Du complotisme à l’antisionisme. Ou l’inverse (2/2)
Génération Dieudonné ?
Qui ou quoi par exemple motivait en 2013 le jeune Rayan Nezzar, éphémère porte-parole de la République en Marche, à revendiquer sa haine d’Israël, pays qu’il qualifiait « d’État raciste » ?
Fondait-il sa parole, que l’on dit fleurie si on en juge par ses nombreux tweets injurieux qui ont conduit à sa démission forcée au début janvier 2018, sur le constat de faits vérifiés sur place et (ou) par lui-même, ou bien sur ses fantasmes inculqués ici et là sans états d’âme ni reproches ?
Nezzar n’est-il pas le visage inquiétant de cette même jeunesse qui, n’ayant peur de rien, se couche sur nos renoncements d’adultes comme une ombre sur nos têtes ? Est-il allé voir un spectacle de Dieudonné qui sévissait à l’époque au théâtre de la Main d’Or ?
Dieudonné avait présenté une « liste antisioniste » aux élections européennes de 2009. En 2013, rappelez-vous, il était très populaire auprès des jeunes. La quenelle, geste viral tristement célèbre, faisait le buzz sur les réseaux sociaux.
Pour ce nouveau pourfendeur du complot juif, « Israël n’est pas Israël, Israël est partout ».Ce n’est pas un pays, c’est une pieuvre (…) qui étend ses tentacules sur toute la surface du globe. Quand l’antisionisme s’affranchit de la géographie, il renoue avec l’antisémitisme » (Finkielkraut, La seule exactitude, p. 130)
Dénoncer le sionisme comme l’a fait Dieudonné est une stigmatisation qui procède autant de l’héritage contemporain d’un antisémitisme d’extrême droite, maurassien et négationniste, que d’un antisémitisme extrême gauche aux vieilles obsessions anti-israéliennes. « L’antisionisme militant renvoie à l’antisémitisme. » (Le Monde, 23 mai 2009)
Mais avant Dieudonné, d’où vient ce complotisme antisioniste ?
Suffit d’aller voir les dernières caricatures en date publiées dans la presse arabe à propos de la récente décision américaine sur Jérusalem, caricatures qui reprennent en tous points les éléments récurrents de la vieille propagande arabe et anti-juive, comme l’a montré l’Anti-Defamation League (Times of Israël, 20 décembre 2017) : « Ces caricatures font écho à un thème antisémite sur le pouvoir malveillant des Juifs (…) [qui] cherchent à dominer le monde », a déclaré l’ADL dans un communiqué.
Ce même complotisme est aujourd’hui largement répandu et d’une certaine façon institutionnalisé par les mesures obsessionnelles prises par l’ONU à l’encontre d’Israël, petit pays satanisé qui capitaliserait à lui seul tous les maux de la terre et tous les vices des hommes (Times of Israël, « The 10 most insane UN anti-Israel actions of 2017 », 21 décembre 2017).
Et que penser, à l’occasion de la venue de Benjamin Netanyahou pour la commémoration du Vél d’Hiv à Paris le 17 juillet 2017, de l’attaque en règle de la part de certaines organisations pro-palestiniennes (Euro-Palestine), de certains médias (Médiapart) et de certains partis ( Communiste ou les Insoumis) contre le « boucher de la Palestine (…) le criminel de guerre, le tortionnaire d’enfants » accusations nourries de la même théorie anti-israélienne sans apporter à aucun moment la preuve de ces accusations gratuites et diffamatoires ?
Le Premier ministre israélien leur a répondu : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme [par] (…) un refus du droit d’Israël à exister et à assurer sa sécurité. ». Attention à la faiblesse des démocraties face aux vrais dangers qui la menacent, a-t-il averti au regard des tristes exemples de l’Histoire : « c’est bien la France qui organisa la rafle, puis la déportation, et donc, pour presque tous, la mort, des 13 152 personnes de confession juive ».
Tout comme autrefois l’aveuglement des sociétés en manque de repères a conduit à la complicité de ce génocide, le complotisme aujourd’hui n’est que la partie émergée de ces mêmes sociétés qui, maladivement incapables de comprendre leurs propres inquiétudes, laissent entrer en elles, et prospérer, une culture de la haine et du bouc émissaire.
