Est-il absurde d’invoquer le pardon ?
L’Université de Jérusalem est un lieu de grande ouverture sur le monde et un miroir saisissant de la richesse qui émane de la société israélienne dans son ensemble. Les enseignants et les étudiants se croisent comme partout, mais il y a ici une densité naturelle fondée sur des connexions internationales.
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On y rencontre des êtres étonnants comme dans tous les campus. Ici, c’est encore plus particulier : le professeur moldave qui enseignait l’arabe à Kiev et à Moscou est aujourd’hui spécialisé dans l’ukrainien, la linguistique et les religions comparées. Nous échangions des poésies yiddish puis persanes dans le bus 19 qui relie le Mont Scopus au Kikar Zion, le centre moderne de Jérusalem. Si simple, si évident !
Mais voici un russe dont le père fut, par hasard ou par sort divin (?), un juif soviétique tandis que la mère s’empressait de devenir orthodoxe chrétienne. Le petit et sa famille arrivèrent en Israël avec la vague euro-asiate. Linguiste de talent, il connaît normalement le persan avestique. Il se pique d’épouser une Zarathoustrienne d’Iran, voire de Bombay… Il y a des sites de rencontres mazdéens sur la Toile et quelques contacts possibles en Israël. Il y trouva une demoiselle délicieuse, férue de lettres persanes, d’une avestique parfaite. Hélas, elle affirma ne pouvoir céder à un mariage exogamique… comme l’étudiant lui-même qui ne se décidait pas à fuir sa pénible assimilation en paysage post-canaanéen.
Si Zarathoustra nous était conté… Au fond, cela consiste à plonger dans les entrailles-mêmes de notre civilisation juive, chrétienne et musulmane.
Pourtant, il faut bien accepter que l’appel de la foi mazdéenne est initialement étranger à la civilisation sumérienne ou sémitique. Elle est de Perse, elle ne peut être qu’avestique, donc liée au monde « aryano-persique ». Elle a irrigué un humus transcontinental et s’est fondue dans la philosophie, la foi, l’intelligence de l’épopée historique parmi les sémites à l’Ouest. Elle est devenue tibéto-Bön, tantrique au Tibet jusqu’en Mongolie et aux flancs du Pacifique.
Une affaire de Zarant-ushtra : de la langue pashto afghane à l’avestique ou l’ossète du Sud en passant par le perse et le védique indien: le nom désigne comme des « chameaux vieillissants, voire jaunis ou impétueux ». Cela correspond en sorte au dire : « A travers toute la région de Médie, le chameau avance en dansant car tout est possible et large en ce monde » (Yevamot 116a, 45a; Sanhédrin 7b). Trêve de bons mots ! Zarathoustra nous plonge aux environs du 18ème au 10ème siècle avant l’ère de Jésus de Nazareth. « Un jour comme mille ans, le jour d’hier » affirme le Psaume 90,4 que l’on ne sait définir sinon qu’il creuse avec ardeur notre conscience du divin, du bien et du mal. Il a fallu du temps pour distinguer la personnalité d’un sage issu de la région des Mèdes, Perses et Parthes. Il habitait non loin du fleuve Ditya, à l’Ouest d’Airyanem Vaejah. Il aurait résidé à Ragha, une sorte de « colline » dans le pays des Mèdes. L’Avesta, cette longue épopée morale, ne le confirme pas. On est donc dans le flou diachronique sans verser dans l’affabulation…Aurait-il donc vécu près de 258 ans avant Alexandre le Grand comme les Séleucides aimèrent à situer un être dont les Grecs s’emparèrent pour le travestir. Il « transgendrèrent » le Sage en Zoroastrès, le mutant en un « astre indissoluble ». Le Royaume d’Alexandre n’est plus présent à notre mémoire synchronique, celle de notre siècle. Pourtant son empire élargissait le monde hellénistique et romain jusqu’au-delà de l’Indus où Zarathoustra est encore bien présent dans les tours de Bombay.
En soi, l’empire « romain » d’alors, incluant la Perse, donnait une mesure exacte de l’enracinement spirituel de notre civilisation. On peut comprendre que les Mages virent un astre pour les mener jusqu’à celui qui ne « peut être dissout/dissolu ». Les Mages furent ces êtres instruits sur la valeur du salut par la vieille diaspora juive de Mésopotamie et de Perse. Il ne serait pas facile de décrire la pensée de Zarathoustra. Disons simplement qu’il chercha à clarifier deux éléments moteurs de nos sociétés et des comportements humains : « âsha = vérité » s’opposa désormais à « druzh = le mensonge » (persan moderne: « dorûgh »). Nous l’avons réduit en un affrontement gnostique sinon savant d’un manichéisme tardivement issu de cette même sève. »Asha – druzh = lumière contre mensonge » ou encore le prélude à un discernement entre le bien et le mal. Soyons francs : tout tourne autour de cette question.
