D’où vient la morale ? Où va l’éthique ?

Vladimir Poutin et Mohammed bin Zayed Al Nahyan en 2019 (CC BY 4.0 Wikipedia)
Vladimir Poutin et Mohammed bin Zayed Al Nahyan en 2019 (CC BY 4.0 Wikipedia)

Gérard Bensussan est philosophe. Il a publié cet article en anglais dans le Philosophical Magazine de la Mohamed Bin Zayed University Of Humanity (Abu Dhabi)

a) La morale détermine un vaste champ de positions et de pratiques. Elle se présente à nous comme une vieille question, inscrite au cœur de nos préoccupations aussi bien privées que publiques. Si l’on tente d’en exposer la difficulté dans la situation qui est aujourd’hui la nôtre, on est frappé par un étrange paradoxe contemporain, une ambivalence profonde et significative.

D’un côté, il importe au plus haut point de ne jamais être dupe de la morale, injonction post-nietzschéenne qu’un penseur comme Levinas dispose à l’entrée de sa première grande œuvre « éthique », Totalité et infini. Nous sommes tous post-nietzschéens sous cet aspect –et il est hors de question de se laisser aller à la tentation moralisante, ou de tomber naïvement dans la « moraline ».

Cette louable lucidité s’accompagne cependant d’une omniprésence sociale, politique, culturelle d’injonctions morales multiples. Ces commandements vertueux, parfaitement recommandables en telle ou telle situation, obéissent à des normes rigoristes impérieuses.

Dégrisement moral blasé, voire hautain ou cynique, d’un côté, et rappel incessant d’un code moral intransigeant, d’un autre côté, font aujourd’hui très bon ménage. Ce voisinage d’une apparente lucidité extra-morale et d’un moralisme sociétal généralisé recouvre une profonde ambivalence portée par le questionnement moral lui-même.

A partir de cette supposition, je me poserai deux questions entrelacées autour de quatre termes : éthique – morale ; raison – affect.

a) Première question : est-il requis, lorsqu’on s’interroge sur la morale, de la penser, ou non, dans son rapport à l’altérité d’autrui comme sa condition de possibilité. Il semble a priori que oui: qui dit morale dit mode de rapports avec les autres en général, règles, prescriptions, normes, mœurs bien sûr, selon l’étymologie même du mot. Ces mœurs dont la morale tire son nom ne prennent sens que dans la relation interpersonnelle ou intersubjective, dans l’être-avec-autrui, ou encore dans l’être-ensemble –par où s’ouvrira le rapport entre morale et politique et la question du passage, ou non, de l’une à l’autre.

Il ne saurait y avoir de morale que dans une relation avec l’altérité des autres hommes, relation qui m’oblige. S’il n’y avait plus aucun autre, si j’étais seul au monde comme sur une île déserte, une morale serait-elle encore pensable, consistante ? A-t-on de toutes façons des « devoirs envers soi » ?

C’est sur le fond de cette question que s’enlève la différence habituelle entre morale, qui renverrait aux autres, et à une action morale envers les autres, et éthique, qui rapporterait à soi-même, et au souci de soi du sujet. Comment penser une éthique de soi sans les autres, en tout cas avant les autres ?

La question de l’autre, empirique ou non-empirique, de son statut, de sa présence, est donc fondamentale dans la détermination des questionnements moraux. Ainsi la différence éthique/morale excède considérablement le simple besoin de clarification terminologique.

b) Morale vient de la traduction par Cicéron du ta èthica grec vers le latin philosophia moralis. Les deux mots veulent donc dire la même chose en deux langues différentes : cette même chose, c’est ce qui a rapport aux mœurs (mores), au caractère (ethos), aux comportements des hommes et plus particulièrement aux règles de conduite qui les régissent et aux justifications qui les autorisent. En 1990, Ricoeur a proposé une distinction (1) : éthique déterminerait la réflexion rationnelle statuant sur l’appréciation des comportements ; morale embrasserait lois, normes, impératifs, soit l’ensemble des prescriptions socialement ou culturellement admises. Comme Ricoeur le dit avec prudence, cette distinction est de pure convention (l’ « éthique » lévinassienne par exemple ne relève ni de l’éthique conventionnelle, ni de la morale conventionnelle, elle échappe à la distinction formelle proposée par Ricoeur).

