Dialogue avec Marlène Zarader
Marlène Zarader est une philosophe française, professeure émérite de l’Université Paul Valéry Montpellier.
Quels souvenirs gardez-vous de l’Algérie, quittée à l’âge de onze ans ?
J’aime énormément l’Algérie, j’y suis souvent retournée à l’âge adulte, et il est évident que cela est lié au fait que c’est le pays de mon enfance. Mais cet amour est paradoxal, car mon enfance ne m’a pas laissé que des souvenirs heureux, loin de là. Les seuls souvenirs heureux sont sensoriels : la lumière, le soleil, la mer, les odeurs. Mais pour le reste… Il y avait une grande violence, à laquelle je ne comprenais évidemment rien et qui me terrifiait ; beaucoup d’injustice, que je ressentais sans pouvoir la formuler. Et, d’un point de vue personnel, une immense solitude.
Quel est le premier livre de philosophie que vous ayez tenu entre vos mains ?
Si je prends votre question au pied de la lettre, je dirai que le premier livre de philosophie que j’ai tenu entre mes mains était les Pensées de Pascal. J’avais une dizaine d’années, il n’y avait pas de livres à la maison, à l’exception de deux. Le premier était un manuel populaire d’interprétation des rêves (il s’appelait La clef des songesf, et expliquait que si vous aviez rêvé d’un œuf, cela signifiait que l’un de vos proches allait tomber malade, ou autres équivalences du même acabit). Le second était un exemplaire en lambeaux des Pensées, qui avait dû être ramassé je ne sais où. Le dos était une ruine, il manquait des pages.
Mais, puisqu’ils étaient là, je lisais ces deux livres, sans comprendre grand-chose à aucun d’entre eux, naturellement (au demeurant, il n’y avait dans le premier rien à comprendre). Et cela aboutit à ce résultat cocasse : dans l’une de mes rédactions, je fis tout un topo sur la différence entre esprit de finesse et esprit de géométrie, ce qui sidéra mon professeur. Il devait imaginer, derrière cette référence à Pascal sous la plume d’une enfant, des générations entières d’érudits : il ne pouvait se douter que je puisais à l’aveuglette dans l’unique livre à ma disposition.
Pour répondre maintenant plus sérieusement à votre question, je crois que les premiers livres de philosophie que j’ai lus – vers quatorze ou quinze ans – furent ceux de Sartre : La Nausée, L’Existentialisme est un humanisme, suivis un peu plus tard par L’Être et le Néant. Naturellement, beaucoup de choses m’échappaient, mais j’étais séduite par cette ode à la liberté. Je le suis partiellement restée, d’ailleurs. Mes tout premiers cours à la fac, au début des années 1980, lui étaient consacrés, ensuite je m’en suis détournée pendant plusieurs décennies, mais lorsque L’Être et le Néant a été mis au programme de l’agrégation, en 2015, j’y suis revenue une dernière fois, pour mes étudiants.
Même si j’ai aujourd’hui un regard un peu plus critique (et plus désabusé), je continue de conserver une sorte d’affection pour la pensée de Sartre. La distinction de l’en-soi et du pour-soi n’est pas une clef universelle, mais elle permet d’éclairer bien des phénomènes, et elle sert de soubassement à des concepts que je trouve très féconds, tel celui d’« irréalisable ». Et puis, quelle écriture ! Et ce plaisir évident qu’il prenait à écrire – plaisir qui se transmet au lecteur, de sorte qu’on lit Sartre avec jubilation, ce qui, il faut bien le dire, n’est pas très courant pour les livres de philosophie, même (ou surtout) les plus importants d’entre eux.
Comment rejoignez-vous l’Université Paul Valéry, en 1983, puis l’Académie des Sciences et des Lettres de Montpellier, en 2018 ?