Le judaïsme l’a résolu d’une manière radicale, en prenant les choses à la racine. Tous les mots hébraïques offrent un jeu subtil qui joue sur de nombreux paradoxes et des significations diversifiées, souvent opposées. La louange (hallel\הלל) s’accouple à l’insulte/malédiction (h’illulחלול) à partir d’une lettre chargée d’ambiguïté historique. En revanche, une chose est claire en hébreu: « Tov\טוב = bien » et ce radical s’oppose catégoriquement à « Ra’\רע = mal ». Il s’agit d’un discernement extraordinaire de la conscience humaine. Cela nous semble à la fois banal tout en restant extrêmement difficile à préciser.
Il a fallu tant de siècles pour seulement approcher de cette réalité morale que nul ne saurait imposer à quiconque : le bien peut vaincre le mal quand l’adolescent/e, de sexe masculin ou féminin mais non-indistinct (12/13 ans) peut enfin comprendre que Dieu seul aide à discerner entre ce qui est conduit vers la vie ou bien le tourment du mal.
Y a-t-il une place pour l’improvisation ? On le sait : à l’âge de 13 ans révolus, Abraham sortit le soir, vit la lune et décida de l’adorer. Puis, il alla dormir dans sa grotte. Au matin, il vit le soleil et décida que l’astre étant bien plus beau que la lune il le vénérerait en premier. Puis il vit la lune à nouveau : alors bien sûr ! Seul un Etre divin unique avait pu créer pareille mécanique, dépassant même la matérialité des éléments qui nous sont visibles pour nous entraîner à scruter ce qui est de l’ordre de l’invisible, de l’impalpable, de l’ineffable.
La tradition juive affirme qu’Abraham observa toutes les Mitzvot/Commandements de la Loi Ecrite et Orale ! Quelle précocité et intuitu personæ méta-historique ! Sur la base de quel discernement ? Les 613 Commandements y conduisent. Pourtant, le seul commandement de l’amour de Dieu et du prochain peut sauver d’une manière singulière quand il est question d’évaluer la qualité, la densité vraie de celui qui prétend à être un « être humain », « image et ressemblance de l’Ineffable Créateur des mondes visibles et invisibles (Marc 12,31). Mais que dire du « bien » et du « mal » ? Emmanuel Levinas, comme tout bon juif ashkénaze, mangeant un repas de la Pâque agrémentée d’une soupe de poulet, vint à s’interroger avec émotion sur le fait que la première bénédiction juive du matin consiste à bénir Dieu « Qui a donné au coq (sekhvi\שכוי) de discerner entre le jour et la nuit ». Le mot qui désigne ici l’animal veut aussi dire « conscience ». On dirait aujourd’hui « une garde éveillée, un coach quasi mentaliste et automatisé » ! J’ai passé près de six mois à faire un cours d’hébreu sémitique sur le sens, le rôle du coq dans la révélation. D’autant que le coq a bien crié trois fois et las ! Pierre trahit le Maître Jésus qui l’avait pourtant prévenu (Matthieu 26, 34).
Il est tellement plus de bon ton de s’interroger sur la profondeur de l’être, du néant, du conscient et de l’inconscient ou de la transfiguration par-delà l’incarnation et la résurrection que de scruter les sons matinaux d’un gallinacé que l’on croirait pompeux. Dit-il cocorico par un réflexe pavlovien acquis ou bien par un don imposé par le Très-Haut ? Il est question de conscient comme lorsque Jésus dit que « celui à qui il donnera la becquée le trahira… Va et fais ton ouvrage » (Matthieu 26, 23), dit-Il à Judas après avoir trempé le morceau et le lui avoir donné. Il faut discerner d’où vient le commandement. Et la conscience, le discernement ?
Il est vrai qu’on a vite fait de singer le coq, ; de faire le macho et hisser sa crête. Quant à distinguer entre le jour et la nuit, ce n’est pas donné à tout le monde.
Simon-Caipha-Pierre se chauffait tandis que le Messie était livré, il le renia et le coq chanta trois fois… (Marc 14,72; Jean 13,28;18,27). Job s’interrogeait: « Qui a donné l’intelligence au coq ? » (Job 38,36).Mais de là à comprendre par intuition ou par foi que le bien est possible, de même que la bonté ?