L’allemand dispose de deux termes différents, moralisch qui vient directement du latin et sittlich, die Sitten signifiant les mœurs, l’éthicité, la « vie éthique » comme on a parfois traduit la Sittlichkeit hégélienne. Les deux mots allemands et leurs pendants substantifs Moralität et Sittlichkeit ont à peu près le même sens dans la langue courante, morale ou bien éthique, tout comme dans le passage du grec au latin. Hegel les différencie, comme on sait, dans sa Philosophie du droit. La Sittlichkeit relève les deux moments qui la précèdent : le droit abstrait ou formel, d’une part, la chose immédiate, extérieure, familiale, et la Moralität d’autre part, la morale comme devoir-être, l’un et l’autre retraversés par l’éthicité, de la famille à l’Etat. Kant n’utilise le plus souvent que Moralität, dont le concept semble du coup répondre à la place structurelle qui lui est assignée par la philosophie hégélienne du droit. Schopenhauer en revanche, revient à l’indistinction kantienne, et plus en amont encore gréco-latine, en privilégiant de façon délibérée moralisch afin de se démarquer du « chauvinisme germain » ou encore de « la mode » (c’est-à-dire de Hegel : « il y a bien les mots maintenant à la mode de sittlich et unsittlich, mais c’est là un mauvais synonyme pour moralisch et unmoralisch… Pas de concession au chauvinisme germain ! » (2)).

c) La seconde question est celle du motif sensible, pour le dire dans les termes de Kant. Une morale et/ou une éthique peut-elle être effective sans être affective, « sensitive » comme dit Rousseau (3) ? Peut-on, doit-on fonder la morale sur la raison seule –ce qui constitue la position de fond de Kant et du kantisme –ou bien doit-elle plutôt procéder d’un sentiment ?

Schopenhauer relève que Kant établit une identité stricte entre l’acte moral et l’acte raisonnable. Or, ajoute-t-il, chacun sait très bien que ce sont deux domaines absolument différents. Il n’y a que Kant pour penser que la vertu est homologue voire identique à la raison. La raison peut fonder les savoirs scientifiques, mais on ne voit pas, explique Schopenhauer, pourquoi elle serait du même coup habilitée à fonder la morale.

La morale ne peut être déterminée que selon des affects, des sentiments, c’est-à-dire selon l’expérience. Pour prendre acte de cette hétérogénéité, il suffit de constater qu’un acte commandé par la raison n’est pas forcément moral. La raison peut s’allier au mal –vocation faustienne. Elle peut se faire raison instrumentale et donc servir des passions. A l’inverse, un acte peut très bien être moral et par ailleurs déraisonnable (4). Schopenhauer donne l’exemple d’une charité exagérée, d’un don de soi si excessif qu’il peut finir par me plonger moi-même dans la misère et la détresse.

La question que pose ici Schopenhauer est celle de l’originarité même de la raison dans la genèse de la loi morale. Contre Kant, Schopenhauer se réclame ici de Rousseau (fin du § 19 du Fondement où il le cite abondamment) dont il retrouve la doctrine de la pitié qu’il met clairement au fondement de la morale. La raison n’est pas suffisamment originaire pour pouvoir assurer l’effectivité d’une conduite morale. Elle est seconde, dérivée de ce qui est bien plus ancien qu’elle, le sentiment ou l’affect. (5) Est-il possible ou non de dériver des positions morales universelles depuis des émotions, un sentiment? Peut-on comprendre la morale et les nombreuses questions qui s’y rattachent à partir d’une autonomie de la raison antérieure aux jugements subjectifs et strictement non-dépendante de ces jugements (6) ? Ce qui innerve la critique schopenhauérienne de la déontologie kantienne, c’est la position originaire de ce que Rousseau appelle « le sentiment d’exister », le sentiment de la vie ou de la puissance. Ce concept est avancé au début de l’Emile, –apprendre le « métier de vivre » par l’étude et l’observation de la « condition humaine » (7). Ce sentiment d’exister, ce « sentir la vie » est ce qui rend possible la perexistence de l’espèce humaine. La raison seule n’aurait jamais empêché l’humanité de péricliter et de disparaître (8). La « répugnance innée à voir souffrir son semblable » d’où « découlent toutes les vertus sociales, la générosité, la clémence, l’humanité » constitue un « principe antérieur à la raison » (9). En tant qu’elle précède la réflexion et le raisonnement, la pitié a naturellement vocation à fonder la morale depuis ce noyau insécable qu’est le sentiment de l’existence, le « sentir la vie ». Si elle a sa part (intercéder entre les moeurs et les lois, entre morale et politique), la raison vient après. Elle n’a nulle vertu existentielle, elle est étrangère à ce sentiment d’exister dans quoi s’enracine la morale (Rousseau étrangement proche du Nietzsche du sentiment de la puissance).

