Dialogue avec Caroline Goldman
Caroline Goldman, psychologue pour enfants et adolescents, est docteur en psychopathologie clinique de l’Université Paris 5 Descartes, enseignante à l’université et formatrice.
Les enfants dont le QI est supérieur à 130 sont-ils en souffrance ?
Non, en tout cas rien ne le prouve. Parmi les étiquettes diagnostic chères à notre époque figure le mythe d’un HQI (haut quotient intellectuel) qui constituerait une sorte d’entité nosographique (ignorée de toutes les classifications officielles mais) associée à une symptomatologie typique et douloureuse.
Or, nous savons aujourd’hui que cette vision a été tronquée par un biais de recrutement : les psychologues reçoivent par définition des enfants symptomatiques, donc en souffrance psychique. Ils ne croisent pas les enfants à HQI et en bonne santé. Généraliser des observations empiriques issues de leurs consultations n’est donc pas valide pour définir un « profil » d’enfants à HQI.
D’où provient ce malentendu entre ces réalités scientifiques et ce qui est véhiculé dans les médias ?
Certains psychologues auto-proclamés « spécialistes » du HQI règnent médiatiquement depuis des années en France sur ce vaste marché à fantasmes sans aucun soubassement scientifique mais avec le soutien d’associations militantes très actives de parents préférant considérer leur enfant comme supérieurement intelligent, plutôt que simplement douloureux et symptomatique.
Ces professionnels ont certainement souhaité se faire aimer du grand-public en étant porteurs de « bonnes nouvelles », simples à comprendre et très narcissisantes. Entretenir cette croyance leur a aussi permis de surfer sur une vague marchande extrêmement prolifique, en arguant d’une nécessité de « dépistage » indispensable pour tous.
Sous l’impulsion du scepticisme des chercheurs en psychologie (Ramus, 2017), ils publient depuis quelques années des ouvrages beaucoup plus souples dans leurs descriptions de ces enfants dont ils reconnaissent peu à peu les dissemblances interindividuelles, mais ils continuent néanmoins à les faire exister sous un groupe d’appellation lié à leur QI (surdoués, à haut potentiel intellectuel, précoces, zèbres…) et à leur imaginer un développement particulier (Siaud-Facchin, 2012 ; Revol et coll, 2015 ; Kermadec (de), 2015…).
Et ce mythe a malheureusement eu le temps d’infiltrer de très nombreux segments pédiatriques, institutionnels, et même politiques (rapport Delaubier 2015).
Les caractéristiques douloureuses qu’on leur impute généralement sont donc fausses ?
Oui. De nombreuses méta-analyses démontrent que la santé psychique de ces sujets (hors consultants, qui par définition s’inscrivent dans une démarche curative) est la même que les autres, donc qu’il n’y a pas de fragilité particulière liée – et encore moins due – au HQI (Guenole, Baleyte et Speranza, 2018). Elles affirment également l’absence de singularité parmi les caractéristiques de leur cerveau, absolument équivalentes aux autres (Ramus, 2018), révèlent que l’idée d’une pensée en arborescence est infondée (Besançon, 2012). Mais encore l’absence de morbidité relative à leur réussite scolaire et professionnelle, plutôt meilleure que dans la population générale (Gauvrit et Guez, 2018). Ces sujets ne sont pas plus anxieux que la population générale (Martin, 2010) et leur sensibilité et leur émotivité sont les mêmes que pour tous les autres (Brasseur et Grégoire, 2018).
Or, ces dernières avancées en neurosciences entrent en écho étroit avec les recherches sérieuses en clinique (Brasseur et Cuche, 2017) mais aussi avec le positionnement de la psychanalyse pour qui la sur-efficience intellectuelle, bien que largement étudiée, a toujours été un non-sujet pour orienter les prises en charge des patients.
Pourtant, de nombreux enseignants, parents, psychologues, éducateurs (etc.) reconnaissent à ces enfants des traits communs…
Ces enfants ont en réalité des profils très différents qui suivent avant tout la logique de notre lieu de rencontre avec eux. Les enfants consultants de mon échantillon de thèse, dont les QI étaient tous supérieurs à 140 (Goldman, 2007a), provenaient de consultations psychiatriques et allaient mal (certains étaient au bord de la psychose, d’autres très déprimés). Les enfants non-consultants de ce même échantillon, recrutés dans un établissement scolaire lambda par la voie de batteries de tests collectifs, ont révélé des profils très différents, dont certains étaient parfaitement sains (normal-névrotiques). J’en ai déduit que souffrance et HQI pouvaient être dé-corrélés (Goldman, 2007b) et que le HQI ne pouvait s’inscrire dans aucun « profil ».