« Pourquoi m’appelles-tu « bon » ?, dit Jésus au jeune homme riche, « Dieu seul est bon » (Matthieu 19,17). Est-ce que Jésus de Nazareth est bon, alors que Lui-même pose la question, car qui oserait dire qu’un seul être humain, vivant pourrait être « bon » comme Dieu Seul l’est ? Celui qui est tant Ineffable et Invisible serait-Il dès lors « beau » et, pourtant, Invisible ? Peut-on être esthète et appréhender ce qui est divin dans l’humanité ?
Prenons le conte persan du Rouleau d’Esther et de Purim, la Fête des Sorts. L’action se passe dans ce contexte confronté à l’influence zoroastrienne. Bien plus tard, Mani reprendra ce choix en langue syro-araméenne. Et ce choix-même serpente à travers toute la pensée et l’oeuvre de Saint Augustin, converti du manichéisme.
Le bien est presqu’inexorablement dépassé par le mal comme si divinité et salut étaient hors de toute portée. Il y a une lutte constante entre une espérance possible et des réalités sociales ou historiques effroyables. Elles constituent notre vie quotidienne par lots de mensonges, de blessures béantes, par des atteintes répétées contre la dignité de la personne et des créatures. Il y a les meurtres, la violation de droits à peine déterminés. Il faut l’admettre: le Rouleau d’Esther/Hadassah est marqué par l’absence du Nom Divin dans le texte hébraïque. Eclipse ou choix laissé au libre-arbitre ?
Il est curieux que les Juifs de Suse assassinèrent tous ceux qui avaient voulu leur mort (Esther ch.9). En retour, qui peut juger des « Sorts », « Puru » en akkadien ? Il n’y eut pas de coq dans l’affaire. Il y eut deux femmes: Vashti dont le nom perse indiquerait la beauté, la bonté sinon même l’excellence (« vahishta » en perse moderne) – une chaldéenne à la carnalité malsaine et Hadassah, devenue Esther, entre divinité païenne et Moïse au féminin cachant sa judéité pour la révéler quand il devient urgent, indispensable de sauver un peuple. Un peuple, sans doute, peut-être davantage : le sceau indélébile d’une Présence innommable poussant des êtres à témoigner que la vie morale est essentielle.
Rien de neuf sinon qu’Esther sauva le peuple. Il n’y eut pas d’Esther pendant le temps de l’Holocauste. Manitou (Rav Léon Y. Askénazi) le répéta longtemps. La Shoah fut en germe mais ne se produisit pas au sein de la civilisation persane. La Destruction, la Catastrophe – le Churban-Khirb’n/חורבן – s’est manifesté au sein de vastes peuplades ayant été largement marquées par le sceau indélébile du baptême rédempteur dans le Messie. Il pourait se passer mille ans. Ils passeront sans doute, pourquoi pas ? Mais cette apostasie ne peut se suffire de paroles d’apaisement pour des générations oublieuses, branchées sur d’autres perspectives. Elles comportent cependant, comme une pâte âcre et amère la « promesse » négative d’autres exterminations à venir. Si la morale vient à faillir, l’apostasie affleure comme un serpent qui séduit subrepticement des consciences troublées comme pour leur dire : « qu’un peu de ce sang, de cette sève humaine est si fascinante et source de tourment identitaire qu’il appellerait presqu’au meurtre païen en contradiction au Sacrifice de louange ». Le russe l’exprime : « krasivo\красиво = beau » tandis que « krasno\красно » est « rouge » comme la vie qui apparaît dans l’expulsion du plasma.
Cyrus publia pour les Juifs le décret qui leur permit de monter à Jérusalem. Il est placé à la fin de la Bible hébraïque et suggère une voie ouverte sur le futur. Un futur qui garde toute son actualité prophétique. Depuis, les déportés de Babylone acceptèrent de revenir à Jérusalem. Ils avaient rebâti le Temple, la Dédicace l’avait consacré solennellement. La langue hébraïque avait été entendu dans ce Lieu ainsi que l’araméen de l’exil qui fut le pidgin international ou l’esperanto de l’époque. Il faut souligner la présence des traductions car les langages et les connaissances étaient variées. Un Temple fait de mains de maçons qui redécouvraient un point d’ancrage tellurique et inamovible. Pourtant où était la Présence, la Shekhinah/שכינה ?… sinon dans cette confrontation mentale obsessionnelle entre le bien et le mal, ce qui est « bienfaisant et réconfortant » et ce qui est « autre, en altérité, en inimitié ». Dieu est au milieu du peuple pour peu que celui-ci soit capable de dialoguer et d’entendre Son message.
