Du Bassidj au Baloutchistan : les milices périphériques de l’Iran

À une époque obsédée par la technologie et le spectaculaire, où la domination militaire se mesure en drones et en désinformation, une grande partie du Moyen-Orient reste gouvernée non seulement par des frontières et des traités, mais par des impératifs anciens et une mémoire civilisationnelle.
Tandis que l’attention se fixe sur les affrontements visibles – Israël contre le Hezbollah, l’Arabie saoudite contre les Houthis – un conflit bien plus insidieux se déroule dans l’ombre. C’est la guerre silencieuse de l’encerclement, que la République islamique d’Iran mène avec patience, certitude théologique et profondeur stratégique.
Beaucoup a été écrit sur l’axe de la résistance de l’Iran, à juste titre :
- le Hezbollah au Liban,
- le Hamas et le Jihad islamique palestinien à Gaza,
- les Houthis au Yémen.
Ce sont les nœuds familiers de la projection iranienne. Mais ce triangle d’hostilité ne constitue pas toute la réalité. Il n’en est que la face visible.
Alors que ces voies de confrontation deviennent de plus en plus contestées ou contenues, l’Iran déplace son regard vers l’intérieur et vers l’Est, investissant dans un réseau de milices périphériques qui opèrent loin du regard des analystes occidentaux et des stratèges arabes.
Ce n’est pas Israël qui devrait s’inquiéter le plus – bien que Téhéran, dans sa rhétorique révolutionnaire, ne souhaite rien de plus que de le voir disparaître. C’est l’Arabie qui devrait s’éveiller. Car les ambitions de l’Iran, enveloppées dans le langage de la résistance, ne sont pas motivées par une quelconque fidélité à la cause palestinienne. Elles sont ancrées dans quelque chose de plus profond : un désir théologique et civilisationnel de dominer le monde islamique.
La haine de l’Iran envers Israël est réelle, mais elle est symbolique. Il déteste Israël non seulement parce qu’il est juif, mais parce qu’il est insoumis. L’État juif, malgré toutes ses difficultés, a refusé de disparaître.
Les Juifs, malgré l’exil, les massacres et des siècles de persécutions systémiques, ont conservé leur identité, leur langue et leur attachement à une terre qu’on leur avait ordonné de quitter. Ce refus remet en cause le cœur de l’idéologie de la République islamique : l’exigence de soumission.
Ce n’est pas des Palestiniens qu’il s’agit. Le régime de Téhéran a peu de considération pour leur bien-être, comme en témoigne sa volonté de combattre Israël jusqu’au dernier Palestinien. Ce qui irrite l’Iran, c’est qu’un peuple – surtout un peuple historiquement persécuté – puisse survivre sans se soumettre à un seigneur étranger. Ce n’est pas que les Juifs vivent ; c’est qu’ils vivent insoumis.
Mais si les Juifs agacent par leur refus de disparaître, c’est le monde arabe qui demeure, aux yeux de Téhéran, fondamentalement intolérable. Car il est à la fois proche et idéologiquement vulnérable. Tandis que les Juifs ont ancré leur nationalisme dans la résilience, une grande partie du monde arabe reste fragmentée, distraite et politiquement fracturée. L’Iran y voit une opportunité.
L’émergence de milices périphériques soutenues par l’Iran en Afghanistan, au Pakistan et en Asie centrale n’est pas accidentelle. Elle est stratégique. Ce ne sont pas des clones du Hezbollah, mais des réserves opérationnelles.
- La division Fatemiyoun (la Brigade des Fatimides, également appelée le Hezbollah afghan), composée de Hazaras chiites afghans, formée sous commandement des Gardiens de la Révolution, a acquis une expérience militaire en Syrie au service du régime d’Assad. Aujourd’hui, beaucoup de ses combattants sont rentrés en Afghanistan, certains intégrés dans la société, d’autres en attente d’activation. Ils sont entraînés, fidèles à Téhéran, et hostiles au pouvoir sunnite des Talibans.
- De même, la brigade Zainabiyoun (la Brigade du peuple de Zaynab, également appelée le Hezbollah Pakistan), composée de Pakistanais chiites originaires notamment de Parachinar, a également combattu en Syrie.
Si ces milices ont été conçues pour servir les intérêts de l’Iran dans le Levant, elles sont avant tout des actifs mobiles que Téhéran pourra déployer pour faire pression sur le Pakistan, l’Inde ou le Golfe, en cas d’évolution du rapport de force.
Ce réseau fonctionne non seulement comme force expéditionnaire, mais comme police d’assurance. Si le front occidental de l’Iran devenait intenable – par exemple, si le Hezbollah était neutralisé ou si le régime syrien tombait, Téhéran aurait d’autres options. Et des fronts inattendus s’ouvriraient.