J’ai rejoint l’Université Paul Valéry comme tout jeune chercheur rejoint une université : parce qu’un poste était mis au concours, et que j’y avais postulé. C’était ma toute première candidature, j’avais terminé ma thèse (une thèse d’État) mais ne l’avais pas encore soutenue, j’ignorais tout des usages en vigueur, des réseaux, etc. J’avais enseigné auparavant dans différents lycées, en province puis dans la région parisienne. Cela m’avait procuré beaucoup de plaisir, surtout les premières années, mais j’aspirais à un poste universitaire pour pouvoir consacrer plus de temps à ce qu’on appelle pompeusement la « recherche » – disons l’écriture. Et de fait, l’université à cette époque était vraiment un lieu béni, où l’on pouvait travailler à son rythme, en toute liberté.
C’est bien plus tard qu’elle s’est transformée en entreprise, axée sur les « performances » et la « rentabilité », obnubilée par les « évaluations ». Les contraintes administratives, devenues accablantes (d’autant plus accablantes qu’elles sont le plus souvent inutiles et absurdes), se sont imposées au détriment de la recherche réelle, et parfois même de l’enseignement. Je suis évidemment très critique sur cette évolution. Pendant tout un temps, l’université m’avait permis (comme à beaucoup d’autres) de travailler et d’écrire ; à la fin, elle m’en empêchait (ce qui est un comble, puisque cela revenait à combattre sa propre vocation). J’eus heureusement la chance, à partir de 2007, d’obtenir une délégation de cinq ans à l’Institut universitaire de France, qui me déchargeait des deux tiers de mon service, et m’a donc fait retrouver à peu près les conditions de travail et de liberté qui avaient été les miennes au début de ma carrière.
Au terme de cette délégation, il fallut malheureusement reprendre le rythme habituel – que je trouvais aberrant – et c’est pourquoi c’est sans regret que j’ai pris ma retraite en 2015. Ou plutôt, j’ai regretté (je regrette encore) le rapport que j’entretenais avec les étudiants et les doctorants (j’adorais enseigner), mais c’est avec soulagement que j’ai échappé à l’ « institution ». Et ce fut effectivement salutaire : il a suffi que je cesse d’être professeur d’université pour pouvoir enfin me remettre à écrire à un rythme un peu soutenu (j’ai écrit trois livres depuis 2015, ce que je n’aurais jamais pu faire si j’étais restée en activité).
Quant à l’Académie des Sciences et des Lettres, en 2018, j’y ai été nommée, je dois le dire, un peu sans le vouloir (ma candidature avait été portée par un ami, qui ne m’a pas trop demandé mon avis). C’est certes un honneur, et je l’apprécie comme tel, même si j’incline à le relativiser. Je le relativise, parce que j’ai conscience que toutes les distinctions honorifiques qui m’ont été octroyées (la Légion d’honneur, l’Académie des Sciences et des Lettres, et même peut-être l’Institut universitaire de France) tenaient pour une toute petite part à mes mérites philosophiques, et pour une très grande part à un changement de contexte sociétal : l’exigence de parité, et donc la nécessité de proposer des femmes pour tous ces lieux dits d’ « excellence ». C’est là une évolution très légitime, je ne la déplore nullement, mais elle invite à la modestie.
Pourquoi le choix de votre thèse : Heidegger et les paroles de l’origine ?
Ce qui m’intéressait, c’était, plus largement, la philosophie contemporaine. Mais il n’est pratiquement aucun auteur, à l’époque contemporaine, qui n’ait été en dialogue avec Heidegger, que ce soit pour s’en réclamer directement, ou pour le prolonger, ou pour le contester. Il m’a donc semblé qu’il fallait, pour ainsi dire, revenir aux fondamentaux ; que, si je voulais comprendre quelque chose aux enjeux de notre époque, je devais d’abord m’affronter à l’œuvre de Heidegger, qui m’apparaissait comme une sorte de voie d’accès à l’ensemble du paysage de pensée contemporain.
De ce point de vue d’ailleurs, je ne regrette nullement mon choix : la plupart des débats caractéristiques du XX°siècle, qu’ils concernent la phénoménologie, l’herméneutique, la post-modernité, ou tout simplement l’histoire de la philosophie, restent en partie inintelligibles si on les aborde indépendamment de l’impact qu’a eu, durant ce siècle, la pensée de Heidegger.
