Édouard Girard, Dostoïevski ou la déraison dans l’histoire PUF, 2024

Édouard Girard, Dostoïevski ou la déraison dans l’histoire. PUF. 2024. Couverture (détail).
Édouard Girard, Dostoïevski ou la déraison dans l’histoire. PUF. 2024. Couverture (détail).

Le grand romancier russe avait-il une philosophie en propre ? Peut-on parler de lui comme d’un philosophe-romancier ? Pourquoi le libre arbitre se trouve-t-il si souvent au cœur de ses personnages ? C’est que le célèbre auteur russe conteste souvent les résultats auxquels aboutit le grand penseur allemand contemporain Hegel, et développe dans ses célèbres romans un point de vue qui lui tourne le dos.

Voici le travail que s’assigne l’auteur dans ce livre et qui présuppose une bonne connaissance de la littérature russe :

Ce livre montre en quoi le regard fondamentalement philosophique, quoique s’effectuant par la littérature, que Dostoïevski pose sur l’histoire, constitue en lui-même une contribution majeure à la théorisation de ce problème. […]  pour découvrir le modus operandi philosophique de Dostoïevski, il faut pousser jusqu’à son extrémité sa démarche littéraire.

Il faut mentionner quelques éléments de l’image que cette Russie, même à l’époque de Dostoïevski, donnait d’elle-même. Elle se voulait la troisième Rome, se croyait appelée à changer le monde et à rétablir une sorte d’absolu dans cet univers dominé par l’orthodoxie. Et voilà qu’au début du XVIe siècle, la chute de Constantinople met un terme à ces rêves de grandeur et de domination. Ce traumatisme explique bien des choses dans cette littérature russe du temps de Dostoïevski. Il existe toujours une relation étroite entre l’événement vécu et la littérature : la transposition se fait naturellement, que la conscience le veuille ou pas. Das Erlebnis und die Dichtung[1].

L’âme russe a longtemps hésité entre l’occidentalisation, plus ou moins contrainte, et un laisser-aller slave. L’auteur analyse les interventions de plusieurs tsars qui ne voulaient pas entendre parler de philosophie ou de culture, en règle générale. Une telle attitude n’a pas manqué de marginaliser ce vaste pays et ne lui a pas facilité la recherche d’un havre de paix et de prospérité au sein de l’Europe.

On peut dire que la Russie est encore et toujours en gésine d’objectifs clairs et de la marche à suivre. Mais du temps de Dostoïevski, c’était bien pire. D’où l’importance des développements que l’auteur de ce bel ouvrage consacre à ce que l’on nomme l’ultra-moralisme… Il faut partir du point de vue suivant : les grandes injustices d’une société russe, profondément inégalitaire.

L’aristocratie n’a pas su prendre l’exemple des deux grands pays qu’étaient, aux plans culturel et politique, l’Allemagne et la France. Et cet ultra-moralisme se situe au cœur même de la réflexion philosophique de Dostoïevski. Mais pouvait- on changer les choses sans sombrer dans une violence aveugle ? Le mal était si enraciné que l’on pouvait verser sans peine dans le fanatisme, et dans ce cas, le remède aurait été plus nocif que le mal… La confrontation avec Hegel qui ne parlait que d’universel et de philosophie de l’histoire, devenait inévitable.

Mais que savait au juste Dostoïevski de la philosophie de Hegel ? Certes, nous savons que durant son séjour au bagne, Dostoïevski avait prié son frère Mikhaïl de lui envoyer au plus vite certains ouvrages dont un Coran et, par-dessus tout, des œuvres de Hegel . Et il semble insister sur l’importance qu’il accorde à l’auteur de La phénoménologie de l’esprit. Voici ce que l’auteur écrit :

Hegel est partout présent, comme nous le soutenons, dans l’œuvre de maturité de l’écrivain russe, force est de reconnaître que sa présence reste fantomatique.

L’âme russe aspire à incarner une forme de messianisme qui remplace l’universalité si chère à Hegel et que Dostoïevski ne veut pas reprendre dans cette forme philosophique. Face à l’âme russe il y a l’âme allemande, et les deux ne recherchant pas le même idéal. Dostoïevski faisait face à un redoutable dilemme car il n’adhérait plus vraiment à l’occidentalisme de ses jeunes années. Il va désormais œuvrer en faveur d’une voie russe spécifique, apte à aider la Russie à dépasser les constrictions qui la paralysent depuis longtemps ; il faut presque la guérir d’elle-même.

