Dictateur
Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur !!
Levant les bras au ciel, le copain d’enfance de Jonathan mime le général De Gaulle, grand acteur de lui-même, à la fois irrité et railleur, répondant en conférence de presse à un journaliste qui le questionne sur le risque liberticide que fait courir son arrivée au pouvoir.
Il poursuit, restant sur la tonalité véhémente gaullienne, précisant qu’il aurait bien voulu être journaliste posant au Premier ministre la question :
Pourquoi, vous lancez-vous, à 70 ans, dans une carrière de dictateur ?
Il n’avait pas les moyens de poser honnêtement une question, qui de toute façon, n’avait aucune chance de recevoir une réponse honnête. Et cependant trouver la clé de cette transformation lui paraissait vital pour mesurer le risque qu’elle faisait courir au pays tout entier. Il avait donc mené une enquête. Si Jonathan écoutait sagement, et lui offrait un whisky, il est prêt à lui présenter les résultats. Jonathan céda au chantage. En l’accompagnant pour l’encourager.
Entre l’addiction au pouvoir et la hantise de la condamnation publique et de l’emprisonnement, difficile de trancher. Les deux pèsent lourd dans cette déchéance.
Le pouvoir d’abord. Une drogue plus violente et plus partagée qu’il n’y parait. Le Premier ministre n’est pas seul à y succomber. C’est le moteur principal de la majorité des hommes publics. Et de l’écrasante majorité des hommes et femmes politiques. C’est un carburant à plusieurs ingrédients. La puissance, les privilèges, les honneurs, les avantages, la médiatisation. L’argent bien sûr. Qui peut mener un peu, ou même beaucoup plus loin. La particularité de l’addiction, ici, tient à sa profondeur. On ne peut pas avoir régné une quinzaine d’années sans osmose totale. Le pouvoir c’est la vie. Et inversement. Les dictateurs africains en témoignent. On ne quitte pas le pouvoir. Il se perd. Tout est bon, donc pour le garder. Dans ce cas, se greffe à l’impure fascination, le facteur aggravant du contexte familial. La drogue est devenue non plus personnelle mais familiale. Au mépris de toute règle morale ou institutionnelle.
Comme toute particularité, celle de la durée en provoque une seconde. L’attraction. La fascination du pouvoir agglomère autour de celui qui le possède, en l’occurrence le Premier ministre, une noria de prétendants avide de ses miettes. Qui, pour une part du pouvoir parcimonieusement, arbitrairement alloué, adhèrent aveuglement, suivent, défendent, consolident, la source dominatrice et sûre d’elle-même. Avec un double effet de dépendance. Des affidés vis-à-vis du roi. Mais aussi du roi envers ses vassaux. Qu’il doit en permanence motiver, fidéliser, stimuler. Jusqu’à accepter de leur part, l’inacceptable.
La crainte de la justice ensuite. Il est vrai que se trouver sous le coup d’une triple inculpation, n’est pas de nature à stabiliser mentalement un Premier ministre. Même s’il se croit innocent. Encore moins s’il se sait coupable. Il est vrai, également que, corruption, fraude, abus de confiance, représentent chacune, une infamie peu propre à crédibiliser même à des degrés variables la position de celui qui en est accusé. Et encore moins à assurer sa place dans le panthéon des grands serviteurs de la Nation.
Il est en tout cas évident, à voir la mobilisation de l’énergie, du temps, de tous les leviers du pouvoir de l’intéressé, la mobilisation générale de son clan en appui de la multiplicité des actions pour sa défense, que le Premier ministre ne se fie pas à sa seule probité et a la certitude de son honnêteté pour voir reconnu son bon droit. In dubio pro reo. Visiblement, le principe du bénéfice du doute ne suffit pas non plus à adoucir l’appréhension du Premier ministre. Il devient ainsi indéniable que s’est créée une situation de hantise envahissante, allant peut-être jusqu’à l’effroi de se retrouver entre quatre murs d’une cellule. Focalisation sur l’opposition au processus judiciaire. Au détriment de l’investissement dans les missions essentielles, économie, éducation, recherche, technologie, transport… Les priorités accordées au débat parlementaire en sont l’expression directe. Focalisation sur la remise en cause générale du système judiciaire, allant jusqu’à l’attaque personnalisée de ses plus hauts représentants et représentantes.
D’autres ruisseaux viennent grossir le courant conjugué de ces deux fleuves. Mais cette conjugaison entraine par sa violence un homme d’Etat accompli, du zénith de son art politique au basse-fosse de la compromission politicienne. Libérant les manœuvres de mandataires de puissances réactionnaires et nationalistes. Intégrant dans le clan des janissaires un aréopage de tenants du plus fort extrémisme religieux. Conduisant enfin à un jeu de la barbichette, mortel pour le pays lui-même. L’un s’appuyant sur ces nouveaux acteurs, tout racistes, incompétents qu’ils soient. Eux, maintenant la pression sur lui pour se retrouver, divine surprise, aux rênes du pouvoir.
Dictateur malgré lui, si je comprends bien, s’exclama Jonathan.
En tout cas, sur la bonne voie. Même si, à 70 ans, ça a tout du reniement, reprit au vol ce copain enquêteur. Heureux de voir dans cette exclamation, une confirmation de son analyse. Bien conscient que nombre de partisans du Premier ministre, reprenant la chanson un peu éculée du « gauchisme », la jugeront eux, carrément délirante. Si la double ambition de conservation du pouvoir et d’étouffement de la menace judiciaire parvient à résister au soulèvement national en cours, à la pression américaine, à la mise au ban des nations par les pays à régime démocratique, avec la règle de la majorité brandie, les dés seront jetés. L’aboutissement de 2 000 ans d’histoire d’un peuple, la vocation démocratique d’un pays indépendant, l’engagement, le sacrifice de générations successives, seront effacés par un homme, pour un homme et son pouvoir clanique.
C’est la définition de la dictature. Charlie Chaplin avait génialement averti le monde entier avant que la réalité ne confirme terriblement sa fiction.