Du culte sacrificiel à une religion codifiée

Scène de sacrifice, cratère à figures rouges, v. 430–420 av. J.-C., découvert à Athènes, peut-être inspirée du Splanchnoptès de Styppax, musée du Louvre. (Crédit : domaine public)
Scène de sacrifice, cratère à figures rouges, v. 430–420 av. J.-C., découvert à Athènes, peut-être inspirée du Splanchnoptès de Styppax, musée du Louvre. (Crédit : domaine public)

Aucun judaïsme n’existait à proprement parler dans les royaumes antiques d’Israël et de Juda. Dans l’Antiquité, le concept même de « religion » au sens moderne était inexistant : on parlait plutôt de cultes sacrificiels, fondés sur des offrandes sanglantes ou végétales, présentées à la divinité sur les autels des temples.

La conception populaire prêtait à la divinité des attributs anthropomorphiques : elle nécessitait une résidence – le temple – ainsi qu’une alimentation composée de viandes sacrificielles et d’offrandes végétales. À l’image des êtres humains, cette divinité était susceptible de se mettre en colère, de récompenser, de promettre, d’ordonner, de pardonner, de jalouser ou de faire preuve de compassion.

Les prêtres fixaient les règles relatives aux sacrifices, censés permettre l’expiation des fautes du fidèle et l’obtention de ses faveurs. Les prophètes dits « de l’écrit », pour leur part, rejetaient cet arrangement qu’ils jugeaient réducteur. Ils condamnaient vigoureusement les pratiques sacrificielles, leur opposant un idéal fondé sur la justice et la rectitude morale.

Ce n’est qu’avec le déclin progressif des sacrifices, amorcé dès l’Antiquité, que naquirent des formes de religiosité structurées, susceptibles d’être qualifiées de « religions » à proprement parler.

En Israël, cette transformation s’est opérée à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem par Titus, à l’issue de la révolte insensée et désastreuse contre Rome. Une nouvelle forme religieuse vit alors le jour, dans un contexte marqué par l’absence de temple et de clergé sacrificiel. Celle-ci canonisa progressivement les cinq livres de la Torah et substitua la prière aux sacrifices.

Plus précisément, le recul du culte sacrificiel s’amorça dès le IIe siècle avant notre ère, avec l’émergence d’une diaspora judéenne en dehors de Jérusalem, notamment à Alexandrie, en Égypte.

Dès cette époque, de nombreux Hellènes furent séduits par les écrits des Judéens, par leur riche corpus littéraire, leurs fêtes et leurs coutumes. Ces sympathisants, extérieurs au peuple judéen et éloignés géographiquement du Temple, donnèrent naissance – en Égypte, en Cyrénaïque, à Chypre et à Antioche – à une nouvelle forme de religiosité, indépendante du sacrifice.

Ce processus s’intensifia après la révolte des diasporas de 125 de notre ère, et la migration massive des Judéens vers Carthage et les régions occidentales du bassin méditerranéen.

Les mutations fondatrices du judaïsme

Selon mon analyse, cinq tournants majeurs ont jalonné la formation du judaïsme, chacun étant si déterminant que son absence aurait compromis l’émergence même de cette religion.

Le premier fut la rédaction du Deutéronome dans le royaume de Juda, vers 622 avant notre ère, sous le règne de Josias, et sa diffusion à l’époque post-monarchique. Son auteur, que j’identifie comme Shafân ben Atsaliahou, initia une réforme cultuelle destinée à remplacer le polythéisme alors prévalent par un culte minimaliste, voué à un « Yahvé unique », résidant exclusivement à Jérusalem, excluant toute autre divinité ou représentation, hormis celle de Yahvé. Bien que cette réforme ait échoué dans sa mise en œuvre, sa codification écrite exerça une influence durable sur la structuration du judaïsme post-sacrificiel.

Le deuxième tournant survint à la suite de la destruction de Jérusalem par Nabuchodonosor en 586 avant notre ère. Cette défaite ébranla la foi en la capacité de Yahvé à protéger son peuple et son sanctuaire, provoquant une crise théologique majeure.

