Dossier spécial : Le Monde – Israël, un lynchage sans fin (2/15)

Généalogie oubliée de l’antisionisme.

Note liminaire : Sur l’ensemble de ce sujet, cf. l’article séminal de Pierre-André Taguieff auquel nous sommes redevables : « La nouvelle judéophobie : antisionisme, antiracisme, anti-impérialisme » publié dans Les Temps modernes, n° 520, novembre 1989.

« Zone infestée d’épidémies ». En mars 1940, les Allemands dénomment ainsi le quartier juif de Varsovie qu’ils vont bientôt transformer en ghetto hermétiquement clos : « Les Juifs s’unissent pour combattre, ou plus exactement pour piller leurs semblables […]. C’est pourquoi l’État juif est, au point de vue territorial, sans aucune frontière […]. « Car lorsque le sionisme cherche à faire croire au reste du monde que la conscience nationale des Juifs trouverait satisfaction dans la création d’un État palestinien, écrit Hitler dans Mein Kampf (1925), les Juifs dupent encore une fois les sots Goïm de la façon la plus patente. Ils n’ont pas du tout l’intention d’édifier en Palestine un État juif pour aller s’y fixer ; ils ont simplement en vue d’y établir l’organisation centrale de leur entreprise charlatanesque d’internationalisme universel. »

Dans la passion antisémite nazie, on a largement oublié la dimension viscéralement antisioniste, comme on a oublié les déclarations répétées de Hitler et de ses proches sur leur volonté d’empêcher coûte que coûte la création d’un État juif en Palestine. Comme on a oublié que l’un des premiers textes d’Alfred Rosenberg, présenté (à tort) comme l’idéologue du régime, portait en 1922 sur le « sionisme » (12).

En 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et alors que l’on découvre pan par pan le génocide des Juifs, l’antisémitisme dans ses vieux habits n’a plus bonne presse. La réalité nouvelle impose au discours antijuif un habillage nouveau comme une rhétorique nouvelle. On ne peut plus écrire sur « les Juifs » comme le faisaient Céline, Rebatet et tant d’autres folliculaires d’avant-guerre.

Emblématique est à cet égard le discours d’un Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach, vieille figure de l’extrême droite et de la collaboration qui fait partie des premiers négationnistes français dès les années 50. En juillet 1982, au début de la guerre du Liban menée par Israël, Bardèche écrit dans la revue Défense de l’Occident (13) : « L’extermination systématique des Palestiniens est un authentique génocide. Cette « solution finale » – dont on n’a jamais pu prouver l’existence aux dépens de l’Allemagne hitlérienne, elle est mise en route sous nos yeux […]. Cette fois l’Holocauste est retourné. »

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Depuis les années 1880, le débat (qui divise profondément le monde juif) est légitime pour savoir s’il faut, ou non, établir un État-nation pour le peuple juif. Après la création effective de l’État juif le 14 mai 1948, la question est obsolète, elle ne se pose plus dès lors que l’Etat d’Israël est désormais un fait établi, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore. C’est pourquoi professer encore l’antisionisme n’est pas synonyme de la critique d’un État, mais la mise en cause de sa légitimité. Autrement dit, de la possibilité, ouvertement discutée, de mettre un terme à son existence.

Depuis la guerre des Six Jours (1967) et davantage encore depuis le déclenchement de l’Intifada (1987), l’Etat d’Israël est vu comme une puissance néocoloniale, impérialiste, fer de lance des États-Unis dans la région. Soit très précisément le discours de l’Union soviétique et du parti communiste français des années 1950 à l’instar de ces propos du dirigeant communiste Florimond Bonte dans France nouvelle (14) en 1952 : « Les sionistes ne défendent que les intérêts de la grande bourgeoisie capitaliste. C’est pour atteindre les objectifs de la classe capitaliste égoïste et stupide qu’ils se sont organisés en groupements internationaux mis depuis longtemps au service de l’impérialisme américain.»