Une dangereuse spirale
Dans les no go zones urbaines toujours plus nombreuses et explosives, les effets conjugués du complotisme antisioniste et de son corollaire, l’antisémitisme recrudescent, sont que les Juifs sont de plus en plus obligés de fuir « pour oublier le sentiment d’insécurité et retrouver un peu de sérénité » (Le Point, 10 janvier 2018).
Le directeur du département opinion de l’Ifop, Jérôme Fourquet, affirme par exemple qu’en Île-de-France depuis 15 ans, les familles juives ont déserté le département sinistré de Seine-Saint-Denis. « À Aulnay-sous-Bois, le nombre de familles de confession juive est ainsi passé de 600 à 100, au Blanc-Mesnil de 300 à 100, à Clichy-sous-Bois de 400 à 80, et à La Courneuve de 300 à 80 »
Le consistoire israélite de France s’est ému d’une « dangereuse spirale » de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux et des agressions anti-juives des dernières semaines en région parisienne (Créteil, Sarcelles, La Varenne-Saint-Hilaire).
Si les « faits racistes » ont globalement diminué en 2017 (-14,8 %) selon le dernier bilan publié par le ministère de l’intérieur, « les actions violentes à caractère antisémite augmentent de manière préoccupante ».
De facto, une mise au ban subie ou tolérée est en cours dans notre pays à l’égard d’une catégorie entière de la population française. Intolérable.
Désormais en France, que l’on soit un adulte ou un enfant, une femme ou un homme, un jeune ou un vieux, on est ciblé, attaqué, roué de coups, défenestré, assassiné froidement parce qu’on est juif.
L’intelligence au service de l’illusion
L’antisionisme est-il vraiment antisémitisme ? « Évidemment » répondent Emmanuel Macron (en juillet 2017), comme Manuel Valls (en mars 2016), réponse dérangeante qui n’est pas du goût de tout le monde. Si Brigitte Stora (sociologue et journaliste) considère en effet que c’est bien le peuple juif dans son entier et partout dans le monde qui est visé à travers l’État d’Israël, pour l’essayiste Guy Sorman, très représentatif de intelligentsia française, l’antisémitisme est « mythique » alors que seule la situation des Palestiniens est une réalité concrète et dramatique.
120 ans après l’affaire Dreyfus, « le préjugé antijuif se réactive sous une forme contemporaine » nous dit Alexis Lacroix (J’accuse ! 1898-2018, Paris, janvier 2018). Les intellectuels dreyfusards, engagés et humanistes parmi lesquels Zola, portaient en eux une « conscience civique » soucieuse de vérité et d’exemple.
Mais aujourd’hui, ces mêmes intellectuels de gauche se fourvoient dans une idéologie de parade dont ils arrivent à se convaincre en se mentant obstinément à eux-mêmes. « La religion palestinienne s’est emparée des meilleurs esprits » (André-Pierre Taguieff).
Les dérives des intellectuels
Ainsi, de nouvelles « contre-pensées » excusent toutes les dérives : les Palestiniens transfigurés tour à tour en « victimes, rebelles, résistants et martyrs » sont et resteront des damnés de la terre auxquels il est naturel et nécessaire de donner toujours raison.
« Le véritable problème, nous dit Frédéric Encel, consiste dans l’essentialisation d’Israël, le refus par certains de ces contempteurs fanatiques de l’intégrer dans le registre du politique, du normatif. »
Parmi les formes nombreuses de l’antisionisme, poursuit-il, il existe « une lecture hautement manichéenne et tiers-mondiste » de ce conflit rappelant les lignes de fracture Nord-Sud. Cet antisionisme est le signe d’une « méconnaissance des réalités » (Comprendre le Proche-Orient, une nécessité pour la République, opus cit., p.45).
L’autre dérive des intellectuels occidentaux progressistes consiste à prêter une oreille attentive et complice à la judéophobie explicite et brutale du monde arabo-musulman. Celle-ci est vue en Europe « avec indulgence et compréhension » constate Elhanan Yakira (Université hébraïque de Jérusalem, Revue Cités, 2011/3, n° 47-48, pages 53-66) car l’islam est perçu comme « la religion des pauvres et des opprimés ».
Ces mêmes intellectuels engagés dans l’antisionisme comme Siméon le stylite s’accrocha à sa colonne, veulent qu’Israël cesse d’être un État juif car les Juifs seraient « un peuple inventé » (Shlomo Sand), un « non-sujet historique », une fiction construite de toute pièce.