La conscience de l’exil s’imposa alors comme un thème fondamental dans la production littéraire de l’époque. Une relecture réformiste de l’histoire biblique, adaptée aux conditions de l’exil babylonien, interpréta cet événement comme une punition divine infligée pour les fautes du peuple. Cette relecture devint un fondement structurant du judaïsme post-monarchique. Dès lors, le lien entre judaïsme et exil s’inscrivit comme une donnée constante, rendant difficile toute dissociation de la condition diasporique.

Sous l’influence de l’Empire perse, une nouvelle conception de la divinité se développa dans la province perse de Yehud : Yahvé y fut perçu comme un dieu suprême, particulièrement dans les textes du Deutéro-Isaïe. Sans nier l’existence d’autres divinités, cette vision introduisait une théologie à vocation universelle.

Un nouveau tournant s’opéra avec la révolte contre Rome en l’an 70, suivie de celle des diasporas (125–127 de notre ère), mais surtout avec la traduction grecque de la Bible hébraïque, qui permit à des non-Judéens de s’agréger à la communauté juive sans référence à une ascendance ethnique.

La diffusion du Talmud au Xe siècle, puis la rédaction des codes de comportement du Shoulḥan ‘Aroukh au XVIe siècle, marquèrent les étapes ultimes de la constitution du judaïsme rabbinique. Ce dernier, à la différence du christianisme ou de l’islam, ne repose pas sur des dogmes de foi, mais sur l’observance des commandements.

Le culte, on l’a vu, ne constitue pas à lui seul une religion : s’il s’articule principalement autour de sacrifices, la religion suppose l’existence d’un texte canonique et d’une doctrine cohérente.

Sous les influences perse et hellénistique, le judaïsme adopta progressivement l’idée d’un Dieu universel, bien que le culte sacrificiel ne disparût qu’après la destruction de Jérusalem par les Romains. À l’époque hellénistique, judaïsme et christianisme, tous deux nourris par la bibliothèque biblique, entrèrent en concurrence pour attirer les populations hellénisées.

À la suite de la désastreuse révolte de Ben Cosba (Bar Kokhba), le judaïsme s’isola davantage de son environnement culturel. Les auteurs du Talmud imposèrent progressivement leur vision : le judaïsme rabbinique relégua la Torah écrite dans le domaine du sacré, fondant sa pratique sur la Torah orale, dans un contexte d’exil.

Les principes du judaïsme de la Halakha furent alors formulés par les « sages de mémoire bénie », bien après la disparition du culte sacrificiel. Toutefois, la communauté rabbinique n’exerça aucune influence sur le monde judéo-hellène, en particulier à Alexandrie et à Cyrène.

Aujourd’hui, bien que le judaïsme soit défini comme religion, il ne possède pas de dogmes de foi comparables à ceux du christianisme ou de l’islam ; il repose essentiellement sur l’observance rigoureuse des commandements codifiés dans la halakha.

Le judaïsme rabbinique, désormais hégémonique en Israël et dans la diaspora, s’appuie sur la Torah orale, souvent en décalage marqué avec les corpus juridiques bibliques. Les Pharisiens affirmaient que cette Torah orale fut transmise à Moïse au Sinaï, lui conférant ainsi une autorité équivalente à celle de la Torah écrite.

En réalité, le judaïsme rabbinique a marginalisé les lois bibliques, devenues inopérantes, et s’en est progressivement détaché, donnant naissance à une religion nouvelle.

à propos de l'auteur
Yigal Bin-Nun. Historien. Chercheur à l'Université de Tel-Aviv à l'Institut Cohen pour l'histoire et la philosophie des sciences et des idées. Il est titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à Paris VIII et à EPHE. L'un portant sur l'historiographie des textes de la Bible et l’aure sur l’histoire contemporaine. Il se spécialise en art contemporain, à la performance art, à l'inter-art et à la danse postmoderne. Il a publié deux livres, dont le best-seller Une brève histoire de Yahweh. Son nouvel ouvrage, Quand nous sommes devenus juifs, remet en question certains faits fondamentaux sur la naissance des religions.
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