Pourtant, contrairement aux idées reçues, le terreau historique de l’antisionisme a peu à voir avec le camp « progressiste ». On repère ses premiers jalons dans la droite catholique de la fin du XIXe siècle (La Croix) avant même que le mot sionisme fut forgé (1891), un discours relayé plus tard, modifié, par les idéologies racistes. Loin d’être un simple avatar de l’antisémitisme, la rhétorique antisioniste, déjà vieille de plus d’un siècle, mêle au refus d’une indépendance nationale juive la tentative de réécrire l’histoire de ce peuple.

Après 1945, la négation de la Shoah participe de ce courant. Alors que dans l’opinion courante, la destruction des Juifs d’Europe passe communément pour la « cause » de la création de l’État d’Israël (1948), la négation de la Shoah a pour fonction première de briser le verrou idéologique que constitue la tragédie juive du XXe siècle. Elle conduit alors à une réécriture de l’histoire en empruntant la thématique du complot qui focalise l’angoisse sur un agent désigné du malheur. Le rejet change ainsi d’objet, il passe du peuple à l’État, mais il ne change pas de nature et demeure, par essence, génocidaire.

Du « complot juif » au « complot sioniste » : 1917-1939

À la fin du XIXe siècle, en France, les Jésuites, qui furent eux-mêmes longtemps victimes des théories conspirationnistes, conduisent une campagne de démonisation des Juifs (la « conspiration juive mondiale ») qui poursuit sur la lancée de l’abbé Barruel lequel, à la fin du XVIIIe siècle, voyait dans la Révolution française la conjugaison des périls maçonnique et juif.

Le thème du « complot sioniste » est l’héritier de cette vision. Il se structure au moment de la tenue du premier congrès sioniste à Bâle en août 1897, alors que la France commence à être déchirée par l’Affaire Dreyfus. Réuni par Théodor Herzl, le congrès sioniste rend soudain l’Affaire intelligible, il permet d’« élucider » cette réalité opaque…

Les Jésuites, les premiers, lancent ce thème en février 1898 dans leur organe la Civiltà Cattolica, un mois après le J’accuse de Zola et alors qu’à Paris se tient le procès du romancier. Du « complot juif », les Jésuites passent rapidement au « complot sioniste mondial » et ouvrent ce faisant la voie à la carrière fabuleuse d’un faux, les Protocoles des Sages de Sion, dont ils ne sont pourtant pas les auteurs.

Car ce texte, les Protocoles des Sages de Sion, est probablement rédigé à Paris, vers 1900, par des agents de l’Okhrana russe (15) (la police secrète du régime tsariste). Jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce faux ne dépasse toutefois pas les frontières de l’empire russe. C’est après la Grande Guerre, dans le contexte d’un anticommunisme exacerbé, que les Protocoles commencent leur tour du monde pour mettre en place une vision conspirationniste de l’Histoire qui fait de la « révolution bolchevique » une « révolution juive ». Et qui, par extension, prétend rendre compte de l’immense ébranlement qui a secoué le monde depuis le 2 août 1914.

Dans cette vision, une « race juive », dominatrice et conspiratrice, entend régenter l’humanité tout entière. Le conflit entre Juifs et non-Juifs se déplace du terrain religieux à la race, cette obsession occidentale de la seconde moitié du XIXe siècle.

