Du complotisme à l’antisionisme. Ou l’inverse (1/2)
J’enseigne l’histoire dans un bon lycée de l’ouest parisien. Le niveau culturel des élèves est globalement plus élevé qu’ailleurs, les résultats au bac sont excellents. Le cours d’histoire y est généralement suivi avec attention et ouverture d’esprit.
Mais quand le programme de terminale aborde l’épineuse question du conflit israélo-palestinien, partis pris véhéments et débats houleux s’invitent dans la classe comme par enchantement et brouillent tout d’un coup les cartes de la confiance réciproque établie jusqu’alors entre l’enseignant et ses élèves.
Attention ! me préviendrait volontiers Alain Finkielkraut « affolé par la mutation (actuelle) de l’antisémitisme (…) qui n’est autre, dit-il, qu’ « un effort pour faire disparaître Israël » (Actualité Juive, 7 janvier 2018) : vous entrez en terrain miné, titre de son dernier ouvrage d’entretiens avec Isabelle de Fontenay (Stock, Paris, septembre 2017).
« L’emportement de la rumeur »
Dans la réalité parfois insaisissable de la classe, le conflit israélo-palestinien paraît toujours familier à des élèves qui, peu ou prou, ont toujours leur mot à dire. Même dans un établissement scolaire qui échappe aux critères désastreux d’une France périphérique qui fait peur, la seule évaluation objective des faits, dont la charge émotionnelle n’est pas négligeable, relève d’un vrai défi. Le questionnement et le doute, qualités essentielles de l’historien, semblent voués à l’échec face aux certitudes toutes faites, largement construites, répandues et mûries d’avance.
Nous autres pauvres profs d’histoire, devons déployer beaucoup d’énergie pour nous frayer un chemin entre les très contestables slogans journalistiques repris en chœur, les insupportables leçons de morale et réflexes victimaires à défaut « d’exactitude » (Finkielkraut, op.cit.p.59), le bashing mode et l’argumentum ad hominem, ex concessis ou ad populum, les fake news et autres omissions volontaires.
Amis et collègues phobiques de la solitude, tentés par le découragement et la facilité, passez rapidement sur la leçon, et surtout, SURTOUT, ne faites pas de vague.
C’est que les sincères préoccupations des jeunes, en matière de justice et d’égalité, se confondent malheureusement, nous dit Finkielkraut, avec le beaucoup moins sincère « emportement de la rumeur ».
Pourtant, une question essentielle interpelle : tronquer les faits et les mots face « à la frénésie du présent », est-ce encore enseigner dignement ? L’école est-elle devenue « un vaste champ de ruines » où « la culture n’a plus voix au chapitre » et cède aux exigences « des mensonges déconcertants » (Finkielkraut, op.cit. p. 117-118, 140, 217) ? Où en est-on au pays de la noble transmission des valeurs ?
Le complotisme des jeunes, un problème pour l’avenir
Quelques remarques faites par les élèves : « Israël a la bombe atomique, monsieur c’est grave quand même ! » ; «Israël, c’est un État d’apartheid » ; « Monsieur, le complot sioniste, ça existe ». Nous y voilà !
Une grande enquête Ifop (pour l’observatoire Conspiracy watch et la Fondation Jean Jaurès) effectuée en décembre 2017 et parue le 7 janvier 2018, mesure les ravages du complotisme dans l’opinion publique (un « phénomène social majeur »), et plus particulièrement chez les jeunes de 18-24 ans.
Plus de 50 % d’entre eux se disent informés de l’actualité par les réseaux sociaux (32 % par la télévision) mais sur les sites d’information des grands médias. La plupart de ces jeunes avouent toutefois leur méfiance à l’égard de ces mêmes médias qu’ils considèrent trop proches du pouvoir politique et du « système », professionnellement contestables car « travaillant dans l’urgence et susceptibles de commettre une erreur. »
Si on peut regretter que ce même sondage Ifop n’évalue pas le complotisme antisioniste et les clichés relatifs au conflit israélo-palestinien alors que d’autres questions somme toutes minimes ou accessoires y sont longuement détaillées (politiquement correct oblige ?), on ne peut que constater que ces jeunes autour de la vingtaine sont « nettement plus perméables au complotisme que leurs aînés ».
C’est « l’histoire avec un grand C », autrement dit la diffusion d’une « culture dite de la post-vérité dans laquelle la prise en compte des réalités factuelles (…) deviendrait secondaire » (Fondation Jean Jaurès).