d) Placer la pitié au fondement de la morale implique que la morale est elle-même déterminée par l’altérité, puisque la compassion est en tout état de cause compassion devant autrui. C’est la déduction que tire Schopenhauer au § 16 du Fondement, qui démontre que le « criterium de l’acte qui a une valeur morale » dépend entièrement de « l’effet produit sur autrui ; c’est seulement par rapport à autrui que [l’action] peut avoir une valeur morale » (10), si bien que toute « éthique de soi » (Foucault lisant les Anciens) est révoquée en doute, non dans sa possibilité existentielle mais dans sa valeur proprement morale. Ensuite, si la morale s’enracine dans un sentiment d’exister que Rousseau et Schopenhauer rattachent à la pitié ou à la compassion, l’idée même de loi morale perd toute signification. La morale kantienne serait fondée sur une pétition de principe selon laquelle la morale devrait être articulée par une loi fondée a priori, une loi nécessaire et universelle. Or cette loi, on pourrait bien à la rigueur la déduire, mais sûrement pas la poser comme un fondement. D’ailleurs, ajoute Schopenhauer, si la loi morale était a priori, c’est-à-dire nécessaire, elle serait ipso facto effective. Elle ne pourrait pas ne pas être –alors qu’elle doit être, selon Kant lui-même et n’a peut-être même jamais été à ce jour.

2. A partir des préalables que je viens de résumer, je décris une topographie. Elle est déjà suggérée par Nietzsche lorsqu’il relève, à propos de Kant, l’existence d’une « séparation de la morale », d’une division (Scheidung der Moral), entre une morale « qui regarde droit dans les yeux » et se joue « d’homme à homme », d’une part, et une morale des « finalités fonctionnelles » et des « besoins humains » d’autre part -entre « besoins fonctionnels » d’une part, et « face à face » de l’autre.

Cette topographie, c’est toutefois Levinas qui l’a véritablement explorée en montrant l’hétérogénéité foncière de la proximité éthique soit du face-à-face, du Deux, d’un côté ; et de la justice pour tous, de la sphère politique ou sociétale où se déploie la multiplicité des sujets-citoyens d’un autre côté.

Le face-à-face (qui correspond à ce que Levinas nomme « éthique ») est régi par une asymétrie, une non-interchangeabilité, par le choc de singularités à chaque fois irremplaçables. Alors que le champ socio-politique (la « justice »), ce qui s’échange à plusieurs, à partir de normes, de prescriptions, qui valent pour tous et où règnent et doivent régner l’égalité, l’anonymat, l’interchangeabilité des places, ne peut faire acception de l’unicité de l’autre, de son « visage ». Deux sphères, donc, sans qu’on puisse apercevoir, dans Levinas, un quelconque passage entre elles.

On peut étendre la distinction topologique lévinassienne (proximité/justice, face à face/ société), d’une grande fécondité, à des analyses qui l’excèdent, l’amour, la violence, l’hospitalité, la justice, le pardon – où l’on peut constater la pertinence heuristique et la richesse thématique de la distinction lévinassienne.