En 1932, dans Les Juifs, maîtres du monde, le directeur de la Revue internationale des sociétés secrètes, le vicomte Léon de Poncins, écrit: « Quinze millions d’hommes, hommes intelligents, hommes tenaces, hommes passionnés, unis, malgré leurs divergences intestines, contre le monde des non-Juifs par les liens de la race, de la religion et de l’intérêt, mettent au service d’un rêve messianique le plus froid des positivismes et travaillent, consciemment ou inconsciemment, à instaurer une conception du monde antagoniste de celle qui fut pendant 2 000 ans l’idéal de la civilisation occidentale. 15 millions d’hommes qui ont sur l’opinion publique une influence hors de toute proportion avec leur importance numérique parce qu’ils occupent les centres vitaux de la pensée et de l’action occidentales. »

Pour cet antisionisme balbutiant, le Juif grimé en « sioniste » demeure l’ennemi du genre humain. Démasquer sa place exorbitante, c’est éclairer le monde. Cette diabolisation naissante du sionisme subsume sous un seul et même vocable tous les sujets d’angoisse d’un monde ébranlé par la Grande Guerre et qui égrène ses plaintes et ses peurs : la guerre étrangère, la guerre civile, le chaos économique, le capitalisme (« les gros »), le communisme (« les soviets »), etc.

Certes, le sionisme se présente sous la forme bénigne d’un nationalisme. Mais il faut aller au-delà de cette apparence banale pour deviner l’« entreprise de domination mondiale » qu’il dissimule. C’est dans cette optique que les Protocoles des Sages de Sion sont présentés comme les minutes des « séances secrètes » du 1er congrès sioniste (1897). Dès 1917, le Russe Sergueï Nilus évoque l’origine « sioniste » du « document », tandis qu’en 1924 son éditeur allemand, Theodor Fritsch, pape de l’antisémitisme allemand depuis la publication de son Catéchisme des antisémites (1897), intitule carrément l’ouvrage traduit du russe, Les Protocoles sionistes.

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Avec la Shoah, on aurait pu croire cette « thèse » définitivement enterrée, mais c’eût été ne pas comprendre le fonctionnement du mythe. En 1954, l’Anglais Creagh-Scott définit le sionisme comme la « branche militante de la Juiverie mondiale » et […] « donc son instrument pour la domination mondiale ». La réalité de l’histoire ici importe peu, les faits n’ont plus aucune importance et la raison trouve ses limites face à un système de pensée clos sur lui-même où la réponse précède la question et où l’essence explique l’existence.

Dès lors, et les contemporains, vague après vague, vont s’y heurter, guerroyer contre les Protocoles ou s’insurger contre la démonisation du sionisme sont de peu d’effet : la pensée délirante, en effet, retourne toute critique en bien-fondé de ses assertions. Ainsi, soutenir que les Protocoles sont un faux et démontrer parallèlement l’irréalité des « complots » devient une « preuve » de leur bien-fondé.

Arc-bouté sur les Protocoles, l’antisionisme renoue avec l’essentialisme raciste: le mal est la nature éternelle du Juif, et le sionisme n’en est que le dernier avatar. Roger Lambelin, introducteur en 1921 des Protocoles en France, note dans Le Péril juif (1924) : « En fait, on peut dire que le sionisme, organisé par Th. Herzl, et bien avant le mandat conféré à l’Angleterre de donner à Jérusalem un « home » aux Hébreux, a doté la race d’un véritable gouvernement, c’est-à-dire d’un organe de direction et de centralisation. Lors de l’affaire Dreyfus, n’y avait-il pas un chef d’orchestre invisible qui réglait les démarches [ … ]? ».

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Avant la Seconde Guerre mondiale, deux formes d’antisionisme cohabitent. D’une part, le nationalisme juif est dénoncé parce qu’il empêcherait l’assimilation des Juifs dans leurs sociétés d’accueil. D’autre part, il est dénoncé comme un complot visant à la domination du monde. Ainsi lit-on, en août 1934, dans la Revue internationale des sociétés secrètes que « le sionisme vise à la constitution en Palestine d’un État qui sera un centre d’inspiration et de direction pour le judaïsme mondial [ … ]. La fondation de l’État juif en Palestine serait un pas décisif vers l’établissement d’un règne universel de justice dont Israël serait le juge. »

Avant la Seconde Guerre mondiale, dans les milieux mêlés du catholicisme ultra et de l’antibolchevisme, la mission historique du sionisme devient un « programme de conquête du monde » dont l’État juif serait, demain, l’épicentre. Ce projet de domination fournit la clé de l’histoire mondiale, il éclaire la litanie angoissée des événements contemporains perçus et vécus comme autant de catastrophes.