L’écart générationnel est très important et préoccupant reconnaît Rudy Reichstadt, (fondateur de Conspiracy Watch). «Les jeunes sont moins immunisés face à ces théories et les générations risquent d’avancer sans qu’il y ait un reflux. Cela pose des questions pour l’avenir »
Il y a trois ans déjà était observée une vulnérabilité spécifique des jeunes face aux discours de haine et de radicalisation politique. « On sait qu’ils s’informent principalement sur Internet, sans (…) distinguer les sources d’information fiables et le reste.
Depuis quelques années, les témoignages se multiplient d’enseignants et d’éducateurs dont la parole est remise en cause par des élèves qui développent des théories complotistes » (Libération, 20 janvier 2015). La solution ?
Le rôle de l’école ? Ne rien céder
« Réfléchir et penser, cela s’apprend » insiste Rudy Reichstadt qui voit dans l’école le premier lien indispensable entre les jeunes et la réalité. A condition expresse bien sûr qu’une pédagogie rigoureuse sache appréhender et faire comprendre, sans renoncer à transmettre le goût de la lecture critique des événements, à la lumière de documents comparés et divers, de source fiable et multiple.
Comment débattre en effet du droit ou non de critiquer l’État d’Israël quand falsifications, mensonges et propagande, évincent systématiquement l’exposé argumenté et neutre des faits ? Le faux, nous rappelle l’historien Marc Bloch, est une tromperie de forme et de fond, un « sournois remaniement » qui conduit à la crise de l’histoire en tant qu’enseignement.
C’est pourquoi il s’agit de transmettre une méthode critique approfondie, dont l’axe permanent est une réflexion sur le rapport entre présent et passé. L’histoire, nous dit encore Marc Bloch (dans son livre posthume Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien) est « une science de l’homme dans le temps ».
Or, le conflit israélo-palestinien est par excellence un sujet passé-présent, court-circuité en permanence par une actualité brûlante dont les médias se font l’écho. Une identification aux enjeux de ce conflit, plus ou moins fantasmée par les jeunes, démontre la nécessité absolue de sortir d’un traitement « cacophonique ou déploratoire, pour se déprendre du discours formaté », à condition bien sûr que le professeur fasse l’effort de compléter ses connaissances sur le sujet et sorte, le cas échéant, de « schémas explicatifs dont il serait lui-même prisonnier.
Sa mission est de « conduire ses élèves à une approche honnête et raisonnée du réel (…) pour dépasser le stade de l’opinion ». (Comprendre le Proche-Orient, une nécessité pour la République, dir. Frédéric Encel et Eric Keslassy, Paris 2005 p.238-244).
« L’analyse évite les préjugés et les engagements hâtifs », c’est pourquoi le rôle de l’école est essentiel face « au décryptage des faits et des discours » à condition de transmettre « le goût de s’informer, de saisir la complexité du monde » et de surmonter les apparentes « difficultés à concrétiser ces méthodes d’apprentissage » par « un enseignement courageux, honnête et rigoureux » (Comprendre le Proche-Orient, une nécessité pour la République, opus cit. , p.64, 205, 211).
Malheureusement nous dit Alain Finkielkraut, il existe un « grand effondrement de l’école des savoirs » (La seule exactitude, Paris, 2015, p.77). Citant le romancier Saul Bellow, le philosophe et observateur sans concession de l’école d’aujourd’hui reprend à son compte cette formule angoissante : « Une grande quantité d’intelligence peut être investie dans l’ignorance lorsque le besoin d’illusion est profond » (L’identité malheureuse, Paris, 2013, p.187).
Comment décevoir l’idéal pour revenir à la réalité quand « des hommes et des femmes de bonne volonté ont besoin de croire que la scélératesse a une seule adresse, le racisme un seul visage, les événements un seul paradigme » (L’identité malheureuse, p.187) ?
Les initiatives du ministère de l’Éducation nationale ne manquent pourtant pas face aux dérives conspirationnistes qui touchent nos jeunes. Les journées d’étude du 9 février 2016 par exemple (300 participants) avaient pour but de partager les expériences des enseignants qui déconstruisent en classe les discours complotistes.
Jeux de rôle et séquences d’activités invitent les élèves à s’improviser journalistes occasionnels ou à concevoir eux-mêmes des théories complotistes fictives. L’art de la parodie démontrerait de lui-même le mécanisme de l’absurde. L’essentiel, nous dit-on, est de muscler l’usage des médias par des initiatives pédagogiques novatrices et ludiques tout en abandonnant le terrain du débat « où l’enseignant risquerait de perdre ».
Est-ce suffisant ?
Seule une réappropriation de la parole par le professeur, fondée sur un argumentaire cohérent et une solide culture personnelle, peut être utile à ses élèves. La classe doit se recentrer sur la démonstration contradictoire. L’art de dire et de donner du sens est le b.a.-ba d’une école qui n’abandonne rien … à personne.