À l’intérieur même de ses frontières, l’Iran exploite ses régions périphériques non seulement comme zones tampons, mais comme laboratoires de guerre hybride. Dans la province du Sistan-et-Baloutchistan, où l’ethnicité baloutche et le sunnisme prédominent, Téhéran a perfectionné une double stratégie :
- d’un côté, réprimer brutalement les mouvements séparatistes ou salafistes ;
- de l’autre, infiltrer ou tolérer des réseaux criminels ou paramilitaires qu’il pourra retourner contre ses voisins en temps voulu.
Ces réseaux transfrontaliers – trafics d’armes, de drogue, de personnes – deviennent, entre les mains des Gardiens de la Révolution, des leviers de pression.
L’objectif n’est pas seulement défensif. En activant ces groupes au moment opportun, l’Iran peut perturber les routes commerciales vers le Golfe, menacer le Pakistan ou saboter les ambitions logistiques de l’Inde dans la région. De tels mouvements, orchestrés dans l’ombre, pourraient aussi servir à détourner l’attention d’un revers militaire ou diplomatique ailleurs.
Il faut dire clairement ce que beaucoup dans le monde arabe préfèrent encore ignorer : l’objectif stratégique de la République islamique est l’assujettissement idéologique de l’Arabie. Pas seulement de l’Arabie saoudite en tant qu’État, mais de l’Arabie comme idée, comme cœur symbolique, culturel et religieux de l’islam sunnite indépendant.
Tant que Riyad, Abou Dhabi ou Manama demeurent maîtres de leur destin, prospères et résolument tournés vers la modernité, ils représentent une négation vivante du modèle iranien. Aux yeux du régime de Téhéran, c’est un blasphème politique. Et pour le corriger, tous les moyens sont permis :
- l’endoctrinement,
- la pénétration des institutions,
- les réseaux d’influence,
- l’infiltration numérique,
- et en dernier recours, la violence par procuration.
Cette ambition ne repose pas uniquement sur des déclarations idéologiques. Elle se matérialise dans :
- les alliances chiites au Bahreïn,
- les milices pro-iraniennes en Irak,
- les cellules dormantes au Koweït,
- les campagnes médiatiques hostiles dans les diasporas arabes chiites,
- et jusqu’aux tentatives d’attentats déjouées aux Émirats.
Il est crucial de comprendre que, dans la vision stratégique de Téhéran, Israël est un catalyseur, non une fin. Le conflit avec Israël légitime l’expansion régionale, justifie l’armement des milices, mobilise les masses chiites, détourne les regards arabes, et occupe les chancelleries occidentales. Mais si Israël était effacé de la carte demain, le régime iranien n’en serait pas satisfait. Il lui faudrait une autre figure de l’insoumission. Et cette figure pourrait bien être un monde arabe qui refuse de plier.
Téhéran n’est pas en guerre contre une carte, mais contre une idée : l’idée qu’un monde islamique puisse s’autogouverner, en paix avec lui-même et avec ses minorités, sans tutelle cléricale ni messianisme révolutionnaire.
Il est encore temps. Les Accords d’Abraham ont montré que des lignes pouvaient bouger. Les convergences sécuritaires entre Israël et certains États du Golfe ne sont pas un simple pacte tactique, mais une reconnaissance implicite d’un ennemi commun.
Pourtant, cela ne suffit pas. L’endiguement ne doit pas se limiter aux missiles et aux drones. Il doit s’étendre aux écoles, aux mosquées, aux réseaux sociaux, aux financements, à l’idéologie.
Le monde arabe doit comprendre que l’Iran ne cherche pas la parité, mais la suzeraineté. Qu’il ne négocie pas pour coexister, mais pour gagner du temps. Que sa vision de la paix est celle du silence imposé.
La résistance arabe ne peut être purement militaire. Elle doit être culturelle, intellectuelle, morale. Elle doit s’assumer comme une alternative crédible, stable et fière face à l’autoritarisme clérical. C’est cela, la véritable dissuasion.
Les stratèges arabes, israéliens et occidentaux doivent cesser de considérer l’Iran comme un acteur rationnel, contenu par le calcul et le risque. C’est une puissance théologico-stratégique, capable de patience millénaire, mais aussi d’audace soudaine.
Ce n’est pas l’extrémisme sunnite du passé qui revient sous une autre forme. C’est une autre forme d’impérialisme – plus subtil, plus enraciné, plus insidieux.
L’encerclement est en cours. Pas par des divisions blindées, mais par des mots, des alliances, des milices, des madrassas, des récits. Et pendant que l’Arabie débat de réformes sociétales et de visions économiques, l’Iran avance ses pions. Discrètement. Déterminé.
La question n’est donc pas de savoir si Israël est menacé. Il l’est, certes, et il s’y prépare. La véritable question est de savoir si l’Arabie est prête à voir, enfin, l’encerclement se refermer sur elle.