Roger Lambelin souligne ainsi l’importance de la déclaration Balfour (2 novembre 1917) : « La date et la déclaration méritent d’être retenues. Elles marquent l’origine d’une période de l’histoire du monde. » Et de gloser sur la concordance chronologique entre la déclaration Balfour et la prise du pouvoir par les bolcheviks (7 novembre 1917) : ainsi, le bolchevisme ne serait que le dernier avatar du vieux « complot juif », premier surgeon du moderne « complot sioniste mondial », lequel veut faire de Jérusalem, écrit Lambelin, « un centre spirituel et un poste de commandement » grâce auxquels « ce peuple d’Israël est doté d’une puissance qui lui permet de tout entreprendre et de tout oser ».

En 1928, le même Lambelin met en garde : « Seule l’idée du mal à causer à tout ce qui est étranger à sa race donne une cohésion sérieuse à ce peuple […]. Le retour à Jérusalem correspondait aux aspirations ancestrales de la race […]. L’orgueil de la race est le meilleur ciment de la solidité de cette reconstitution catastrophique. »

Vingt ans avant la création de l’État juif, le complotiste français dénonce la « double allégeance » des Juifs et propose de se protéger de ces traîtres en puissance : « N’organise-t-on pas entre nations les défenses contre certaines maladies contagieuses ? ». Cette récurrence bacillaire fera son chemin pour devenir une lutte vitale contre les « bacilles » et les « poux ». On songe évidemment ici à la « zone d’épidémie », prélude au ghetto de Varsovie en 1940.

Pour Lambelin, le sionisme met à jour la « perversité et l’impérialisme d’Israël ». Il démontre, renchérit Léon de Poncins, la cohésion de ce peuple qui s’avance dissimulé au milieu des peuples qui l’accueillent. Il éclaire, en un mot, la « vraie nature » du judaïsme, cette « entité biologique » (Hitler, Mein Kampf, 1925).

Filiations et convergences contemporaines

Comment rendre acceptable, voire légitime, l’antisémitisme après la Shoah ? Comment le discours diabolisant les Juifs est-il transféré du Juif au sioniste ? Et du peuple à l’État ? Après 1945, parce que le discours antijuif traditionnel n’est plus possible en Occident, il prend progressivement la forme d’un discours politique dans lequel le « sionisme » et l’État d’Israël qui en est né sont présentés comme une création artificielle de l’Occident, le fruit de sa « culpabilité » et de sa « mauvaise conscience ». Aux yeux de l’extrême droite, l’État d’Israël (1948) devient l’une des clés ultimes de l’histoire humaine, l’explication finale du sentiment de décadence et de l’angoisse d’une catastrophe imminente qui, l’un et l’autre, logent au cœur de la passion antisémite.

Tandis qu’au fil des années 1950-1960, dans certains milieux de gauche, le sionisme devient un mythe répulsif lié au colonialisme (dans le contexte de la décolonisation et de la conférence de Bandoung en 1955) et bientôt au racisme (cf. la condamnation de l’ONU en 1975). En réalité, c’est l’Union soviétique de Staline qui dès 1950, après un bref soutien apporté à la création de l’État d’Israël, élabore ce discours antisioniste « de gauche »(16). Un discours bientôt corrélé à l’anti-impérialisme et à l’antiracisme.

