Éclairage « ismique »

Cette fois, l’initiative était venue du terrain. Une initiative « citoyenne », en quelque sorte. Telle que Jonathan en sentait apparaitre de plus en plus dans la vie publique. Jusqu’à cette interprétation de la victoire de Donald Trump, comme la revanche de l’initiative privée sur le surpoids du politique. Toute proportion bien gardée, bien entendu. Mais le trio venu lui tracer le cadre de la prochaine réunion du groupe ne cachait pas son ambition. Décrypter la situation israélienne par une approche « ismique », dirent-ils. À la fois en clin d’œil et en guise de suspens. Acceptant de jouer leur jeu, le groupe au complet, assemblé sur le gazon d’une mini colline, face à la mer, dans le temps extraordinairement doux de cet automne, s’apprêta à découvrir le mistigri proposé.

Passons ensemble à travers le prisme des « ismes », s’amusa le premier des trois. Didactique, à voix grave et lente.

L’optimisme. Quel peuple plus remarquable ? Le plus vieux peuple du monde. Qui des villages les plus antiques atteint en continuité au village-monde des temps actuels ? Passant de la célébrité à la disparition et à la renaissance, soumis aux plus dégradants sévices et promu aux plus grandes positions, végétant dans la misère et illuminant la spiritualité et l’intelligence humaines. Émergeant de l’impensable anéantissement de la Shoah et recréant son État démocratique indépendant.

Quelle nation plus hors d’ordinaire ? Une nation qui fait face sans faiblir ni trembler à un environnement régional et local hostile. Qui impose son courage et sa force à ses ennemis dans une succession cataclysmique de guerres. Qui, en même temps, assainit, défriche, développe, structure sa terre. Qui crée de toute pièce des systèmes de santé, d’éducation, économique, technologique. « Start-up nation » qui ne cesse d’inventer, de produire.

Quelle population plus méritante ? Une population qui réussit à intégrer en dynamique des vagues successives d’immigrants. Qui parvient à maintenir active une cohabitation avec ses minorités arabes. Qui, passée de l’enthousiasme et de l’imagination initiale au bien-être d’une réussite apparemment accomplie, subit soudain le drame existentiel du 7 octobre 23. Qui, le 8 octobre retrouve dans un réveil immédiat toutes ses vertus de solidarité, de dédication vitale, d’engagement, de sacrifice, de résistance. Une jeunesse qui se révèle au moins aussi active, créative, altruiste, généreuse, désinhibée que ses plus glorieuses précédentes.

La numéro deux du trio, petite, énergique, la mèche en bataille.

Le pessimisme. Comme partout mais en pire, un monde politique qui fait plus sévir que servir. D’abord, engagé depuis presque quinze années, sous couvert d’alternance, normale, un coup d’arrêt puis un détournement du projet sioniste initial. Le plus grave et le plus permanent, la captation du pouvoir pour tous par un pouvoir clanique. Au seul bénéfice d’un chef et du clan d’affidés agglutinés autour de lui. Rupture de l’équilibre laïcité-religion par intégration dans ce pouvoir de l’extrémisme religieux le plus raciste et nationaliste. Complétée par la liberté d’action laissée au pire de la démarche d’apartheid en Cisjordanie. Sous influence du fondamentalisme américain, tentative larvée de mise sous tutelle du législatif par l’exécutif. Abaissement du statut des minorités par rapport à celui de la majorité. Pessimisme complété par la bipolarisation d’une société jusque là solidaire. Par le vide de pensée et de leadership alternatif. Pessimisme trouvant son acmé dans la relégation de la libération des otages à un rang second et dans la primauté donnée au jusqu’au-boutisme militaire par rapport à la recherche de solution politique. Pessimisme, en définitive, sur la capacité du pays à retrouver l’appétit vital qui le caractérisait.

La troisième, longue et mince, mais qui visiblement tenait bon la rampe, se leva à son tour.

Volontarisme. Car la soustraction optimisme moins pessimisme n’est pas à somme nulle. D’abord, des facteurs objectifs. La démographie. Quelle plus belle preuve de volonté, de croyance en l’avenir ? Un taux de naissance proche de trois, quand tous les pays développés dégringolent entre un et deux. Envers et contre tout, guerre, sagas politique et autres, l’économie plie mais ne rompt pas. La vie culturelle, intellectuelle, universitaire même malgré la mobilisation tient son niveau le plus haut.

La réinvention, ensuite. Tous les sacrifices actuels, les morts et les blessés, les destructions méritent une fin définitive, positive, constructive. Le retour des otages bien entendu. Le nettoyage des scories politiques et militaires obstruant le présent. Le renouvellement générationnel des élites. L’exclusion du religieux du champ politique, ramené à son champ naturel de l’individuel. Le rééquilibrage des trois pouvoirs en démocratie, avec protection du juridique (cessation de l’hallali contre la procureur, seule héroïque défense actuelle contre l’offensive religio-fondamentaliste). La priorité redonnée à l’éducation, à la recherche, à la reconstruction des zones sud et nord sinistrées et à la revitalisation des populations déplacées. Définition d’une forme modernisée d’un régime démocratique, réarticulé autour des trois piliers historiques, liberté, égalité, fraternité, appuyé sur la pointe de la technologie dont l’intelligence artificielle, mise en œuvre selon le principe-clé de la subsidiarité. Redémarrage d’une relation apaisée, constructive avec la diaspora juive, reconquête d’une crédibilité et d’une image renouvelée à l’international.

Enfin, participation à la mise au point et à la mise en œuvre de la paix. Paix locale dans une formule intelligent de la coexistence israélo-palestinienne. Paix régionale, ouvrant à l’enrichissement de tous.

Bien vu et bien dit, s’exclama le vieux libraire, apparemment conquis par la démonstration triple.

Plus facile à dire qu’à faire, rétorqua l’habituel pisse-vinaigre rondouillard comptable.

Ca s’appelle un pas de trois, commenta la coiffeuse, intéressée et songeuse.

À trois, il y a forcément un cocu, ici lequel ? interrogea le maître-nageur, vaguement blagueur.

Faut-il bien croire cette sainte trinité ? se demanda tout haut le docteur, dubitatif.

En fait, nous avons eu droit à un truisme, conclut le rabbin, toutes papillotes dehors.

Ne voulant pas être en reste, Jonathan tenta d’avoir le dernier mot, en remerciant ce valeureux triumvirat, sans oublier qu’un isthme est un passage étroit.

à propos de l'auteur
Fort d'un triple héritage, celui d'une famille nombreuse, provinciale, juive, ouverte, d'un professeur de philosophie iconoclaste, universaliste, de la fréquentation constante des grands écrivains, l'auteur a suivi un parcours professionnel de détecteurs d'identités collectives avec son agence Orchestra, puis en conseil indépendant. Partageant maintenant son temps entre Paris et Tel Aviv, il a publié, ''Identitude'', pastiches d'expériences identitaires, ''Schlemil'', théâtralisation de thèmes sociaux, ''Francitude/Europitude'', ''Israélitude'', romantisation d'études d'identité, ''Peillardesque'', répertoire de citations, ''Peillardise'', notes de cours, liés à E. Peillet, son professeur. Observateur parfois amusé, parfois engagé des choses et des gens du temps qui passe, il écrit à travers son personnage porte-parole, Jonathan, des articles, repris dans une série de recueils, ''Jonathanituides'' 1 -2 - 3 - 4.
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