Entropie

C’est de la faute de Paul Valéry. Il n’avait qu’à ne pas écrire « Nous ne sommes presque jamais ». Et ne pas aggraver son cas en complétant « mais nous fûmes et nous serons ». Ce qui relança Jonathan sur la piste du professeur Arnold Kaufmann. Hors norme, introducteur en France du monde des mathématiques floues, inventeur d’un dérivé, la « stimulation inventive ». Et qui l’avait, un jour passé, initié aux joies de l’entropie.

Selon sa définition personnelle, le phénomène de production de la pensée, en aller-retour permanent entre le désordre absolu et l’ordre absolu. Du fatras au blocage intellectuel. Le créneau de création de la pensée se situant dans le mouvement de passage entre les deux états.

Le désastre contemporain du vide politique, de la déconfiture universelle de la politique s’expliquait clairement. Par oubli complet que, là comme ailleurs, la vie est création. La référence au passé comme la projection dans le futur manquent à traiter la succession des instants qui font le fugitif présent. Aucun système, aucun modèle ne peuvent se perpétuer en dehors de l’adaptation permanente. L’idée devenue idéologie meurt d’inanité.

Dans la démocratie parvenue au bout de son cycle comme dans la dictature de toute nature,la fracture entre le terrain politique et le terrain de la « vie courante », comme on le dit si bien, relève essentiellement de la démagogie. Les démagogies opposées de l’extrême « gauche » ou de l’extrême « droite », telles qu’elles aiment respectivement à perpétuer des étiquettes mortes. Mais aussi la démagogie du « centre », égaré dans la promesse mortifère d’une vie politique comme un long fleuve tranquille.

Il est fort probable se dit Jonathan, qu’un historien pur jus trouverait dans l’examen de l’histoire de la France entre 1789 et 1999, parsemées de rares illuminations, deux cents années d’alternances entropiques stériles. De l’exubérance irrationnelle révolutionnaire , comme aurait dit Alan Greenspan, à la restauration mortifère de l’ordre absolu. De la même manière qu’un autre historien d’envergure plus cosmopolite, trouverai certainement peu d’intervalles dans la vie du monde où se seraient glissées quelques accidents de lucidité entre l’hystérie maoïste, la démiurgie hitlérienne et la congélation géopolitique de la guerre froide. Et comme les projecteurs du monde entier braqués sur le petit bout de terre que constituent la terre israélo-palestinienne, illustrent une autre stérilité mortifère. Celle de de la balance entre le barbarisme de l’islamisme extrémiste et l’exploitation d’une réponse juste par un extrémisme religio-nationaliste.

Comme toujours, la voix d’un intellectuel, lui toujours en recherche de la phase créative du processus d’entropie, met des mots sur le temps mort de la pensée. Cette fois, c’est Péguy. Qui parle de « la génération creuse ». La démocratie meurt quand personne ne se lève pour la défendre.

Il est temps que ce monde perdu se saisisse de cette « plage d’entropie », chère au professeur Kaufman, pour revivifier le présent actif que méritent de nouvelles générations. Qui n’y sont pour rien mais qui sont prêtes à tout.

Le vide de toute pensée du monde moderne, l’absence de toute réflexion politique globale, rend vitale l’obligation de cesser de naviguer entre une existence figée dans le respect de temps passés plus ou moins inventés, et la projection faussement idéalisée d’idéologies inévitablement porteuses de désordres annoncés. La vie des sociétés, comme la vie des humains, la vie de la nature, relève d’un processus permanent de création. Le rythme de l’innovation de tous les instants rend impératif l’effort d’adaptation de tous les instants.

Deux des composantes de la société humaine apparaissent comme les plus aptes à répondre à cette exigence. Paul Eluard l’a proclamé, « la femme est l’avenir de l’homme ». Elle dispose des armes de l’optimisation de chaque instant. Sens vital intime, sens pratique, sens de l’équilibre rationnel / émotionnel. L’Occident, la France comme Israël ont entamé une partie du chemin dans cette voie. L’accès à l’éducation, principalement, l’ouverture de l’universalisme commencent à entrouvrir une porte à la libération féminine dans l’autre part du monde.

Et par définition, les jeunes générations, évidemment toujours insatisfaites de la situation laissée par leurs aînés, entraînées au changement par le flux accéléré des innovations de tout bord, deviennent des acteurs naturels du « tout, tout de suite ».

Dans cette lutte entre réalité et illusion que cerne le phénomène de l’entropie, un principe peut aider et participer à la pérennisation d’un présent vivant. Il s’appelle principe de subsidiarité. Le maire est probablement le seul personnage officiel épargné par l’opprobre générale jetée par les citoyens sur le personnel public, et plus encore le personnel politique. La confrontation directe, immédiate, entre un problème et la recherche de solution, constitue le chemin le plus court, le plus pur, à la créativité et l’efficacité.

Merci Valéry, pensa Jonathan, merci professeur Kaufman. Après tout, derrière une apparente provocation philosophique, sous le décorticage de la mécanique de la pensée, se cache la seule vérité. La vie. Shimon Peres définissait l’identité israélienne comme « A wish for life », un désir de vie. Une étude poussait la définition un pas plus loin, « A will for life », une volonté de vie. Entre la mémoire et l’espoir, le devoir. Le devoir de vie. Les femmes, les jeunes doivent insuffler au nouveau monde, à chaque instant, la « stimulation inventive ».

Inch Allah !

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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