Si le sionisme « est une forme de racisme », et si « tout Juif », quoiqu’il s’en défende, « est sioniste », voici « le Juif » décrété raciste par essence. Ainsi se structure ce que Pierre-André Taguieff appelle très tôt une « nouvelle judéophobie », laquelle s’épanouit à gauche après la guerre des Six Jours (1967), tandis que la droite radicale trouve là le moyen de déserter le vieux vocabulaire antijuif, désormais obsolète, pour épouser celui de l’antisionisme et du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Le discours des négationnistes des années 1970–1980 s’enracine dans ce terreau pour soutenir, d’une part, que le génocide du peuple juif n’a pas eu lieu (« la plus grande imposture de tous les temps » écrit Robert Faurisson), et d’autre part que ce mensonge historique sert à justifier l’État juif. Le sionisme étant l’une des formes modernes du racisme, les « prétendues victimes » du « prétendu génocide » sont donc de vrais persécuteurs…

La Shoah n’est pas à l’origine de la création de l’État d’Israël, mais elle lui a fourni un regain de légitimité morale, ce que le négationnisme a bien compris. Pour délégitimer l’État d’Israël, il faut nier la réalité du génocide des Juifs. Venus d’horizons idéologiques différents, sinon opposés, deux discours ici convergent, d’une part un discours antisémite hanté par le « complot juif mondial » et qui découvre la « magie » de l’antisionisme, d’autre part un discours antisioniste et antiraciste, centré sur le « complot sioniste mondial » qui découvre l’antijudaïsme, voire le négationnisme. Le point d’arrivée des uns est le point de départ des autres. Dans les deux cas de figure, le « Juif-Sioniste » incarne la figure du mal absolu.

En faisant du sionisme le cœur du « complot impérialiste mondial », la vague antisioniste d’aujourd’hui renoue sans le savoir avec les discours archaïsants des années 1920. « Israël n’est pas un État national, il constitue la plate-forme territoriale d’une subversion mondiale qui doit assurer la domination définitive d’une secte sur tous les peuples de la Terre, c’est pourquoi toutes les nations, tous les peuples du monde doivent lutter pour sa disparition », déclare en 1973 Marc Frederiksen, l’ancien leader de la FANE, un groupuscule néonazi dissous quelques années plus tard.

L’ultra-gauche voit en Israël un État raciste, colonialiste et imposteur dont la Shoah cautionnerait l’existence, tandis que pour l’ultradroite, la Shoah demeure l’obstacle rédhibitoire à la relégitimation de l’antisémitisme. Ces deux cheminements convergent dans un antisionisme viscéral qui fonctionne aujourd’hui comme une machine anti-israélienne de première force.

La convergence de ces courants constitue la seule nouveauté de ce discours : quand l’antisémite d’avant-guerre voyait dans « le Juif » le centre d’un complot mondial (et le vecteur d’une guerre à venir, cf. Céline, Bagatelles pour un massacre, 1937), l’antisioniste d’aujourd’hui, lui, voit dans l’État d’Israël le centre d’un « complot sioniste planétaire » qui sera peut-être demain le fourrier d’un troisième conflit mondial.

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Enfermé dans les mythes tiers-mondistes inséparables de la haine de l’Occident, un certain discours gauchiste des années 70 annonçait cette diabolisation du sionisme qui reprenait à son compte les vieux poncifs anti-juifs de l’extrême droite catholique et antisémite d’avant-guerre (17).

Emblématique est à cet égard l’évolution dans les années 1970–1980 d’un sociologue français du CNRS, Bernard Granotier, auteur d’ouvrages de référence sur les travailleurs immigrés et sur les bidonvilles, publiés l’un et l’autre chez François Maspero, alors l’éditeur de la plupart des courants de la gauche révolutionnaire.

Or, en 1982, Granotier livre aux éditions L’Harmattan un nouvel ouvrage éloigné, semble-t-il de ses préoccupations habituelles : Israël, cause de la Troisième Guerre mondiale ? Granotier y reprend point par point la plupart des poncifs accusatoires de l’antisionisme d’extrême droite d’avant la Seconde Guerre mondiale.