On n’a pas accordé assez d’attention à cet aspect quasi-religieux dans l’œuvre romanesque de Dostoïevski. Si l’on veut éviter la révolte qui est stérile en général, il faut proposer autre chose que le désespoir et le dépit. On ne peut pas porter une juste appréciation sur ce pays qu’est la Russie, sur sa culture, sa société et ses idéaux, si on laisse de côté sa religiosité. On est en présence ici d’une recherche d’un remède pour panser les blessures du monde, et pas uniquement celles des Russes qui vivent depuis des temps immémoriaux dans une société profondément inégalitaire… Le servage en est le meilleur exemple, accompagné ou précédé par une solide croyance en une fatalité inexorable.

La question de fond que se pose Dostoïevski dans son œuvre est de savoir si la Russie est réformable ou pas. Au début de sa carrière il avait rallié le camp des occidentalistes et progressivement il a opté pour une voie russe spécifique, à mi-chemin entre l’universel (si cher à Hegel) et cette même spécificité…

On doit rappeler que Dostoïevski a passé quelques années au bagne, en Sibérie. La condamnation pour activités subversives portait à l’origine sur dix ans de réclusion, mais grâce à ses relations aristocratiques et à ses talents d’écrivain renommé, la peine fut considérablement réduite, quatre ans au lieu de dix. . Ce que l’auteur a vécu dans cette Sibérie si inhospitalière a évidemment laissé des traces indélébiles dans son âme… Les atrocités dont est capable l’âme humaine se déroulèrent sous ses yeux. Ce qui explique que cette même littérature contient les idées philosophiques, au sens le plus large du terme, de l’auteur. Pour les retrouver, il faut procéder à une relecture attentive des textes : la littérature sert de relais ou de passerelle à la philosophie…

C’est, du reste, la partie la plus imposante de présent ouvrage. Il est donc difficile de procéder autrement : résumer les analyses des personnages et des situations dans lesquelles ils se trouvent. Il est vraiment difficile de contracter les expressions et les dialogues des personnages pour mettre en exergue les drames intérieurs qu’ils vivent. Je ne crois pas me tromper en disant que les problèmes du mal et de l’injustice occupent une place centrale dans ce contexte. Le libre arbitre aussi.

Sommes-nous vraiment responsables des actes que nous commettons alors que nous ne pouvons pas agir autrement ? C’est le problème de la responsabilité personnelle. Lorsque des révolutionnaires décident d’abattre les responsables, les dirigeants politiques de tant de souffrances, sommes-nous coupables ou bien avons-nous œuvré en faveur d’un changement profitable à la majorité de la population ? De telles interrogations ont réellement préoccupé la conscience russe du temps des tsars. Au fond, toutes ces problématiques s’apparentent à de la philosophie politique.

Dostoïevski aurait-il pu naître dans un autre contexte national et développer une telle œuvre littéraire ? Franchement, je ne le crois pas, d’où la difficulté insurmontable de se choisir une voie à suivre, une voie susceptible de nous aider à chasser l’hubris et à mener une vie normale Ne tombons pas dans le fatalisme qui nous ferait croire que l’âme russe est ainsi faite et que l’on y changerait à rien, quels que soient les efforts déployés…

Encore un mot sur un point qui hante les écrits de Dostoïevski, le nihilisme. Le christianisme ou simplement la foi, peut-elle nous aider à le vaincre ? Pour un auteur aussi religieux que Dostoïevski la tentation est grande de chercher refuge dans la croyance religieuse afin de donner un sens à la vie et à l’histoire. Cette notion d’une foi infinie, contrairement à l’intellect contingent et donc limité, se trouve déjà chez ce grand penseur danois que fut Sören Kierkegaard (1813-1855) qui partage avec Dostoïevski une profonde méfiance à l’égard de la philosophie hégélienne. Kierkegaard est allé jusqu’à parler d’une suspension de l’éthique, dans le cadre du chapitre 22 du livre de la Genèse, la ligature d’Isaac dont traite Crainte et tremblement.

On peut dire que Juda ha-Lévi a été un précurseur de Kierkegaard qui prête à la foi religieuse un immense périmètre. Rosenzweig lui-même cite le penseur danois dans les premières pages de son Étoile de la rédemption. Je rappelle que cet auteur juif, mort en 1929, a écrit toute une étude sur Le nouveau Penser (das neue Denken) qui consiste à instiller une dose de théologie dans le raisonnement philosophique. On rejoint donc la pensée du Kuzari au Moyen-Âge, soucieux de défendre les droits de la Révélation face à la Raison.

[1] NDLR : L’expérience et la poésie, Wilhelm Dilthey, 1905

à propos de l'auteur
Né en 1951 à Agadir, père d'une jeune fille, le professeur Hayoun est spécialiste de la philosophie médiévale juive et judéo-arabe et du renouveau de la philosophique judéo-allemande depuis Moses Mendelssohn à Gershom Scholem, Martin Buber et Franz Rosenzweig. Ses tout derniers livres portent sur ses trois auteurs.
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