Cette différence entre ces deux sphères brouille la distinction habituelle (cf. Ricoeur supra) entre morale comme système contraignant de règles et éthique comme quête de la vie bonne. Cette distinction détient à chaque fois une signification spécifique, que Ricœur a essayé de typologiser. Parfois elle n’existe même pas, chez Kant ou Schopenhauer, ou alors elle détermine des champs qui ne sont pas du tout les mêmes et n’ont pas les mêmes acceptions ni les mêmes contenus, chez Hegel, Cohen ou Levinas par exemple. Cette distinction, je l’ai dit plus haut, est purement conventionnelle et peut être aisément modifiée, retournée, déplacée. Elle a peut-être le mérite de suggérer que la question d’autrui est fondatrice pour toute pensée morale, au sens le plus radical et le plus profond du terme. Une morale peut-elle perdurer si je suis seul ? Lui faut-il au moins un être-deux (éthique), ou au moins trois (les tiers, la société) ?

Donc, une hétérogénéité foncière entre le Un (l’homme seul face à lui-même), le Deux (« éthique ») et le Deux plus n (société).

Ce qui vaut dans une relation à deux ne peut pas régir un ensemble de relations multiples, et inversement, sous peine d’une confusion périlleuse. Car dans une relation à deux –« éthique » selon Levinas, mais plus largement amoureuse, intersubjective, juridique, amicale etc.– où s’investissent affects et sensibilité, s’engagent forcément une disproportion, un écart, que Levinas a thématisé comme asymétrie. L’autre qui me fait face, dans sa singularité extrême, ne saurait évidemment s’interchanger, il est irremplaçable. Cette relation n’est évidemment pas universalisable, pas plus qu’elle ne saurait donner lieu à une réciprocation. Elle est exclusive et excluante. L’amour, par exemple, est une sorte de séparatisme, de dissidence, face au monde commun. Les amoureux « vivent cachés », c’est-à-dire qu’ils se tiennent à l’abri du monde, « les tiers », qui pourrait faire irruption dans le duo. On ne saurait exiger de l’amour qu’il soit juste, c’est-à-dire égal, symétrique et ne faisant pas acception de la personne. On ne saurait en faire une revendication politique citoyenne. « L’amour pour tous » n’aurait aucun sens, car l’amour ne relève pas d’un droit, il est soumis aux aléas d’une rencontre, d’un hasard imprévisible, d’un événement antérieur à toute justice, à toute égalité, à tout contrat. On ne peut évidemment pas faire de tout ce qui se joue à deux, dans un face à face, un devoir ou une règle impérative qui s’imposerait à tous sans condition. Je ne peux pas dire à l’ami qui me demande mon aide que je ne viens à son secours que par respect de la loi morale ou par devoir comme je ferais pour n’importe qui – ou alors c’est l’amitié qui s’engloutit dans l’universel.

Mais si la justice ou la politique sont étrangères à toute relation duelle, elles ne se laissent guère évacuer pour autant. « Il faut la justice », comme le martèle Levinas. Je ne peux pas éprouver de l’amour ou de l’amitié ou un sentiment de filialité pour tous les autres, ce serait une trahison pure et simple de la relation duelle qui m’engage et me tient. Mais tous ces autres crient justice, ils crient qu’« il faut » la justice pour eux. Ils mettent ainsi en question le duo où je m’inscris. Je ne suis donc jamais quitte de la quête de justice. Je n’en ai jamais fini avec les autres de l’autre. Une fois saisi par la justice qui m’arrache au duo, il me faut changer de paradigme, quitter mes repères, retrouver quelque chose comme une règle commune. La justice généralise, elle fait s’équivaloir droits et devoirs, elle exige une réciprocité, engage une égalité, elle compare et compense. Un être-juste qui ne vaudrait qu’avec ceux qu’on aime ne serait pas juste. Être juste doit aussi valoir avec ceux qu’on n’aime pas –c’est même à cela que se mesure la justice qui s’organise, elle, autour d’un principe de stricte échangeabilité des personnes. N’importe qui doit pouvoir s’y inscrire comme n’importe quel autre sans qu’il puisse jamais être fait acception des singularités, des distinctions, ou encore de ce qui demeure irréductible à la règle.

On comprend que ces deux logiques (le Deux/ le Multiple ; l’éthique du face à face / la sphère socio-politique ; l’Unique / le citoyen) ou mieux ces deux langages, le deux et le multiple, ne sauraient communiquer, c’est-à-dire trouver un espace rendu commun par un partage. La langue du don infini et la langue de l’équivalence réglée ne peuvent s’entendre et entre elles le quiproquo est incessant. Si on mêlait ces deux registres, ce qui risquerait d’en sortir serait désastreux. Dans mon livre, j’ai essayé de montrer ce que sont ces effets catastrophiques, à propos de la violence, de l’amour, de l’hospitalité, et en allant jusqu’à la question du terrorisme.