Son parcours le conduit à revisiter l’histoire de la Shoah dans laquelle il voit la légitimité morale de l’État juif. « Étrange doctrine » en vérité que cette « idéologie de l’autoségrégation », marquée par l’illégitimité la plus nette. Granotier écrit ainsi de la Jérusalem d’avant-1967 : « À l’ouest, l’occupation sioniste, à l’est la ville arabe sous domination jordanienne ». À un qualificatif politique est opposé une caractéristique ethnique, à l’illégitimité historique des uns s’oppose l’enracinement séculaire des autres…

L’Histoire est revisitée. Le premier chapitre de l’ouvrage s’intitule : « Expropriation et expulsion des Palestiniens par les Juifs, 1882-1948. » On y apprend que la déclaration Balfour « enterre un siècle et plus d’efforts des Juifs d’Occident pour s’intégrer entièrement dans les pays où ils vivent ». La « prolifération sioniste » (sic) répond à la « prolifération parasitaire juive » d’autrefois : « Comment l’infime noyau juif initial a-t-il pu grossir jusqu’au chiffre de population actuel ? ». Une deuxième récurrence rappelle les pamphlets antisémites français des années 1937-1939 : du fait des sionistes, nous voilà « désormais embarqués dans une nouvelle guerre mondiale ».

Après l’échec de la « solution de l’Ouganda » en 1903, il ne restait plus aux sionistes, explique Granotier, que l’espoir d’« une guerre assez générale pour qu’elle démembrât l’Empire ottoman ». Ainsi s’explique-t-on mieux l’entrée dans la Première Guerre mondiale en août 1914. « Nous payons aujourd’hui les conséquences de la déclaration Balfour », poursuit-il, avec après 1948 un État juif «qui allait semer la terreur dans la région » et allait « se révéler ultérieurement gros d’une éventuelle conflagration mondiale » (ibid.).

Et de conclure en reprenant une antienne de l’extrême droite d’avant-guerre : « Le sionisme apparaît maintenant clairement comme le danger numéro 1 pour la paix mondiale. » Quand l’extrême droite d’avant-guerre voyait le « lobby juif » intriguer dans l’ombre pour le profit et/ou contre la paix (cf. Céline, Rebatet et d’autres…), Granotier, lui, décèle la patte du « lobby sioniste » : « Les esprits sont conditionnés par le sionisme, du fait de l’accès privilégié de ses porte-parole, en France en particulier, aux grands moyens d’information. »

Cette ultragauche revisite l’histoire, elle voit le sionisme et le nazisme travailler de concert « pour la cause commune du super-ghetto en Palestine », tandis qu’à l’heure du danger nazi, « les sionistes » incitent les États d’Europe à fermer leurs frontières aux réfugiés juifs. Ainsi s’explique, selon Bernard Granotier, l’échec de la conférence d’Évian ( juillet 1938).

Et durant la guerre même, le « lobby sioniste » (sic) aurait fait échouer la proposition allemande d’échanger des Juifs hongrois contre des camions, alors qu’il « avait pu, en 1917, engager le Gouvernement britannique pour quatre décennies sur le Foyer national en Palestine, cette fois en 1944 il ne fut pas en mesure de convaincre ledit gouvernement de livrer ces camions pour sauver 100 000 Juifs».

Aujourd’hui largement oublié, Granotier n’en demeure pas moins le signe et l’exemple de cette ultragauche des années 70-80 qui, pierre à pierre, a bâti une diabolisation du sionisme reprenant point par point la démonisation du Juif qui prévalait dans les milieux d’extrême droite d’avant-guerre. En permutant les rôles : la victime est devenue l’assassin, le Juif est devenu le nazi.

Et si les Juifs-sionistes valent les nazis, alors tout s’équivaut, et Treblinka s’efface devant les forfaits actuels des « assassins israéliens » qui n’hésitent plus à envisager une « solution finale du problème palestinien.(18)» Au bout du compte, les génocides se télescopent, au génocide des Juifs par les Allemands, répond aujourd’hui le « génocide des Palestiniens » par l’État d’Israël.