Ceci explique le choix de travailler sur son œuvre. Et ce qui, dans cette œuvre, m’intéressait, c’était son ambition de repenser (autrement) l’ensemble de notre histoire, en la renvoyant à son origine (dissimulée). Pour répondre à la question : Où en sommes-nous ? Il demandait : De qui sommes-nous les héritiers aveugles ? Cette question me paraissait passionnante. J’ai donc exploré l’œuvre de Heidegger au fil directeur de sa relecture des premières paroles grecques (les « paroles fondamentales »). Et j’ai tenté de restituer le double mouvement induit par cette relecture : sa remontée de la tradition métaphysique au commencement présocratique (lui-même interrogé en direction de l’origine impensée qui se réservait en lui), puis son avancée en direction de ce qui serait « à penser », afin de faire l’expérience d’un « autre commencement ».
Une fois ce travail achevé, j’étais à la fois satisfaite et perplexe. Satisfaite, parce que l’angle d’approche que j’avais adopté m’avait effectivement permis de ressaisir la pensée heideggérienne en ses différentes facettes, et d’en montrer la cohérence. Perplexe, parce que je m’apercevais qu’avec ce « retour aux Grecs », la question de notre origine était loin d’être close. Elle s’ouvrait au contraire à nouveau, mais elle s’ouvrait à présent à partir du texte de Heidegger. C’est dans ce texte qu’une question devenait presque centrale à force de n’être pas posée.
Il fallait donc tout reprendre, à la lumière de cette question si singulièrement absente. C’est-à-dire relire l’œuvre heideggérienne, non plus à partir des repères qu’elle fournit elle-même, mais en suivant la trace d’un silence. En cherchant comment celui-ci fonctionne, par quels moyens il se perpétue, ce qu’il produit. C’est à cette question qu’est consacré mon second livre : La Dette impensée. Après avoir étudié le rapport (manifeste et sur-commenté) de Heidegger à notre héritage grec, je me suis employée à scruter son rapport (tacite et ignoré) à l’héritage hébraïque.
Qu’est-ce que la « dette impensée » de Heidegger ?
Elle est ce qui se dissimule sous le silence dont je viens de parler, ce qui donc peut apparaître lorsqu’on interroge ce silence. Mon interrogation est née d’un étonnement : j’étais troublée par l’absence, chez Heidegger, de toute référence à la composante vétéro-testamentaire (donc hébraïque) de la pensée occidentale. Troublée, surtout, par le fait que cette absence repose sur la réduction préalable du texte biblique à la seule dimension de la foi (posée comme étrangère à la pensée). Troublée, enfin, par le fait que la majorité des lecteurs de Heidegger – à la notable exception de Paul Ricœur – aient reçu ce double paradoxe (l’héritage biblique se réduit à la foi, et l’Occident est grec) comme une affirmation qui irait de soi.
J’ai donc voulu ouvrir la discussion. En me fixant pour règle de méthode de ne pas opposer au discours heideggérien des éléments qui lui seraient extérieurs, mais de chercher si l’on ne pourrait y déceler des traces d’une filiation qu’il n’aurait pas reconnue, et qui fonctionnerait ainsi comme son impensé. Engagée dans cette voie, j’ai découvert que, sur nombre de questions (le langage, la pensée, l’interprétation), la détermination par Heidegger d’une essence dite « originelle » – qui serait à porter au compte de l’impensé grec – présente de troublantes analogies avec ce qui s’était ouvert dans une autre langue (l’hébreu) et était inscrit dans un autre texte (la Bible et ses commentaires). La constatation initiale d’une absence se double donc bien de celle d’une reprise.
Il convenait alors de se demander comment la question ponctuelle que j’avais prise pour objet s’inscrivait dans l’économie générale de l’œuvre. Si j’avais pu croire au début que Heidegger avait pensé ou écrit notre histoire – fût-ce au prix d’une omission mineure, que je me proposais précisément de mettre au jour –, il m’est apparu, au terme, qu’il l’avait moins écrite que réécrite, c’est-à-dire revue et corrigée. Il l’a réécrite, parce qu’il a frappé d’exclusion l’une de ses dimensions, sans pourtant parvenir à en faire vraiment l’économie. Ce qui me semble donc poser problème dans le texte de Heidegger, ce n’est pas que la composante hébraïque soit passée sous silence, mais c’est justement qu’elle revienne sans avoir jamais été identifiée, qu’elle revienne dans un texte qui fait tout pour rendre l’identification impossible.
