Dualité au sein de l’unité d’Israël
Comment empêcher un affrontement entre Israéliens ? C’est la question que posait en 1904 le Rav Abraham Itskhak Hacohen Kook (1865-1935) :
« La tension que la Torah décrit entre Juda et Joseph est autre chose qu’une simple querelle de famille. Elle résulte de l’affrontement entre deux modalités également indispensables de l’être juif. Quelle solution peut-on apporter à cette contradiction, comment éviter qu’elle ne dégénère en affrontement irréductible entre les composantes du peuple ? »
Messie fils de Joseph et Messie fils de David selon le Rav Kook
Extraits d’un article de Georges Hansel :
http://ghansel.free.fr/messie.html#tthFtNtACF
Théodore Herzl meurt en 1904 et à son décès le Rav Kook publie un article intitulé Hamisped bierouchalaïm, « Lamentation funèbre à Jérusalem ». A cette occasion, en même temps qu’il explique un texte talmudique fort énigmatique, le Rav Kook s’élève au-dessus de la contingence de l’événement. (…)
Dans le Midrach, le Messie fils de Joseph est un premier messie de la lignée de Joseph qui précède la venue du Messie fils de David. Le Messie fils de Joseph gagnera les guerres de la fin des temps, les guerres dites de Gog et Magog, mais il sera tué au cours de ces événements.
Le Rav Kook se demande alors : pourquoi faut-il donc qu’il y ait deux messies, alors que le but visé est qu’il n’y ait qu’un seul pouvoir qui règne sur les deux branches du peuple, la tribu de Joseph et ceux qui s’y rattachent d’un côté, la tribu Juda et ceux qui s’y rattachent de l’autre. Telle est en effet la prophétie d’Ezéchiel : « Ainsi parle le seigneur Dieu : Voici je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm et les tiges d’Israël ses associées ; je les lui adjoindrai avec l’arbre de Juda, et j’en ferai un arbre unique… » En quoi consiste cette dualité qu’il faut réunir sous une même direction ? Pourquoi le peuple se divise-t-il en deux branches, celle de Joseph d’un côté, celle de Juda de l’autre ? (…)
Cette dualité trouve en fait sa source dans la réalité humaine au sens le plus fondamental. Schématiquement parlant, un homme est la synthèse d’un corps et d’une âme. Peu importe ici la philosophie précise à laquelle on se rattache quant à la manière dont doit être comprise cette dualité. (…)
Le peuple juif est défini comme une nation parmi les autres, goï ehad baaretz, une nation sur la terre. Il y a donc un côté commun et par là-même un langage commun qui lie le peuple juif et le reste de l’humanité. C’est sur ce fondement que l’on peut comprendre que le peuple juif puisse jouer un rôle, puisse avoir une influence sur le monde extérieur, du moins en tant que vision d’avenir. (…)
C’est seulement sur la base d’une existence matérielle solidement établie qu’un rôle universel du peuple juif peut se concevoir. Mais il existe une deuxième perspective qui, elle, lui est complètement spécifique. Le peuple juif est aussi le véhicule de ce que le Rav Kook appelle une sainteté supérieure, une qedoucha eliona, qui l’isole de la communauté des peuples. Cette sainteté, issue de la révélation, a pour résultat que d’une certaine façon, on ne peut plus compter Israël comme élément d’un ensemble, comme appartenant à la famille des nations. (…)
Cette situation exceptionnelle est reconnue par l’un des pires ennemis d’Israël, par le prophète Bilam, dans les malédictions qu’il voulait proférer et qui se sont transformées malgré lui en bénédictions : « Comment maudirais-je celui que Dieu n’a pas maudit, je le vois de la cime des rochers, je l’observe du haut des collines : ce peuple réside solitaire, il n’est pas compté parmi les nations (bagoïm lo ithachav). »
Il convient de donner tout son sens à cette dualité, de maintenir fermement ses deux aspects, de ne pas gommer l’un au profit de l’autre. Elle ne se réduit pas à un discours convenu sur la double face particulariste et universaliste de la tradition d’Israël. En réalité, particularisme et universalisme sont tous deux encore relatifs à Israël en tant que membre de la famille des nations.
