Emile Moatti, un témoignage

J’ai fait la connaissance d’Emile dans le cadre d’une association de Juifs originaires d’Afrique du Nord, à la fin des années 90. A l’époque, nous nous retrouvions dans le cadre de ses réunions, où je rencontrais plusieurs personnalités qui eurent ensuite leur trajectoire propre : ainsi, l’un devint beaucoup plus tard président du CRIF.

A l’époque aussi, un grand espoir dominait aussi bien en Israël que dans la Diaspora : celui que le dialogue israélo-palestinien, initié par les accords d’Oslo, aboutisse enfin à une paix entre les deux peuples. Dans ce cadre, toutes les initiatives prises pour favoriser partout le dialogue judéo-musulman étaient bienvenues ; et c’est ainsi qu’il fut proposé et accepté la proposition commune d’Emile Moatti et moi-même de produire une émission de radio spécifiquement consacrée à ce dialogue, sur l’une des quatre stations – existant alors – de la fréquence juive de Paris.

C’est ainsi que j’ai découvert trois choses, au fil des années et en parallèle : la formidable personnalité de ce nouvel ami et son œuvre ; l’univers de l’inter-religieux que j’ignorais totalement ; et bien sûr le métier de journaliste amateur sur les ondes, travail bénévole en parallèle à mon métier d’ingénieur.

Commençons par ce métier, commun à Emile et à moi-même. A l’époque, il avait pris sa retraite avec quelques années d’avance, retraite prise donc dans des conditions peu avantageuses mais afin de se consacrer le plus possible à sa véritable passion pour le dialogue interreligieux, passion qui remontait déjà à plusieurs années. Il avait écrit (1) : « Je pressentis là un chemin vers un idéal millénaire susceptible de réunifier l’humanité en lui faisant redécouvrir la voie du Dieu-Un : servir Dieu, c’est s’engager pour propager la justice – égale pour tous – et engager ceux qui possèdent à la solidarité matérielle au profit de ceux qui n’ont pas assez. » « Sa devise était : « Par toi Abraham, toutes les Familles de la Terre seront bénies » (Genèse 12 : 3) ».

Polytechnicien, il avait clairement sacrifié une carrière de cadre supérieur qui aurait pu être brillante ; mais paradoxalement, c’est son métier d’ingénieur qui allait lui faire rencontrer un Islam peu connu à l’époque : il fut envoyé pour suivre des chantiers dans des républiques d’Asie centrale de l’ex-URSS, où à l’époque les religions étaient tout juste tolérées ; mais où aussi des musulmans vivaient en parfaite harmonie avec d’anciennes communautés juives, à l’époque assez nombreuses. Comme il devait me le dire, cela lui sembla en parfait contraste avec la mémoire douloureuse de ses compatriotes juifs d’Algérie, ayant fui en masse le pays au moment de l’Indépendance.

Quelques mots, justement, à propos de cette mémoire. Celle de son enfance est brièvement rappelée dans la préface de l’ouvrage collectif « Abraham » (2) : « Nous vivions au sein d’une société pluri religieuse où se côtoyaient juifs, chrétiens et musulmans. Nous avions coutume de reconnaitre « l’autre » dans sa dimension religieuse que nous percevions de façon toute naturelle : différent de nous par sa pratique, nous le savions rattaché au même Dieu (…) ». Fait original parmi ses compatriotes juifs d’Algérie, la famille d’Emile Moatti était composée d’agriculteurs. Elle vivait à Miliana, petite ville à une centaine de kilomètres au Sud-Ouest d’Alger.

Cette famille, comme celle de son épouse Josette disparue deux ans avant lui, avait vécu une vingtaine d’années avant l’exil physique un autre exil, pour reprendre le titre d’un livre de l’historien Benjamin Stora ; un exil politique celui-là avec les lois raciales du régime de Vichy qui allèrent plus loin encore pour l’école que dans la Métropole, puisque les enfants juifs en furent chassés. Or Emile évoqua l’enfance de son épouse par ces quelques lignes : « Orpheline de mère à sa naissance, elle avait été scolarisée à Alger, durant la Seconde Guerre Mondiale, dans une école catholique des Sœurs de l’Assomption. Et elle en avait gardé un souvenir très reconnaissant. »

Cette façon même de positiver un épisode tragique est en parfaite cohérence avec ce qu’était son éthique personnelle : ne jamais céder à la rancœur ; voir le côté lumineux de certains, sans se laisser contaminer par la noirceur d’autres. On pense aussi à son compatriote André Chouraqui, lui aussi originaire d’Algérie et bâtisseur infatigable puisqu’il fut, on le sait, un des pères fondateurs de la Fraternité d’Abraham.

