Dialogue avec Gisèle Chaboudez

Gisèle Chaboudez, psychiatre, psychanalyste, rédactrice de la revue Figures de la psychanalyse, vice-présidente, présidente sortante d’Espace Analytique, est l’auteur de Ce qui noue le corps au langage, (Hermann janvier 2019), Que peut-on savoir sur le sexe ? (Hermann, 2017) Rapport sexuel et rapport des sexes (Denoël, 2004) et L’équation des rêves (Denoël, 2000).
  
Elle a effectué sa formation médicale à la Faculté de Médecine de Montpellier, puis sa spécialisation en psychiatrie à Paris, comme interne des hôpitaux psychiatriques de la Seine, obtenu son diplôme avec Roger Mises à la Fondation Vallée de Gentilly. Elle a parallèlement effectué sa formation psychanalytique avec Serge Leclaire, puis avec Jacques Lacan jusqu’à son décès en 1981. Elle a suivi l’enseignement de l’Ecole Freudienne de Paris, participé après sa dissolution à l’Ecole de la Cause freudienne jusqu’en 1989, puis s’est engagée à Espace analytique depuis sa fondation en 1995 par Maud Mannoni. Ayant enseigné au département de psychanalyse de l’Université Paris VIII entre 1982 et 2000, elle enseigne depuis, publie, et anime colloques et conférences à Espace analytique

Ce qui noue le corps au langage
Introduction
Concevoir ce qui noue le corps au langage est un enjeu majeur pour la pensée. Le sexe fait défaut à inscrire un rapport entre les deux moitiés sexuées de l’humanité, la jouissance sexuelle ne s’y prêtant pas. Or cet échec est fondateur, car il appelle dans le langage toutes sortes de fabrication de plus-values de jouissance, de plus-de-jouir pour s’y substituer. Ainsi, corps et langage se trouvent noués ensemble par l’intermédiaire d’une jouissance, dont l’accès passe par tout ce qui en tient lieu. Pour cela, d’autres objets du corps prêtent leur logique, orale, anale, scopique, vocale, au lieu de celle qu’il n’y a pas, l’inceste et son interdit concourent à y suppléer par d’autres voies, et ce qui se conserve de l’Œdipe initie chacun à une fonction phallique organisatrice de l’Un du sexe, au lieu du deux. Le rêve sans cesse fait passer à l’inconscient, formant les images en lettres, ce qui vient des jouissances inassimilables, il noue continûment entre eux ces différents registres, en produit une écriture. Autant de points-nœuds qui tiennent corps et langage arrimés l’un à l’autre par ce mode de jouir qui est celui du corps parlant. Ce livre déploie ainsi quelques clés décisives pour penser le corps et la psyché autrement qu’en territoires séparés.

Il poursuit la réflexion et l’élaboration entamées, en 1995, sur l’appareil symbolique et imaginaire qui organise la sexualité dans l’inconscient comme dans la civilisation, ses constructions freudiennes, ses remaniements et prolongements lacaniens, déchiffrés et interprétés dans un corpus encore en partie inexploré et inédit. Les conséquences que nous en observons concernent l’ensemble du psychisme et son incidence dans le corps, et également à l’inverse l’incidence de quelques fonctionnements du corps dans le psychisme. Cet appareillage du corps par la langue, qui elle-même appuie ses logiques sur certaines particularités du corps, concerne toutes les pulsions, ainsi que le corps comme consistance imaginaire, mais il a en outre au niveau sexuel une fonction fondatrice de discours et de lois. La découverte de Lacan sur ce point fut de constater l’échec de la jouissance sexuelle à former un rapport articulable entre l’homme et la femme, un rapport de deux comme tel.  Certaines logiques qui n’ont rien de sexuel, qui ne concernent pas deux termes mais un et son objet, s’y sont substituées pour ce faire. Au-delà, toutes sortes de suppléances interviennent pour former des substituts de la jouissance perdue, limitée ou interdite, cet ouvrage en décrit une part.  
 
Certains grands textes religieux, comme un fragment de la Genèse, peuvent trouver un éclairage nouveau lorsqu’on y décèle de façon latente certains de ces concepts à l’œuvre. Il ne s’agit pas ici de l’Œdipe, qui concerne la filiation, mais du traitement de ce défaut en jeu dans le rapport sexuel de l’homme et de la femme. Le défaut de rapport des deux jouissances, masculine et féminine, est sanctionné par la coupure naturelle de l’instrument de la copulation une fois effectuée sa fonction fécondante. En soustrayant l’os, en créant la femme comme une part de l’homme extraite pour lui servir de partenaire, Dieu manifeste qu’à partir de cette coupure on peut articuler la logique d’un rapport de l’Un phallique à son objet, comme un substitut au rapport absent qui serait formé d’un deux du sexe. Un rapport est là fondé sur autre chose que deux jouissances sexuelles, il l’est sur la disposition de l’autre corps comme une part même du sujet.  Ce rapport sexué accroit le défaut de jouissance entre les deux sexes mais forme une solution de suppléance à l’absence de rapport entre eux, et cette solution construite sur la fonction phallique a été reconduite diversement dans  
différentes religions.  

 Quelques questions peuvent servir à préciser cette lecture : 

Que représente la côte d’Adam dans le livre de la Genèse ?