Véhicule d’aspirations morales universelles, le peuple juif a également ses coutumes propres et un destin qui, du simple point de vue historique, est très particulier. Mais cela ne concerne pas encore Israël considéré comme support de sainteté supérieure, horizon en vertu duquel il échappe à l’histoire.
Pour prendre une comparaison, le blanc est une couleur bien particulière au sein de la famille des couleurs. Elle est obtenue par combinaison de toutes les autres, mais c’est encore une couleur. Le blanc n’est pas encore la transparence, laquelle transcende la notion même de couleur. Il en est de même de l’exceptionnalité d’Israël : elle ne se confond pas avec un particularisme au sein de l’histoire, aussi éminent soit-il, mais elle signifie une échappée hors des catégories de l’histoire, même si elle se traduit en permanence dans l’histoire.
En effet le dualisme dans la nature et la vocation d’Israël n’est pas seulement de nature théorique. Il est une constante inscrite dans son destin et l’impossibilité de concilier ses deux aspects est à l’origine de divisions tranchées dans le peuple et éventuellement même de catastrophes nationales. (…)
Le Rav Kook décrit deux possibilités qui, historiquement, ont toutes les deux échoué. La première est celle du roi David. Il s’agit d’unifier les deux composantes sous une même souveraineté de sorte qu’elles coopèrent au sein d’une même structure et se fortifient l’une l’autre. (…)
La tentative unitaire de David a échoué. A la mort de Salomon, le royaume s’est scindé en deux États. Le premier, le royaume de Juda, est resté fidèle à la dynastie de David, alors que le second, le royaume d’Israël, a fait scission, réunissant dix tribus sur douze entraînées par la tribu d’Ephraïm. Jéroboam, choisi pour sa prestance et son adresse pratique, a fondé une nouvelle dynastie qui s’est maintenue pendant plus de 200 ans. Les deux royaumes ont connu des développements séparés chacun selon sa vocation propre. (…)
L’analyse du Rav Kook ne s’arrête pas là. En dépit de la division en deux royaumes, une solution aurait pu être envisagée, fondée non plus sur l’unité d’un royaume mais néanmoins sur la coopération des deux royaumes. Que chaque partie développe sa caractéristique propre, sa tendance propre, avec toutefois des échanges laissant place à une influence réciproque.
Que Juda apprenne d’Ephraïm les voies du renforcement national, tout ce qui est nécessaire au perfectionnement d’une société humaine en général. Et qu’inversement Ephraïm reçoive de Juda la force supérieure propre au peuple juif dans le domaine du sacré et notamment manifeste en ce temps-là avec la présence permanente de la prophétie.
Cependant cela ne s’est pas réalisé. Il y a en effet un obstacle de taille à la mise en œuvre d’une telle coopération. Le Rav Kook, à la suite du Talmud, l’explicite. Par principe, on ne peut considérer que les deux orientations se situent au même niveau. Elles sont toutes deux indispensables mais la voie qui consiste à développer les valeurs propres à Israël doit obligatoirement avoir la primauté. C’est elle qui détermine le sens ultime de l’existence juive.
Ce sens ultime ne saurait se trouver dans une normalisation politique et économique sans autre finalité. Le renforcement politique est nécessaire, il a une place totalement légitime, mais ce ne peut être lui qui fixe l’impulsion directrice. De même qu’à l’échelon individuel, c’est l’âme qui doit diriger le corps, de même à l’échelon collectif, l’idéal directeur ne peut et ne doit venir que de la Torah, de la prophétie, de ce qui constitue l’excellence et la spécificité d’Israël. (…)
Toute l’histoire juive est marquée par cette opposition Juda-Joseph, cause d’une chaîne ininterrompue de difficultés ou de déchirements. Parfois l’exigence du renforcement de la puissance nationale et de l’universel humain occupe le devant de la scène, parfois au contraire, on assiste au réveil et au fleurissement des valeurs proprement juives, de ce qui se rattache à l’étude de la Torah et à ses idéaux.