De ce fait, l’élaboration proprement heideggérienne de la question de l’origine est bien plus complexe que ce qu’on en saisit habituellement. Elle ne se limite pas, comme je l’avais cru dans mon premier livre, à porter au langage un certain héritage. Elle comporte un second versant, par lequel Heidegger, dans le même temps, travaille à réduire au mutisme un autre héritage. C’est seulement à condition de tenir ensemble ces deux aspects qu’on peut enfin saisir, dans son intégralité, le travail que Heidegger effectue sur l’origine.
À la fin des années 1980, au moment où j’écrivais ce livre, une telle perspective paraissait totalement insolite, presque aberrante. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle fut reçue en France, spécialement par les heideggériens. Puis le temps a passé : d’une part, le livre a été traduit, dans des pays (notamment aux États-Unis) où la réception de Heidegger était moins orthodoxe qu’en France, d’autre part des textes de Heidegger jusqu’alors inédits (en particulier les cours de jeunesse, qui témoignent de ses premières orientations théologiques) devinrent accessibles dans le cadre des Œuvres complètes, enfin les interrogations, de type politique, sur la façon dont Heidegger se rapportait aux « juifs », se sont multipliées (souvent en dépit du bon sens, d’ailleurs). Tout cela a fait que le travail accompli dans La Dette…, travail solitaire et intempestif, a été reconsidéré et est devenu d’ « actualité ».
Dans Lequel suis-je ?, vous évoquez l’identité déchirée qui révèle toutes les autres. Pouvez-vous expliquer ce point ?
Ce livre avait pour objet les identités divisées, dont on trouve de très nombreux exemples dans la fiction (littéraire ou cinématographique) et aussi en psychiatrie. Ces « cas » me fascinaient, parce qu’ils montraient des individus aux prises, non pas avec les autres ou avec le monde, mais avec eux-mêmes : des individus scindés en deux parts apparemment étanches, et qui ne pouvaient restaurer leur unité. De tels cas étaient-ils susceptibles de nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes, sur notre propre identité – plus généralement, sur l’identité comme telle ? Telle était ma question – en tout cas ma question de départ (je dirai plus loin pourquoi cette question s’est ensuite élargie).
La piste la plus évidente qui s’offrit d’abord à moi était celle d’une identité fondamentalement plurielle : contrairement à ce que l’on avait longtemps pensé, l’identité n’est pas unitaire ni substantielle, elle est fragmentée, morcelée, composite, et son unité est construite plutôt que donnée. Mais cette piste – que je qualifie d’évidente, non parce qu’elle l’aurait toujours été mais parce qu’elle est devenue telle, au moins depuis Nietzsche – me semblait insuffisante pour rendre compte des « cas » spécifiques que j’avais étudiés. J’avais l’impression qu’ils me demandaient autre chose, et davantage – et que ce qu’ils pouvaient nous apprendre était également tout autre, et de plus grande portée. En effet, les figures observées se caractérisaient par deux constantes : d’une part, elles présentaient non une pluralité indéfinie, mais une dualité des identités, d’autre part les deux pôles de cette dualité étaient, non pas simplement conflictuels, mais antagonistes.
D’où la seconde piste que j’ai suivie, et qui m’a paru bien plus féconde que la première : l’identité n’est pas seulement plurielle, ce dont chacun convient volontiers aujourd’hui, elle est le lieu d’un combat, ce que peu de penseurs ont souligné, et dont ils n’ont en conséquence jamais pesé les implications. Poursuivre dans cette direction supposait un déplacement du questionnement : comment expliquer ce combat, d’où procède-t-il, quelles forces met-il en présence ? Il m’a semblé qu’il fallait, pour le comprendre, dépasser non seulement le phénomène des identités partagées, mais dépasser aussi la seule question de l’identité personnelle, dépasser surtout le cadre bien trop étroit du « psychisme », et remonter, de façon plus large, jusqu’à l’existence elle-même. Le psychisme, à supposer qu’une telle entité existe, n’est qu’une dimension de l’existence entendue comme être au monde.