Rien ne serait plus terrible par exemple que d’imposer l’amour de la loi, ou à l’inverse la légalisation contractuelle de l’amour. Le premier cas aboutit au fanatisme politique généralisé, le second à l’interdiction de l’amour sous prétexte de sa nature « pathologique » (Kant). Au fond, Dieu seul peut complémentariser les deux registres, les utiliser comme deux ingrédients équivalents.

Un midrach fameux explique que, pour créer le monde, Dieu doit recourir à deux mesures, l’amour et la justice (rahamim/ din ou encore, mais autrement, hessed/tsedek). S’il ne verse que le brûlant de la compassion dans les coupes délicates de la création du monde, ces coupes vont se fendre. S’il n’y verse que du glacé, elles vont se contracter et se briser à nouveau. Il lui faut donc manipuler et l’amour et la justice. S’il n’utilise que la chaleur du premier, les « crimes seront sans nombre » dans le monde. S’il ne fait usage que de la rigueur de la justice, le monde ne subsistera pas davantage, faute d’amour.

Les philosophies qui engagent une « dialectique » de la justice et de l’amour ou qui y distinguent deux procédures complémentaires de « vérité » se tiennent dans une sorte de mimétique divine. Au lieu de prendre acte dans une vraie perplexité de cette hétérogénéité du Deux et du Multiple, de l’affect du face à face et de l’universalité de la politique, une certaine tendance propre à la philosophie veut les unifier, et installer dans un tout ce qui se présente dans l’incomplétude et l’hétérogénéité. Nous ne sommes jamais dispensés pour autant de nous poser la question du passage entre les deux. Impossible de mêler les registres, Dieu seul le peut ; impossible de ne pas se poser la question du passage, l’homme seul a à le faire. Ce principe de séparation demeure comme le signe de notre finitude. En même temps, la question de la dé-séparation (Hegel) demeure elle aussi entière, je viens de le dire. C’est que cette finitude qui est la nôtre ne peut s’entendre, comme le proposait Levinas, que comme in-finie, prise dans-le-fini, c’est-à-dire qu’elle ne se pose pas comme le contraire de l’infini, mais comme sa texture intérieure, comme notre existence même.

Si la question de l’autre homme ou femme, de l’autre humain, structure tous les questionnements moraux et en même temps les bouleverse de fond en comble, au point qu’une éthique de soi, si elle est sans doute possible, n’a guère de sens du point de vue où je me place, Schopenhauer le disait déjà – si cette question qui est celle du visage, au sens de Levinas, est absolument première, plus ancienne que tous les systèmes normatifs, juridiques, politiques qui en proviennent, alors se pose la question du motif sensible, telle que Kant en a formulé les termes (voir supra). Face au visage, je suis affecté – et ma réponse de responsabilité, l’impossibilité de m’y dérober quoi que je fasse et quelle que soit la nature de cette réponse ou de cette non-réponse, est suscitée par ce qui vient d’avant moi, d’outre moi, c’est-à-dire qui précède ma raison et la détermine.

Il n’est pas possible de penser le face à face, ce que Levinas appelle éthique ou proximité, hors sensibilité. Il y a une passion morale. La place du sentiment est centrale, de Rousseau à Nietzsche, lequel, paradoxalement, propose une analytique du sentiment de puissance enracinée dans la généalogie et articulée autour de la création de valeurs, ce qui renouvelle la question.

