Gazaouis qui sont venus nous construire nos abris. Nous étions bombardés et je n’aimais pas les voir dans mon jardin, alors je m’étais enfermée chez moi et j’ai vu un avec un grand bâton qui battait de toutes ses forces mon arbre que tu aimes, tu sais, celui avec les piquants et il faisait sauter les pointes comme un forcené, avec une hargne dont tu n’as pas idée. J’ai oublié ma peur et je suis sortie, j’ai crié mais qu’est-ce que tu fais et il a baissé son bâton et il a baissé les yeux et son collègue m’a dit « sliha, sliha » (pardon, pardon).
Quand ils sont partis, j’ai sorti la super glue et j’ai remis à l’arbre toutes ses pointes qui étaient tombées au sol.
Comment tu veux qu’on parle avec ces gens-là ?
Ma tante si belle. Sa noblesse. Sa pudeur. Derrière l’ombre de l’arbre bouteille de Carmia, nous comprenions tous qu’il y avait toutes les ombres du 7 octobre. Le soleil s’était couché sur la mer.
De toute façon, nous ne pourrons pas rentrer tant qu’ils n’auront pas rendu les otages a continué ma tante en resserrant autour d’elle sa petite veste. Chérie… Pourquoi tu ne nous as pas dit que tu avais froid ? Parce que cela n’a pas une grande importance.
Et elle nous a remerciés d’être venus.