Emile m’a donc fait découvrir un univers nouveau pour moi, et c’est à ses côtés que j’ai assisté à des conférences de la Fraternité, et à ma première Assemblée Générale à la Grande Mosquée de Paris. J’ai pu alors bénéficier de son carnet d’adresses qui était très riche, et qui nous a permis de faire entendre plusieurs personnalités sur le ondes du 94.8 FM. Quelques années plus tard, on le sait, on a connu le tournant tragique de la deuxième Intifada et – dans une réplique insupportable – les premières manifestations et violences antisémites dans notre propre pays.

A nouveau, je retrouvais Emile dans son engagement profond, quand nous furent les premiers et fidèles membres de la commission créé dans l’urgence par le CRIF, pour maintenir un lien avec les musulmans : invitations de représentants d’institutions, de personnalités religieuses, d’intellectuels, ces échanges se sont maintenus pendant une vingtaine d’années alors même que je devais devenir ensuite le président délégué de cette commission pendant 10 ans.

Quels souvenirs personnels me restent-ils de lui ? J’ai en mémoire comme je pense tous ceux qui l’ont connu, l’image d’un homme chaleureux, aux yeux pétillants de malice, reconnaissable tout de suite par sa silhouette et son nœud papillon. J’ai été étonné par le nombre de personnes avec qui il a su nouer tout de suite des échanges, parfois ponctuels, souvent assidus.

Sa simplicité ne s’est jamais démentie, alors même qu’il avait pu côtoyer les plus grands, par exemple lorsqu’il fut invité en 1986 par le Vatican et le Pape Jean-Paul II, à dialoguer dans le cadre des « Rencontres d’Assise » sur le pardon et la réconciliation. Je ne l’aurais rencontré qu’à Paris, mais je sais que sa maison de Jérusalem, où il s’était établi auprès de son fils et de ses petits-enfants, a accueilli un nombre impressionnant de visiteurs de toutes les religions, toujours invités et en particulier pour des Shabbat.

Mais le souvenir le plus prégnant que je conserve est son optimisme au-delà des aléas de l’actualité, et son enthousiasme perpétuel : ayant une vingtaine d’années de plus que moi, je me sentais souvent « le vieux » face à un adolescent idéaliste !

Cette gentillesse, cette constance s’étaient forgées aussi malgré – et probablement grâce à – des épreuves réelles. Ainsi, il a été un mari dévoué pour son épouse hélas frappée encore jeune par une lourde invalidité. Le long chapitre consacré dans le livre précité par Emile à Abraham, son modèle absolu, est construit autour des dix épreuves connues par le Patriarche, de la fournaise ardente au sacrifice d’Isaac ; et ce n’est sans doutes pas un hasard. Pour le citer, une dernière fois, « Demain l’humanité toute entière peut être appelée à une attitude similaire de renoncement et à des gestes d’abnégation, pour surmonter les défis auxquels elle se trouve surmontée. »

Cet article a été publié dans le numéro de septembre 2022 de la revue de la Fraternité d’Abraham.

(1) Cité par Haïm Ouizemann, acteur israélien du dialogue interreligieux, sur son blog du « Times of Israël » le 19 juin 2022, juste après le décès de son ami.

(2) « Abraham » par Emile Moatti, Pierre Rocalve, Muhammad Hamidullah, Editions Centurion.

à propos de l'auteur
Bénévole au sein de la communauté juive de Paris pendant plusieurs décennies, il a exercé le métier d'ingénieur pendant toute sa carrière professionnelle. Il a notamment coordonné l'exposition "le Temps des Rafles" à l'Hôtel de Ville de Paris en 1992, sous la direction de Serge Klarsfeld. Producteur de 1997 à 2020, sur la radio Judaïques FM, de l'émission "Rencontre" ; après avoir été consacrée au monde musulman pendant une vingtaine d'année, cette série a traité ensuite des affaires internationales. Président délégué de la Commission pour les relations avec les Musulmans du CRIF (2009-2019), il a rejoint en 2012, comme nouveau vice président représentant la communauté juive, la "Fraternité d'Abraham" association laïque pour le rapprochement entre Judaïsme, Christianisme et Islam.
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