Errare humanum

Impossible de ne pas participer. De crescendo en crescendo, la jeune fille avait atteint le point de non contrôle. Les reproches adressés à son père, visiblement abasourdi, franchissant carrément le mur du son traversaient tout le restaurant. Perçant les oreilles de tous les consommateurs. Des reproches qui, Jonathan le constatait malgré lui, parcouraient le spectre total du temps. Le passé, le présent, le futur. Jusqu’à ce qu’une convive, jugeant un seuil dépassé, se décidât à intervenir. Intelligemment, à voix calme, avec une teinte d’humour, elle contint la première réaction, brutale, de la jeune excitée. Et parvint même à ramener la discussion entre la fille et son père vers une tonalité presqu’apaisée.

Admiratif de la performance  diplomatique, Jonathan se vit entraîné, quasi indépendamment de sa volonté, vers un élargissement du constat. La violence  est partout. Elle atteint dans le monde aussi un point de non contrôle.  Ukraine, Gaza, Soudan, Afrique centrale, Islamisme, un peu partout, l’oscillation entre mémoire et rêve perturbe le présent. Personne ne venant interrompre son monologue intérieur, il laissa filer une pensée vagabonde.

Le recours au passé pour retour au temps perdu. Poutine, dictateur russe reconstitué, qui veut ressusciter le grand royaume d’antan. Nouveau peuple palestinien qui se réfère à une réalité antérieure disparue. Afrique centrale qui veut se libérer d’un Occident déjà replié sur son territoire intérieur. Islam ‘’daechisé’’ qui lance Le Hamas pour effacer toute présence juive au Moyen Orient, à travers l’Etat d’Israël, pourtant déjà devenu pièce maitresse régionale. En prémisse de conquête du monde par une religion jadis dominante……

Outre ces formes extrêmes, par la voie des redéploiements nationalistes, du populisme, de l’exploitation des religions comme accès au régime théocratique, une remontée des archaïsmes se manifeste de façon générale. On cherche dans le passé les réponses aux questions du temps présent. Droit du sol contre droit du sang. L’utopie de la restauration d’un état antérieur alimente les frustrations d’un état présent dégradé et apparemment sans avenir. Les paysages, les villages, de la terre palestinienne de 1948 sont depuis longtemps remplacés par un urbanisme moderne intensif. Le simplisme, les slogans, les condamnations, ni même la violence, attentats, terrorismes, n’y peuvent rien, il n’y aura pas de réveil d’un état mythique. Même vainqueur, Poutine est déjà battu. Il a rendu l’Ukraine plus ukrainienne qu’elle ne l’était avant sa tentative d’envahissement.

Inventer le présent plutôt que de réinventer le passé. Plutôt que d’idéaliser le futur. Jonathan retrouvait là le malaise diffus ressenti quand il entendait, malgré lui, la jeune-fille reprocher à son père de ne pas avoir fait, de ne pas envisager  de faire…. Au lieu d’imaginer comment faire, maintenant. Se référer à une grandeur disparue remplace le défi de lancer la Russie actuelle dans un grand effort d’inscription dans le monde moderne, tel qu’il est. Avec les risques que cela comporte. De libération des esprits, des individus, de la société. Imaginer une nouvelle société palestinienne. Mobilisée pour la paix, l’économie, l’éducation, la santé, la technologie, le dialogue. Acceptant ‘’la promesse solennelle par une nation à une seconde nation  du pays d’une troisième’, rappelée par Arthur Koestler. Au lieu des combats d’arrière-garde, de fixage idéologique, de  nostalgie et de rancœur, de l’affrontement stérile et destructeur. Evacuer le décalque de l’histoire sur la situation israélienne actuelle et désinfecter les positions et les programmes politiques du virus de la religion, en l’abritant et la protégeant dans son territoire naturel, le territoire individuel. Abaisser le rétroviseur, détourner la longue vue, investir toute l’énergie et la créativité dans l’effort du ‘’vouloir vivre’’ de Schopenhauer. Avoir le courage, l’audace, de revisiter le Coran à la lumière des réalités du XXI siècle. Sachant que la libération requiert l’invention et non la restauration.

Errare humanum, perseverare diabolicum.

Embellir le passé, rêver le futur, c’est dans la nature humaine. Mais sans oublier que l’étymologie de ‘nature’ est ce qui est en train de naître. Les peuples, comme les Etats, comme les hommes, doivent quitter l’idolâtrie des temps passés où à venir, se projeter dans le seul temps de la vie, le temps présent. Ils doivent se débarrasser de la constante et généralisée fausse idée de leur ‘’identité’’. Non pas un état, hérité ou rêvé. Mais une force, active, un mouvement permanent de création.

Il se serait bien levé. Pour aller révéler à la jeune fille là où l’avait menée cette songerie improvisée.

Réflexion faite, bien éveillée cette fois, il préféra éviter aller se faire jeter au diabolicum. Il reprit un café. Bien serré.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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