C’est donc cette dernière qu’il faut interroger, c’est en elle qu’il faut chercher le fondement des identités divisées. J’ai commencé à le faire au terme de Lequel suis-je ? – en avançant l’idée d’une structure « agonistique » de l’existence – mais de manière bien trop cursive, et c’est pourquoi j’y suis revenue dans un livre plus tardif (Cet obscur objet du vouloir), où il s’agissait de repenser l’existence à la lumière de l’antagonisme qui la traverse (et que j’avais pour ainsi dire découvert à l’occasion de mon travail sur l’identité).
Dans Cet obscur objet du vouloir, comment faire le parallèle entre la notion de volonté chez Heidegger et Freud ?
Votre question me déconcerte un peu, et je crains d’avoir du mal à vous répondre. À ma connaissance, il n’y a pas de réflexion particulière sur la volonté dans l’œuvre de Freud : il y a toute une pensée du désir, une théorie des pulsions (dont la pulsion de mort, que j’étudie dans mon livre), mais la notion de volonté n’a pas sa place dans le lexique de Freud, ni dans sa problématique. Ce qui ne saurait d’ailleurs étonner, puisque la volonté est du seul ressort de la conscience.
Quant à Heidegger, s’il traite bien de la notion de volonté, c’est en un sens résolument critique : la volonté est indissociable de la métaphysique du sujet (telle qu’elle s’inaugure avec Descartes et s’accomplit avec Nietzsche), métaphysique elle même indissociable d’une intention de maîtrise.
En conséquence, je ne vois pas quel « parallèle » on pourrait établir sur ce point entre Heidegger et Freud. Par ailleurs, je ne vois pas non plus le lien avec Cet obscur objet… Il est vrai que le livre parle de volonté ; il faut toutefois préciser en quel sens. Je n’y traite pas de la « notion » de volonté en général, mais d’un objet très particulier (et paradoxal) du vouloir : la « volonté du néant ». Cet objet-là doit bien plus à Nietzsche qu’à Heidegger ou à Freud. Nietzsche a reconnu l’existence d’une telle volonté, et il s’est employé à l’interpréter. Ce n’est pas le cas pour Heidegger et Freud : il n’y a aucune place pour une « volonté de néant » chez Heidegger (la volonté au contraire se veut elle-même) et pas non plus chez Freud (qui affirme, ce qui est différent, une pulsion de mort).
Bref, je traite d’un certain objet et je me réfère à certains auteurs, mais ce n’est nullement dans la perspective de la « notion de volonté » qu’on pourrait trouver chez l’un ou l’autre de ces auteurs.
Pourquoi dites-vous que le désir de mort « appartient de plein droit à l’existence » ?
Parce que je suis effarée par l’incroyable appauvrissement généré par le culte de la « pensée positive » ! Plus sérieusement, et par-delà tout mouvement d’humeur, parce que ce désir – mais je préfère parler de « tentation du non-être », dont le désir de mort n’est qu’une expression possible – se manifeste avec insistance, avec évidence, et que néanmoins son appartenance à l’existence est constamment déniée. Il y a là un vrai paradoxe. Reprenons-en les deux versants.
Ce désir se manifeste, sinon en personne, du moins par ses traces, multiples et récurrentes : il traverse depuis toujours les arts et la littérature, il hante (sans toujours s’avouer comme tel) une large part de la pensée contemporaine, il imprime enfin sa marque indélébile dans l’histoire. Il accompagne donc l’humanité comme son ombre, et l’on s’attendrait à ce qu’il soit reconnu dans sa présence et sa permanence. Or son appartenance à l’existence est déniée, avec une rare constance. Elle l’est de plusieurs façons, et j’en distinguerai au moins trois.
La première, la plus commune, consiste à voir dans le désir de mort un accident, une contingence : il y aurait là autant de « cas particuliers », des sortes de déviances, qu’elles relèvent de la psychopathologie dans l’ordre individuel, ou des accidents – des bavures – de l’histoire. Il ne se ferait donc jour qu’à la marge, à titre de cas-limite, et constituerait en quelque sorte l’exception qui confirme la règle.