Antijudaïsme/antisionisme

Comment l’antijudaïsme rabique (racial, nazi) a-t-il muté vers cet antisionisme de fond ? Longtemps demeuré marginal, ce discours gagne en audience. Ce n’est pas là seulement le signe d’une inefficacité de la loi, mais bien plutôt l’indice d’une plus grande réceptivité à cet air du temps qui fait de l’État d’Israël le cœur maléfique du monde, à l’instar de la figure réprouvée du Juif d’avant-guerre. Le discours antisioniste n’est pas un discours raciste « parmi d’autres ».

Le chœur quasi mondial de la réprobation d’Israël comme le montrent, année après année, les condamnations répétées du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, répond point par point à la puissante vague judéophobe qui des États-Unis à l’Ukraine, du Maghreb à la Pologne et à l’Irak, avait saisi le monde au cours des années trente. L’idéalisation d’autrefois (une « nation pionnière » bâtie par les « rescapés du génocide ») a viré à la démonisation sous le coup des propagandes arabe, communiste et « anti-impérialistes » conjuguées.

Sous l’effet aussi de la culpabilité de la Shoah qu’ « on ne pardonnera jamais aux Juifs », et sous le coup enfin de l’impardonnable victoire israélienne de juin 1967. Le vocable « sioniste » est alors devenu une injure du même type que le mot « fasciste », et les stéréotypes anti-israéliens, une norme culturelle admise par une grande partie du monde intellectuel (« État raciste », « fait colonial », etc.), tel un code d’intégration à la doxa de l’époque.

Demeuré longtemps irrecevable, le vieux discours antijuif a enfin trouvé dans cette rhétorique anti-israélienne une forme acceptable, dicible, honorable même. Par-dessus la Shoah, le « complot sioniste » renoue avec le « complot juif » d’avant-guerre. C’est autour du rejet violent de l’État d’Israël, maquillé en contestation de sa ligne politique, que s’élaborent les rencontres « rouge-brun ».

Flanquée de la rhétorique arabe qui s’appuie sur une ignorance abyssale des origines du conflit, une certaine diabolisation de l’État d’Israël a mis ses pas dans ceux du vieux discours d’extrême droite pour concocter ce « permis de démolition » (Pierre-André Taguieff), exutoire à l’échelle planétaire désormais des vieilles passions antidémocratiques et antisémites.

(12) Le sionisme, ennemi de l’État

(13) n° 192, juillet 1982

(14) L’un des organes de la presse communiste française de l’époque

(15) Cf. Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, Fayard, 2004.

(16) Après l’exécution des onze condamnés à mort du procès Slansky à Prague, le président tchécoslovaque Klement Gottwald déclare le 16 décembre 1952 devant le secrétariat général du Parti communiste: « On a découvert le nouveau canal par lequel la trahison et l’espionnage s’introduisent à l’intérieur du parti communiste : c’est le sionisme ! » Cité in Michel Laval, Arthur Koestler, Calmann-Lévy, p.590

(17) À noter qu’en France, la presse de la Collaboration, comme tous les partisans de la collaboration avec l’Allemagne nazie (à la seule exception de Marcel Déat), nourrissaient un antisionisme affirmé.

(18) C’est le titre du troisième chapitre de son livre.

à propos de l'auteur
Professeur agrégé d'histoire, HDR, ancien directeur éditorial du Mémorial de la Shoah, Georges Bensoussan est l’auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire de la Shoah, sur la genèse culturelle du génocide, sur les enjeux de sa mémoire comme aussi la place de cette mémoire dans l'État d'Israël aujourd'hui. Dans d’autres domaines, il a travaillé sur l’histoire du sionisme comme sur l’histoire contemporaine des Juifs du monde arabe. Dernier ouvrage paru : « Les Origines du conflit israélo-arabe, 1870-1950 » (Collection Que sais-je ? ; Presses universitaires de France, 2023).
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