Pour l’historien et journaliste Dominique Vidal, « l’antisémitisme est un délit mais l’antisionisme une opinion. » L’assimilation des deux termes est, nous dit l’ami de Pascal Boniface et d’Edwy Plenel, « une nouvelle escalade contre la liberté d’expression (…) un amalgame dangereux » (mot-joker favori de la gauche vivrensembliste).
Obsédé par le radicalisme de ses adversaires, mais jamais gêné par le sien, il accuse l’esprit Charlie de « converger avec l’extrême droite identitaire » qui, assène-t-il, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, s’en prend aux musulmans (« Trop, c’est trop », Médiapart, 18 novembre 2017).
« Antisémite ou non, l’antisionisme est une logique de délégitimation »
Cette logique est réactivée par « un complotisme largement diffusé et normalisé auprès de nombreux jeunes » (Elhanan Yakira op. cit.)
Cette millénaire hostilité envers les juifs, nous dit Yohanan Manor (politologue) est en perpétuelle mutation selon « des rationalités propres à chaque époque » qui, malgré leurs différences apparentes de nature (religieuse, socio-économique, raciale, politique) gardent un fond commun et des réflexes de pensée identique : l’antisionisme est une « démonisation d’Israël et du Judaïsme», nourrie au vieux « mythe paranoïde de la conspiration juive pour asservir et dominer le monde ». Rien de nouveau en somme, et c’est là l’inquiétant.
Principales victimes de la pensée conspirationniste, les Juifs étaient accusés dès le début du XIV ème siècle d’empoisonner les puits (1321), de propager la peste noire (1348), puis de participer à diverses organisations secrètes pour renverser le pouvoir en place.
Le complotisme judéo-maçonnique déjà ancré dans la culture et l’imagerie populaires connaît son apothéose falsificatrice au début du XXème siècle avec Les Protocoles des sages de Sion, le faux sinistre inventé par la police du Tsar à Paris, repris et cité par Adolf Hitler dans Mein Kampf.
Pour Georges Bensoussan, les discours complotistes anciens comme contemporains réécrivent l’histoire en inépuisables théories d’opposition entre « une race juive minoritaire, dominatrice et conspiratrice [et] l’immense masse d’une humanité dominée ».
Peu importe la légitimité du nationalisme juif, le sionisme est vu comme « l’instrument pour la domination mondiale » (« Négationnisme et antisionisme : récurrences et convergences des discours du rejet » (Revue d’histoire de la Shoah n° 166, mai-août 1999).
L’antisionisme est antisémitisme nous confirme une résolution du Parlement européen qui assimile officiellement les deux depuis le 1er Juin 2017 : l’antisionisme est une violence et une nouvelle forme de discrimination collective ciblant non seulement les habitants d’Israël mais aussi « toute personne témoignant d’un lien affectif et culturel » avec ce pays.
Cette récente décision fait écho à la définition de l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) qui, en mars 2005, voyait déjà l’antisémitisme contemporain comme « un racisme symbolique », indirect et subtil, voilé, masqué, euphémisé, s’exprimant surtout dans la stigmatisation d’Israël et du sionisme.
Ce que je dis moi-même à mes élèves ?
Commencez par réfléchir à la curieuse similitude de tous ces mots qui commencent par « anti ». Ce préfixe est dans sa nature même violent et radical. Il sous-entend que l’on rejette toute forme de conciliation et de discussion, de différence et d’alternative, de nuances et de pensée rationnelle.
L’anti s’oppose par principe, par passion, par aveuglement qu’il pense salutaire à son engagement, et peut-être même à son existence. Il trouve toutes les raisons de se battre, moins pour quelque chose que contre quelqu’un. Il déconstruit et ne propose rien. Il ne combat pas le chaos, mais s’en nourrit pour survivre.
Face à la rumeur et à l’illusion, le discours rationnel doit absolument reprendre sa place dans la classe. Le prof qui cède à la pression, du mensonge et de l’ignorance, est non seulement inutile, mais dangereux. Car s’il ne remplit plus son rôle de rempart contre la haine, s’il baisse les bras face à des élèves qui parlent à sa place et confisquent le débat, il cède à la violence au lieu de la contenir. Et il en devient le complice.
Quand les mots n’ont plus de sens, le silence tue.