Nous restons dans cette incertitude entre le « bien et le mal ». Rava demandait, à Pourim, de boire du vin jusqu’au seuil de la saoûlerie – ce qui est contraire à la morale juive – afin de plus pouvoir distinguer entre « Arur Haman\ארור המן = Maudit soit Haman » et « Barukh Mordechai\ברוך מרדכי = béni soit Mardochée » (Megillah 7b).Nous continuons de vivre comme dans le film « Le Dictateur » de Charlie Chaplin qui, dans le ghetto – et en langue esperanto ! – passe du Mauvais au Bon par une volte-face dont le dessein reste caché à notre intelligence, notre discernement. La beuverie jette au-delà du mal ou du bien, des errements irrationnels ou les absences, les fulgurances orageuses de la conscience quand l’être humain perd la matrîse de lui-même et sombre par dérives irrépressibles vers l’insaisissable.
Etre bon est une gageure, un choix périlleux. Notre vie n’est pas uniquement astrale, en flux comme les fleuves et chargée de vie ou d’un esprit tenace, têtu, hargneux dans sa soif à s’emparer, asservir la vie d’autrui, de la détruire et de nuire à notre propre destinée… au nom d’une éternité juste et éternelle. Il n’y a rien de plus vil que ces hobereaux de l’âme – clergés de tous ordres – qui savent ce qui faut faire par des tours de passe-passe mentaux prétendument inspirés. Ils peuvent se convaincre d’être trahis. Ils sont assaillis par la peur de perdre leur pouvoir ou de manquer à l’exercer. Ils en viennent à détruire ceux qui cherchent la voie de la confiance, de la fidélité et de la foi. Le pire est alors d’affronter de face ce qui révèle une bassesse de lampistes. Ils feront tout, jusque dans le silence pour taire la justice. Cela s’appelle le blasphème, l’amoralité et donc le dénigrement de l’oeuvre reconnue comme venant du Créateur : « Cela était très bon = tov me’od/טוב מאד ». Deux petits mots sémitiques dont « me’od » est composé des trois consonnes qui forment l’être humain.
Non, Jésus de Nazareth n’a pas parlé grec. Peut-être pouvait-il éventuellement discuter avec un Juif helléniste ou un philosophe de passage, voire un soldat de Sparte ou du Péloponnèse… Nous n’avons pas de podcast qui pourrait venir en soutien de certains esprits très pieux qui peuvent, par une fascination pour cet idiome matriciel des langues indo-européennes et une passion à défendre l’héritage des païens, s’imaginer que le Fils de l’Homme pourrait être extrait de la semence sémitique.
Au soir des jours de la création, Dieu vit que, dans la création, tout était « très bon ». Oui, « kalos/καλος » veut dire « bon » et « beau ». En hébreu « qalout/קלות » veut dire « frivolité, légèreté » au point qu’en yiddish le mot signifie « irresponsabilité ». On se sent confiné en pleine actualité des fractures morales qui traversent les sociétés par à-coups rapprochés.
L’hébreu indique une qualité »tov/טוב » = « bon, bon au sens de bénédiction, bon comme par un geste de miséricorde ». On retrouve ce sens dans les Béatitudes en araméen où « Heureux » est traduit par « tabayhun / ܜܘܒܝܗܘܢ ». La bonté conduit à être délié, avoir un coeur de vraie bonté envers soi comme envers autrui. Elle permet de se mettre en marche, de dépasser les « marches » qui, en français, désignaient initialement les « frontières à ne pas dépasser ». Il y a une gestation lente, pesante parfois, qui peut mener à avancer par des va-et-vient irrépressibles. L’année 2020-2021 nous montre comment ce mouvement d’avancée doit soudain s’arrêter, voire se replier sur des limites territoriales. Elles restent sans effets pour les virus.
La beauté subjugue. Elle peut mener à la contemplation. On peut comprendre que le monde des icônes, des fresques, des peintures qui, dans les traditions de l’Orient chrétien, ornent des lieux de culte apportent et confirment cette intuition d’une profondeur insondable. Elle lie le bon au beau de manière apaisée et avec équanimité.
La bonté reste d’une autre nature. Elle implique, elle inclut le sacrifice positif en vue de la vie.
