En vrac

Reprendre son souffle, de temps en temps, ça aide. Se retrouver à la fraîche, bercé par les vagues toutes douces du matin, réchauffé par le soleil clément de l’aube sous le bleu clair du ciel sans nuages, ça ressource. Ils étaient douze, en parité femmes/homme parfaite. Tous, visiblement en mode « repos du guerrier ». Allongés sur le sable, assis en tailleur, dos à dos. Bien réveillés mais bien calmes.

Profitant de ce moment privilégié, rares en ces temps tumultueux, Jonathan leur proposa de se libérer du terrain. De se laisser aller à lâcher quelques leçons, plus générales, tirées comme ça, de ces luttes à répétition. Tranquillement.

Un des allongés, le docteur, alla jusqu’à se redresser à moitié et, appuyé sur un coude, tourné vers l’assemblée, il évoqua la question que l’expérience en cours lui avait suggéré. « Comment parvient-on à devenir dictateur ? ». Il y a le modèle absolu. Hitler. Une prédestination génétique peut-être. Qui ne demandait qu’un carburant nourricier. Ce fut la haine des Juifs. Cristallisant une force de fascination. Intelligence du mal, folie de la destruction, règne de la peur, exigence d’obéissance, prédation des choses et des gens. Un cocktail qui emporta un peuple, anéantit un autre. Et renversa le monde.

D’autres, moins démiurges. Mais habiles à exploiter une position de force. Sécuritaire pour Poutine, religieuse pour Erdogan. A profiter des trop bonnes manières de l’opposition. A surfer sur une vague droitière qui irrigue une majorité de populations. A user de la carotte pour certains et à abuser du bâton pour d’autres.

Et puis, il y a notre modèle à nous. Car il y a bien, dictateur. Un goût du pouvoir, pas forcément initial. Mais qui se renforce sur la durée. On y prend goût. Une addiction qu’abreuve un bibi-ouisme aveugle et une habileté maléfique à constituer une cour de dépendants, préférablement de peu de valeur mais pétris d’obéissance. Une grande fermeté dans la trahison, le déni. Une préférence sans cesse accrue pour sa propre personne, étendue à son clan. Et une indifférence sans cesse plus profonde pour un pays dont il se sert plus qu’il ne le sert.

Le souffle un peu faiblissant du docteur trouva un relais par la voix un peu suraigüe de la conseillère financière. L’expérience du conflit, en particulier dans sa phase de durcissement actuelle, la portait, elle, à un autre constat. La juxtaposition originelle de « démocratie » avec « Juif », chargeait dès sa création l’Etat Israël d’une contradiction ontologique. Une contradiction qui ne faisait pas peur à un ensemble de pionniers visionnaires, à un cercle politique et à une population, qui se disaient tous que la contradiction, c’est ce qui nourrit la singularité juive. Et que cet Etat tout neuf, comme le peuple qu’il représentait, allait offrir au monde des nations un modèle tirant de sa contradiction de base son originalité créatrice. ça a d’ailleurs marché ! Kibboutz, guerres victorieuses, fleurissement du désert, Ben Gourion vieux lion, développement économique, urbanisation, épanouissement culturel, bientôt start-up nation… Le monde ébahi, admirait. Jusqu’à ce que, petit à petit, le modèle se grippe. L’euphorie du succès qui dévoie la nature démocratique dans une aventure quasi coloniale. Qui développe au-delà de ses frontières, un comportement de quasi apartheid. La religion qui quitte le domaine privée pour s’infiltrer en politique. Puis qui, à la faveur d’un « arrangement » tel que le jeu politicien peut en fabriquer, se met en mesure d’introduire la théocratie au sein de la démocratie. Portant ainsi la contradiction à son ultime. Tentant, toute gonflée de sa capacité de chantage et de sa pratique inespérée du pouvoir, de subordonner la vie démocratique à la loi religieuse.

Gonflant alors sa voix, la jeune femme interrogea alors tout haut. En est-on arrivé au point de rupture ? Au point où deux voies se dessinent. La démocratie parvient à s’imposer. C’est-à dire à s’imposer à la religion. A la remettre à sa place. C’est-à-dire à un dosage contrôlé, institutionnalisé, d’influence dans la vie publique, Shabbat, fêtes. Un retrait total de la vie politique, une acceptation des règles de la vie laïque, armée, éducation, santé…. Ou bien, la religion réussit son OPA publique. Avec la partition en conséquence entre un Etat juif laïque et un Etat juif religieux. Disposant de règles propres. Et dans le meilleur des cas de recoupements dans certains domaines. Le conflit interne en cours constitue la matérialisation de l’apogée de notre contradiction de naissance.

Jonathan pensa, sans le dire, la troisième des deux voies, c’est la contradiction qui devient auto destruction. Par affrontement mortifère.

Il n’eut heureusement pas le loisir d’approfondir sa réflexion. Le conducteur de bus déplia ses longues jambes, se gratta la tête et finit par prendre à son tour la parole. De son côté, à bien y penser, il lui apparaissait qu’à force de lutter contre, on oubliait de proposer pour. Je m’explique, dit-il. Il est effectivement vital de s’opposer au démantèlement des bases morales et institutionnelles de notre pays. Mais l’obstination dans la forfaiture des tenants actuels du pouvoir nous contraint à un rôle exclusif d’opposants. Un rôle négatif. Réactif et non actif. Oublieux du principe de vie publique comme de vie personnelle. Qui est d’inventer, d’anticiper, de construire, de s’adapter. Ils veulent soumettre le juridique à l’exécutif et au législatif. Annexer les territoires occupés. Abaisser le statut des minorités arabes israéliennes. Privilégier le religieux au détriment du laïc. Soumettre le pays à la loi religieuse.

Il ne suffit pas de dire, « allez-vous faire voir ailleurs ». Sur tous ces points nous devons faire savoir ce que, nous, nous allons faire. Rééquilibrer les trois pouvoirs en fonction de l’expérience passée et des besoins nouveaux. Créer les conditions d’un arrêt du conflit Palestine/Israël et d’une nouvelle politique d’autodétermination. Restituer plein statut aux minorités internes, stopper la dérive criminelle et leur donner tous les moyens de participer à l’enrichissement du pays. Protéger la pratique religieuse et annuler son rôle en politique. Développer l’intégration régionale, en particulier sur les problèmes communs, climatiques, environnementaux. Relancer l’économie, le financier et le développement technologique. Adopter le principe de subsidiarité pour mieux répondre à la complexité du monde.

Chacun se regardait. Surpris et satisfait de cet exercice matinal. Une espèce de devoir accompli.                                                                                                                Jonathan leur proposa une triple triple conclusion.                                                      Dictature : le refus, le refus, le refus.                                                                Un Etat juif démocratique : démocratie juive pour tous, démocratie juive pour tous, démocratie juive pour tous.                                                                                                    Lutter contre et proposer pour : programme, programme, programme. 
                                 
Et en récompense : Allons piquer une tête, deux têtes, trois têtes. Et pourquoi pas quatre !

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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