Il y a donc quelque chose de très ambigu, qui est l’expérience, l’expérience morale. Elle vaut sûrement pour la morale proprement dite, les règles qui s’imposent dans la sphère de la multiplicité des hommes et de leurs relations organisées. Les codes en consignent les expériences, en quelque sorte. Dans l’espace du duo en revanche, l’éthique au sens de Levinas, l’effraction de l’autre, de sa requête, de ce à quoi il m’oblige et me convoque, toute expérience mienne est comme défaite, hors pouvoir, destituée. Plus de règle à quoi me conformer, plus de norme à quoi me référer ! Nous savons bien que les grandes expériences de notre vie bouleversent notre capacité d’appropriation : le coup de foudre, le premier venu, l’imprévisible d’une rencontre – tout ce registre l’indique –sont des « expériences » qui me démettent de toute expérience comme assimilation à soi d’une altérité ou d’une étrangeté extérieures, et qui en engagent le mouvement de façon matérielle, corporelle, dans l’affect, la passion, la sensibilité, la vulnérabilité, l’invention d’une « règle » inédite.

Kant et Nietzsche ont parfaitement pressenti ce que signifie l’affection éthique, le bouleversement par le visage de l’autre, les « pathologies » de l’altérité, la perte de soi. Mais le premier met en place un appareil critique et une raison spéciale structurés autour de toute une série d’oppositions dont l’office est de parer à cette dérive perçue comme proprement catastrophique – Kant le dit expressément. Nietzsche, lui, en supporte la charge en la convertissant en sentiment de puissance, en la retournant comme un gant et en en faisant une interrogation sur le bonheur et sur soi, loin de tout souci de sa conservation, dans une « éthique », si l’on veut, de la dispensation sans compter, une éthique du « gaspillage » (Zarathoustra).

Notes:

(1) P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 202 : « c’est par convention que je réserverai le terme d’« éthique » pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d’universalité et par un effet de contrainte. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée de la vie bonne et obéissance aux normes l’opposition entre deux héritages: l’héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique (de telos, signifiant « fin ») ; et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique (déontologique signifiant précisément « devoir») ».

(2) Le fondement de la morale, trad. A. Burdeau, p. 141 -je cite ici d’après la pagination du Livre de poche, LGF, 1991.

(3) « La Morale sensitive ou le Matérialisme du sage », tel était le titre d’un ouvrage projeté et disséminé dans l’œuvre plutôt qu’abandonné, cf. Confessions, livre neuvième, Paris, Gallimard, Pléiade, 1951, p. 401 (cf. également la note écrite au dos de la carte à jouer n° 27 in Les rêveries du promeneur solitaire, Livre de poche, 1965, p. 207).

(4) Schopenhauer, Le fondement de la morale, chap. II, § 6, éd. cit., p. 82-83. « un homme peut avoir une conduite fort raisonnable, donc réfléchie, circonspecte, conséquente, bien ordonnée, méthodique, tout en suivant les maximes les plus injustes…Kant est le seul à dire que… l’être vertueux et l’être raisonnable ne font pas deux…Raisonnable et vicieux sont mots qui peuvent fort bien aller ensemble…De même la déraison et la générosité peuvent bien aller de pair.. »

(5) Je me rapporte à un seul et unique mot allemand, Gefühl, ayant déjà en vue, à l’autre bout du post-kantisme, aussi bien Nietzsche et son sentiment de la puissance (Machtgefühl) que Wittgenstein, très schopenhauérien, évoquant la force d’un sentiment de la vie ou du monde (Lebensgefühl, Weltgefühl).

(6) Rousseau est au commencement de ce chemin –mais aussi la doctrine anglaise, ou plutôt écossaise, des sentiments moraux. Adam Smith est l’auteur d’une Théorie des sentiments moraux (1759). Citons également Shaftesbury, Hutcheson, Hume aussi. La comparaison entre la sympathie chez Adam Smith et la pitié chez Rousseau (parfois associées, parfois opposées, sous l’aspect de leur fonction de socialisation et de leur extension universelle) est du plus haut intérêt mais je la laisse ici entièrement de côté.

(7) Emile ou De l’éducation, Paris, Classiques Garnier, 1964, p. 13. car « vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie »

(8) Discours sur l’inégalité, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1971, vol. 2, p. 225 car « l’entendement humain doit beaucoup aux passions » (p. 218). « quoi qu’il puisse appartenir à Socrate et aux esprits de sa trempe d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le
composent
»

(9) Ibid., p. 210. Cf. également les développements de l’Emile, au livre 4, où sont exposées les « trois maximes » de la pitié, éd. cit., p. 261 sq.

(10) Le fondement…, éd. cit., p. 153.

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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