La côte d’Adam peut servir ainsi de métaphore de ce qui manque au mode de jouissance pénien pour assurer une conjonction des jouissances organiques de l’homme et de la femme. Une discussion actuelle existe d’ailleurs chez les biologistes sur la fonction du baculum, l’os pénien que possèdent les primates et qu’aurait perdu l’homme en un point de l’évolution. Son absence est considérée comme diminuant la durée de l’acte sexuel, donc il s’en déduit qu’elle limite aussi la conjonction possible avec la jouissance de l’autre sexe. Un biologiste américain, Scott Gilbert, aidé d’un spécialiste des langues sémitiques, a considéré que la soustraction de l’os dans la Genèse était une sorte d’explication mythique donnée de la disparition de l’os pénien chez l’homme. Adam est en ce sens le premier homme pour lequel le Dieu a élaboré une solution en faisant de ce qui manque une valeur de jouissance, sous la forme de la femme.  En formant la femme comme une part de lui, équivalente à cet os perdu, cette part de jouissance qui lui a été soustraite au niveau du phallus par la détumescence, la métaphore de la Genèse a pour conséquence que la jouissance de cette femme n’est plus une question, une source d’angoisse de castration, elle n’est plus en question. La femme équivaut là à une valeur de jouissance, ce qui permet que sa jouissance à elle soit élidée du discours de la loi. 
 
Scott Gilbert a fait remarquer que le nom hébreu traduit par « côte », tzela, peut en effet signifier une côte costale, mais également la côte d’une colline, les chambres latérales entourant le temple comme des côtes, ou les colonnes de soutien des arbres. Ainsi, le mot pourrait être utilisé pour indiquer un faisceau de support structurel. Il considère que l’hébreu biblique, contrairement à l’hébreu rabbinique, ne possédait pas de terme technique pour le pénis, et le désignait par des périphrases. Les traducteurs en grec au IIe siècle av. JC utilisent le mot plèvre qui signifie côté, ou nervure du corps. Par ailleurs dans Genèse 2: 21 il est dit que le « Seigneur a fermé la chair » : Ce détail pourrait être rapporté au raphé, cette sorte de couture visible sur le scrotum et le pénis, reste de la fermeture embryologique. Il conclut que l’origine de cette couture tend à être « expliquée » par la Genèse comme fermeture de la chair et dès lors la blessure liée à la génération d’Ève serait connectée au pénis d’Adam et non à sa côte. La scène de la Genèse viserait à expliquer ce pourquoi les hommes n’ont pas de baculum, d’os pénien, alors que de nombreuses espèces proches en ont. 

Je trouve cette discussion, cette hypothèse, très intéressante. Elle rejoint, par une autre voie, certaines réflexions et interprétations de Lacan, et la manière dont je les lis et les articule pour ma part.  Mentionner ce point dans vos pages est susceptible, peut-être, de susciter un débat comportant des avis éclairés. J’en ai proposé la question par ailleurs à Delphine Horviller, qui articule de façon remarquable en quoi les injures de l’antisémitisme rejoignent souvent celles du sexisme, celles qui sont faites aux femmes.  

Qu’est ce que le roc biologique ?

Evoqué par Freud au terme de son œuvre comme une particularité biologique susceptible d’expliquer l’incidence majeure de l’angoisse de castration dans le psychisme humain, ce trait biologique hypothétique fut en 1963 confirmé et identifié par Lacan. Il l’a situé comme résidant dans la particularité de la coupure phallique du rapport sexuel, du fait des conséquences qu’elle comporte sur la jouissance du couple sexuel.  Cette particularité, qui n’est pas le fait de toutes les espèces, au-delà des mammifères, concourt à une non conjonction des jouissances organiques : un orgasme masculin rapide, comme chez les mammifères, un orgasme féminin lent, donc une difficile concomitance, et une coupure du rapport matérialisée par la détumescence après l’éjaculation, qui sanctionne une non coïncidence des jouissances. C’est une courbe physiologique du rapport sexuel qui favorise la fécondité mais non la jouissance des partenaires avec leur conjonction.  
La scène de la Genèse peut ainsi être interprétée comme une façon de remettre au Dieu la responsabilité de cette coupure de la jouissance dans le rapport sexuel de l’homme et de la femme, le point plus ou moins précoce où elle se place : elle ne vient donc pas de l’homme mais s’impose à lui. Remettre à Dieu cette responsabilité de la limite de la jouissance sexuelle, selon ce qui du Dieu s’impose à l’homme et de là à la femme, instaure une instance Autre pour prendre en charge la régulation de la jouissance dans le couple sexuel. Cette logique est d’une certaine façon comparable à celle qui dans le polythéisme remettait la source des rêves aux dieux, en les interprétant comme les messages des dieux. C’est la genèse d’une hiérarchie sexuelle à trois termes, par la section de l’articulation sexuelle. 

Pourquoi la détumescence n’est-elle pas une castration dans l’homosexualité ?

Entre homme et femme la jouissance organique dépend de la rencontre possible des deux courbes sexuelles, rencontre que limite la détumescence selon le point où elle se place. Cela ne préjuge pas de la jouissance subjective, qui elle peut être assurée presque indépendamment de l’orgasme, et qui nécessite une acceptation d’une forme de castration symbolique dans l’un et l’autre sexe. Chez la femme il s’agit d’abandonner la part de sa jouissance phallique qui lui interdit de se faire objet, et chez l’homme il s’agit d’abandonner la part de sa jouissance phallique qui n’est qu’autoérotique. Dans l’homosexualité, plus souvent qu’une conjonction recherchée, l’un des partenaires se consacre à la jouissance de l’autre ou bien en jouit, alternativement. La détumescence dans ce cas ne constitue nullement la sanction d’une conjonction échouée, mais simplement la fin d’une séquence.  
 

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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