Domenico Paone, La fabrique des Sémites. Ernest Renan entre langues et religions (I)
Ce n’est pas sans une certaine fébrilité que j’entame la lecture attentive de cette passionnante enquête sur l’un des aspects les plus captivants mais aussi les plus disputés de la pensée de Renan.
L’avantage incontesté de ce livre tient à son exploitation de textes inédits de l’auteur, ce qui aide considérablement à mieux saisir sa pensée, notamment lorsqu’il se montre esprit novateur, historien hardi et exégète habile. En fait, ce recours presque abusif à l’entrain mais Ô combien fécondant, ne laisse pas d’interroger.
Puisque ces Sémites n’apportent rien sinon le monothéisme (ce qui n’est déjà pas si mal), puisque, toujours selon l’auteur, cette peuplade ne disposait d’aucun outil culturel à la mesure des défis de la recherche, comment donc Renan a-t-il pu fonder sur eux la totalité de sa critique des religions monothéistes, singulièrement le judaïsme biblique et le christianisme ? C’est tout l’enjeu de ce livre qui apporte des idées nouvelles.
Il existe une seconde raison de mon impatience de lire consciencieusement ce livre assez volumineux… Et c’est la suivante : il y a une dizaine d’années, j’ai publié une étude sur ce sujet, intitulée, Renan, la Bible et les Juifs (Arléa, 2008).
Je n’avais alors qu’effleuré cette problématique d’un prétendu antisémitisme de Renan, j’y ai plutôt vu une sorte de fascination d’un esprit supérieur tentant de bâtir une théorie globale (trop globalisante, peut-être ?) ambitionnant de passer d’une théorie linguistique à une théorie de l’essence religieuse, à un peuple ou à une race.
Et puis, pour finir, il y a l’enthousiasme de l’auteur, cette Begeisterung qui rend sa pensée si séduisante et si incarnée. Le philologue et historien Renan a quelque peu été desservi par le philosophe qui ne s’est pas contenté de faire un état de la question, status questionis.
Renan fait parler les textes religieux ou simplement historiques, il ne craint pas de parler à leur place, ce qui met en lumière l’aspect novateur de sa pensée. Pourquoi cette importance cruciale accordée à une notion qui remonte simplement aux listes généalogistes du livre de la Genèse ?
On parle des langues chamito-sémitiques, en référence à la descendance de Noé, rescapé du Déluge. La question se pose ; où donc Renan a-t-il trouvé tout ce qu’il dit ou attribue à ce peuple sémite, appelé à jouer un grand rôle de la vie religieuse du monde, dans l’histoire de la philosophie ?
Il n’ y a pas un seul Renan mais plusieurs et c’est en conformité avec la grande richesse, la grande complexité du personnage. Il pouvait soutenir plusieurs thèses à la fois. Et il y a ce terme, le renanisme qui signifie que l’on se ménage toujours une petite porte de sortie en toute discrétion, si des contradicteurs réussissaient à nous mettre en difficulté… Bref, Renan s’est fait la réputation d’un fin joueur avec la pensée…
A propos de l’antisémitisme réel ou supposé de Renan, j’avoue ne pas l’avoir rencontré sous une forme aigüe dans son œuvre. N’oublions pas qu’il s’agit d’un ancien séminariste défroqué qui a hérité une certaine haine des juifs au motif que ces derniers persistaient à nier le message chrétien. Il a utilisé une métaphore disant que le vieux tronc juif desséché avait été déserté par la sève vivifiante du rameau chrétien.
Et dans son Histoire du peuple d’Israël, il suit son modèle allemand, celui de Heinrich Ewald, selon lequel l’histoire d’Israël s’arrête avec la destruction du second Temple en l’an 70 de notre ère… Ce qui signifie que les juifs qui continuent d’adhérer au judaïsme désormais rabbinique ne sont plus le verus Israel. Si un tel programme est qualité d’antisémitisme, alors oui, tous les théologiens chrétiens qui rêvaient de convertir les juifs étaient des antisémites. Cela fit beaucoup de monde…
Pour moi, Renan fut un philosophe-historien, en soulignant le premier terme plus que le second… Les tirades enflammées sur les sémites, les déserts infinis (le désert est forcément monthéiste etc…) Certes, Renan est allé au-delà de sa propre science pour faire place à de purs préjuges dénués de tout fondement. Quand il dit que des personnalités comme Jésus font figure d’exception au sein du judaïsme, il erre. Voir infra.
En parlant de cela, me revient en mémoire une remarque que j’avais écrite sur ce type de déclarations. Parlant d’un sage juif de l’Antiquité, il le déclare incapable de comprendre la virginité de la sainte Vierge, il écrit : il était trop juif pour cela… Ailleurs, il s’étonne que deux livres aient pu naître et se développer à la même époque : les Évangiles et le Talmud, ce dernier est qualifié de méchant livre alors que l’autre incarnerait l’amour et la bonté. Mais avons-nous le droit, sommes nous fondé à limiter tout Renan à ces quelques déclarations si imprudentes et si compromettantes ? Je ne le crois pas. Il faut prendre Renan en bloc comme Clémenceau prenait la Révolution (y compris la Terreur)…
On pourrait évoquer les liens amicaux avec son éditeur Michel Lévy, auquel il est resté fidèle toute sa vie. Et à la mort de ce dernier, Renan a lu un très bel hommage au disparu, insistant sur sa probité intellectuelle et son honnêteté au plan financier. En effet, après le succès européen de La Vie de Jésus, il fit savoir à l’auteur qu’il devait lui verser plus de droits d’auteur. Aujourd’hui, qui dit mieux…
En faisant de Jésus une heureuse exception à l’essence du judaïsme qui est le sémitisme avec toutes les limitations frappant sa conception du monde, Renan précède l’attitude de théologiens protestants comme Adolf von Harnack (Das Wesen des Christentums, Berlin, 1900) qui coupèrent Jésus de toutes ses racines juives. En comme, on défie les lois de la croissance qui régissent les rapports de la plante et du terreau sur lequel elle pousse…
On ne reculait devant rien quand il s’agissait de déjudaïser Jésus et de dévaloriser ses origines sémitiques, donc juives. On se souvient d’ un jeune rabbin de province qui osa défier le grand thuriféraire protestant du XIXe siècle pour rétablir les lois de la science historique et de la … nature : Léo Baeck répondit par un courageux Das Wesen des Judentums (1905, 1922).
Mais le théologien qui avait plaidé pour une coupure radicale d’avec le judaïsme et les racines juives du Christ n’est autre que Marcion, dont l’enseignement fut condamné par l’église, consciente que son socle vétérotestamentaire était indispensable à sa vie et à sa survie.
(A suivre)