La seconde, plus philosophique, consiste à récuser la possibilité même d’un tel désir. L’homme ne peut vouloir le rien, il ne peut donc aspirer à la mort. Cette affirmation fait corps avec la philosophie depuis son origine, et elle n’a jamais été vraiment remise en question, même à l’époque contemporaine, où ce « vouloir le rien » est pris en compte, mais ne l’est que pour être aussitôt traité comme une ruse de la volonté : celle-ci semble vouloir le rien et la mort, mais ce qu’elle veut en vérité, c’est encore l’être et la vie. C’est le cas, exemplairement, chez Nietzsche, qui voit dans la tentation du néant une forme de la volonté de puissance.
La troisième manière enfin de masquer le fait que le désir de mort appartient à l’existence, c’est de reconnaître ce désir, mais d’en faire une tendance générale propre à la vie. C’est la position de Freud : en affirmant l’existence d’une pulsion de mort, il brave l’interdit qui avait toujours régné en philosophie, mais il le fait en élargissant à l’ensemble du vivant (voire du cosmos) une hypothèse qui lui avait été initialement suggérée par l’examen du psychisme humain.
Si donc je soutiens dans mon livre que le désir de mort « appartient de plein droit à l’existence », c’est parce que, curieusement, cette appartenance n’a jamais été prise en compte – et qu’on n’a, en conséquence, jamais non plus considéré l’existence à lalumière de ce désir qui la traverse. Or ce travail me semble absolument essentiel.
Il est essentiel, d’abord, de resituer ce désir dans l’existence. J’entends parexistence (en me référant à Heidegger) le mode d’être spécifique de l’être humain, sa manière d’être au monde. Si je porte l’accent sur l’existence plutôt que sur la vie, c’est pour souligner que la tentation du non-être ne concerne que l’homme : lui seul peut connaître ce que Nietzsche désignait comme « la grande tentation du néant », ou céder à ce que Freud nommait « pulsion de mort ». La vie, quelle que soit la façon dont on la définira, rencontre assurément la mort, mais elle ne peut pas la vouloir : seul l’homme le peut.
Et s’il en est bien ainsi, alors il est essentiel (c’est le second pas à accomplir, le plus important à mes yeux) d’en tenir compte dans la définition même de l’existence. On ne saurait appréhender celle-ci sans prendre en compte la tension qui la traverse et qui, au sens propre, la constitue : tension – en forme de combat – entre ce qui nous porte vers l’être et ce qui nous en détourne et aspire au non-être. Ce n’est pas seulement là rendre justice à l’une des dimensions de l’expérience (cette dimension obscure qu’on a toujours préféré ignorer), c’est aussi mieux rendre compte de la dimension adverse, ce choix de l’être qui ne prend tout son sens qu’à condition d’être placé en regard de la tentation qu’il surmonte. On peut penser ici à Georges Canguilhem.
Ce dernier est certes un philosophe de la vie et il se situe donc dans un tout autre contexte théorique. Mais la structure qu’il met au jour est précieuse. À partir d’une réévaluation des rapports entre santé et maladie – la santé n’est pas l’absence de la maladie ni son contraire, mais une victoire sur celle-ci, de sorte qu’on ne saurait la définir indépendamment de la maladie qu’elle surmonte – il en vient à une redéfinition de la vie elle-même : la vie est « polarité dynamique », elle est faite de forces en lutte et ne se déploie que dans la tension qu’elles engendrent.
Il n’en va pas autrement pour l’existence : il faut la reconsidérer à la lumière de l’antagonisme qui la structure. La vie et la mort – l’orientation vers l’une ou vers l’autre – peuvent alors apparaître comme des virtualités opposées, dont le jeu dessine le mouvement même de l’existence. Bref, j’ai voulu souligner cette chose à la fois simple et méconnue : exister, c’est résister victorieusement à l’attrait de la mort. Que cette victoire ait, d’une certaine manière, toujours déjà été remportée – et qu’elle soit donc indiscernable – n’empêche nullement qu’elle doive être pensée comme une victoire, c’est-à-dire comme le résultat d’une lutte. C’est à cette condition seulement que notre ancrage dans l’existence perd son caractère de simple fait pour devenir un acte – et une aventure.