« Donne-moi de voir mes transgressions et de ne pas juger mon frère » (Prière de Saint Ephrem le Syrien pendant le Grand Carême byzantin). On pardonnera la réaction à une telle proposition, dite dans la foi et la prière, du moins, c’est ce que l’on prétend. En français courant, autant le dire tout de go, çà déchire grave ! Cela fait des siècles que l’on redit cette demande sous des formulations diverses.
Voir à quel point nous bifurquons du droit chemin, tordons nos esprits, nos sentiments, émotions pour aller au-delà de ce qui est juste et bon. Voir encore – c’est bien plus profond mais c’est aussi la conséquence de notre capacité à discerner ce qui dévie en nous – voir et agir de telle manière que nous pouvons vraiment ne pas juger notre prochain. Non pas seulement celui qui nous est proche, mais aussi ceux, – hommes et femmes de tous âges et conditions – qui provoquent en nous des réactions particulières. Que devenir alors quand nous perdons ce sens d’une appréciation équilibrée d’autrui et de notre intelligence à l’aborder avec rectitude ?
Voici ce qu’écrivait Vladimir Jankelévitch en 1986 : « Lorsqu’un acte nie l’essence de l’homme en tant qu’homme, la prescription qui tendrait à l’absoudre au nom de la morale contredit elle-même la morale. N’est-il pas contradictoire et même absurde d’invoquer ici le pardon ? » [in : L’imprescriptible, Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, p. 25].
Le philosophe ne pouvait aborder la question toujours actuelle de l’apostasie. Le grec « apostasia » désigne une révolte, une défection, littéralement il est question « s’écarter, prendre le large, faire front à une impasse ». C’est exprimer que l’on abandonne avec violence une ou plusieurs convictions que l’on a professées au cours d’un temps révolu ou qui suit une voie délétère. La morale en vient à contredire ce qu’elle a affirmé sur la durée.
La question de Simon-Kaipha à Jésus apparaît alors dans un contexte de Kippour : “Combien de fois dois-je pardonner ? Sept fois ?” – Jésus répond : “Soixante-dix (-sept) fois sept fois » (Matthieu 18, 21).
C’est en cela que le “pardon” est l’âme du judaïsme et du christianisme. Cela dépasse toute chose démontrable ou explicable. C’est immatériel et pourtant le pardon est sans doute la forme la plus élevée, la plus difficile à atteindre pour l’être humain.
L’âme du pardon est de tout supporter, non que tout soit supportable, loin de là. Mais, très souvent au cours de la journée, me viennent les paroles du psaume “Ils ne savent pas, ils ne comprennent pas – לא יודו לא יבינו”.
Comment mesurer la cohérence de densité humaine ?
Or, le mot « perversion » vient du latin « pervertere » qui signifie « retourner, renverser » comme dans le cas de la conversion-techouva/תשובה ». Il faut s’interroger sur cette propension – quasi morbide – de systématiquement tourner retournement positif vers l’Eternel en des transgressions lâches et dégradantes.
La joie du mois d’Adar est comparable à celle qui traverse le Grand Jeûne ou Quarante Jours (Carême) des Chrétiens d’Orient dans leurs célébrations faites de paisible quiétude et de confiance. Les choses sont plus problématiques cette année.
Pourtant, la joie commence surtout par le 7 Adar, jour de commémoration de la naissance et de la mort de Moïse. Une soirée et une journée d’étude. Celui qui a foi est conscient qu’il ne sait rien ou bien peu de choses.
Dans des périodes de grande confusion, il est facile de donner des avis, des conseils qui s’avèrent vides, sans fondement.
Je le redis sans cesse et plus particulièrement cette année 2024 – 5784 (juive) et 1445 (de l’Hégire) : à Jérusalem, – comme à cette heure dans le monde – je pense en particulier à l’Ukraine, mais aussi Gaza, le Néguev, la Syrie, l’Arménie, La Plaine de Ninive – il y a des âmes qui crient, hurlent – non seulement les vieilles souffrances des multiples persécutions. Il y a le cri de l’âme de tout habitant, de tout peuple, langue, nation, de souffrances si peu comprises et explicables qu’il ne semble rester que la solution de la déraison.
Alors, comme le poète yiddish Avrom (Abrashe) Sutzkever l’écrivit avec le sang de son âme : « Qui restera ? Dieu restera. N’est-ce pas suffisant pour toi ? / װער װעט בלײַבן? גאָט װעט בלײַבן, איז דיר ניט גענוג? ».