Mais la force unificatrice supérieure manque, la force englobante qui permettrait de donner leur juste place à chacune de ces tendances et à leurs représentants. Au lieu d’une nécessaire influence réciproque, chaque force tend à se développer séparément et dans l’affrontement avec sa voisine. Cette dispersion des forces, source d’incohérence, c’est cela que l’on appelle les havlei machiah, les traumatismes du Messie, des deux Messies, ajoute le Rav Kook. (…)
Le peuple dans son ensemble doit prendre conscience que sa division est destructrice, qu’elle résulte d’une immaturité pouvant conduire à la catastrophe. Chacun des groupes, chacune des familles de pensée partie prenante au destin d’Israël, doit effectuer sa propre prise de conscience. Le drame de la mort du Messie fils de Joseph doit donner l’impulsion nécessaire pour établir une nouvelle situation.
Il faut que ceux dont le souci principal est la reconstruction politique du peuple et ceux qui ont les yeux tournés vers ses valeurs idéales trouvent le moyen d’agir de concert. Si chacun peut et doit rester fidèle à sa vocation propre, il faut aussi qu’il y ait place pour une influence réciproque. (…)
Avec le début de la réalisation sioniste, la pensée du Rav Kook a connu un infléchissement. Les dissensions ont persisté mais elles commencent à prendre un tour moins aigu. Trente ans plus tard, en 1933, le Rav Kook en traite à nouveau dans un article intitulé « Les pérégrinations des camps ». Le Rav Kook parle désormais de la division entre religieux et laïcs et décrète qu’il s’agit là d’une pseudo-division, d’une division imaginaire manifestement gonflée par des abus de langage.
Les périgrinations des camps, par le Rav Kook, 1933 (extraits)
http://ghansel.free.fr/peregrin.html
« Nous nous imaginons que notre peuple est scindé en deux camps, car nous entendons constamment tinter à nos oreilles le son de deux vocables, « religieux », « laïcs », supposés, à tort, définir notre société. Or ce sont deux termes tout à fait nouveaux, n’ayant jamais jusqu’ici eu cours dans notre culture. (…) Si seulement nous pouvions faire disparaître complètement ces deux mots, obstacle sur le chemin de l’existence vigoureuse et pure que nous devons retrouver, éclairée de la lumière divine. (…)
Le religieux, c’est-à-dire celui qui se pense appartenir au camp des religieux, regarde de haut en bas l’autre camp, celui des laïcs. Relativement à toute idée d’amendement, d’examen critique de ses actes et de retour au droit chemin, il porte d’emblée ses regards sur le camp d’en face, dénué de connaissance de la Torah et écarté de la pratique des commandements ; il considère que c’est là que la techouva dans la plénitude de son sens est nécessaire ; cela les regarde eux, « eux et pas lui ».
Inversement, le laïc, c’est-à-dire celui appartenant à ce camp qui s’enorgueillit de son appellation moderne de laïc, pense bien évidemment que toute notion de techouva est par définition « religieuse » et ne le concerne en aucune manière. Nous sommes ainsi pris en tenailles de deux côtés. D’où viendrait alors le remède aux souffrances de notre âme ? (…)
Sachons que chaque camp a beaucoup à corriger et beaucoup de lumière à recevoir de son voisin d’en face. Alors apparaîtra pour nous la clarté supérieure et universelle grâce à laquelle nous obtiendrons un salut définitif et par laquelle s’accomplira cette prière, la plus sainte qui soit, que nous allons prononcer avec tant d’émotion : que tous constituent une même gerbe pour réaliser ta volonté avec un cœur parfait. »