Dans ma pratique libérale auprès de ces enfants, je rencontre en très grande majorité des problématiques limites avec troubles du comportement, dans la continuité de l’essentiel de ma patientèle, avec ou sans HQI. Ces enfants se distinguent tous par une excitation psychique particulièrement vive (esprit critique, humour, avidité intellectuelle et alimentaire, intolérance à l’ennui, irritation face aux répétitions d’informations, écriture bâclée, difficultés d’endormissement…), par un manque de distance avec les gens et les évènements (hyper-réceptivité, sensibilité à l’injustice, hyper-empathie), par une curiosité engendrant une avance cognitive globale (acquisition précoce de la lecture, facultés d’apprentissage, vocabulaire riche et varié), un intérêt précoce pour des thèmes renvoyant aux limites (tels que les dinosaures, les planètes et la mort)…
Chez ces enfants mal limités et à HQI, la soif d’apprendre et de maîtriser l’information apparaît fréquemment comme un moyen inconscient de nourrir une illusion de force et d’ascendant sur les interlocuteurs adultes (ces enfants supportant plus généralement très mal l’échec et de se confronter à leur impuissance), mais aussi constituer le seul moyen de canaliser (trouver un contenant à) leur excitabilité (dès qu’ils quittent la tâche cognitive, le débordement pulsionnel reprend).
Je pense donc que nos pseudo spécialistes ont attribué cette symptomatologie à leur HQI alors qu’elle découlait d’une problématique limite. Et ont donc, sans le savoir, consacré l’ensemble de leur théorisation (livres, interviews, interventions dans les colloques…) à décrire une autre réalité que celle qu’ils pensaient définir (les « enfants mal limités consultant en cabinets libéraux », et non « les enfants à HQI »).
Comment expliquer que de nombreux psychologues se soient laissés séduire par cette vague médiatique ?
Ce fantasme d’un profil de sujets « trop intelligent pour être heureux » (Siaud-Facchin, 2008) ou « marginalisés par leur sentiment de différence » (de Kermadec, 2011) s’est sans doute laissé instruire par son caractère séduisant car simple et positif.
Mais aussi par une béance théorico-clinique en psychologie de l’enfant autour des problématiques de limites éducatives.
Dans l’enseignement en psychologie, l’enfant débordant continue à exister tel qu’il était décrit dans la littérature du début du XXème siècle: incompris, carencé et déprimé. Or, la psychopathologie de l’enfant a évolué et tous les acteurs de la pédopsychiatrie contemporaine (Marcelli 2003, Golse 2015, Rufo et Duverger 2018) s’accordent à dire que la majorité des consultations concerne dorénavant des problématiques de contenants pulsionnels, et non plus de contenus psychoaffectifs. Je parle ici d’enfants choyés à la maison (par des parents présents, parfaitement sains, mobilisés et empathiques) mais présentant néanmoins des troubles du comportement (excitation permanente, intolérance à la frustration, violence…).
Faute de formation à cette réalité clinique et freinés par le devoir de neutralité bienveillante, les psychologues s’interdisent de guider les parents pour rétablir les limites éducatives défaillantes sur la scène familiale (Goldman, 2019). L’enfant sans préoccupations liées à des contenus psychoaffectifs (heureux, sensible, curieux, à l’aise dans la relation…) est ainsi fréquemment renvoyé à ses parents avec l’assertion qu’ « il va bien », mais sans solutions pour le rendre moins pénible avec son entourage.
Nous nous trouvons alors face à une impasse : que faire si les psychologues ne souhaitent pas plus que les parents incarner cette fonction limitante (donc frustrante) que l’enfant appelle par sa symptomatologie ?
Sans diagnostic ni prises en charges appropriées, ces parents tentent de trouver des solutions et cet interstice diagnostic sans nom se voit traité depuis des années par toutes sortes d’inspirations consensuelles et pseudo-scientifiques dans lesquelles ont germé le « HPI » mais aussi les abus de « TDAH » ou plus récemment « l’hypersensibilité » et « la discipline positive »…
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Quelles conséquences sur vos jeunes patients ?
Se voir affubler d’un diagnostic de sur-intelligence chargée de justifier tous ses symptômes peut constituer un vernis narcissisant salutaire pour le confort psychique global. Mais l’effet est de courte durée car la problématique structurelle (ou conjoncturelle) qui a fondé le(s) symptôme(s), perdure.
Nous voyons arriver dans nos cabinets de consultations des enfants et adolescents cohabitant depuis des années avec cette étiquette flottante ayant tenu lieu de diagnostic et pris l’espace qui aurait dû être tenu par de véritables soins. Certains en ont nourri des préoccupations anxiogènes sur leur fonctionnement (« je suis différent »), d’autres un fantasme élitiste qui les a éloignés des autres (discours méprisant sur la bêtise de leurs pairs, la lenteur des profs…).
Que conseillez-vous aux parents d’enfants diagnostiqués « haut potentiel intellectuel » et dont la souffrance ne s’est manifestement pas atténuée au fil des mois / années ?
À ceux qui envisagent de faire tester leur enfant pour savoir s’il est HPI ou non, d’y renoncer car cela ne servira à rien. Déontologiquement, les tests d’intelligence ne devraient d’ailleurs être administrés qu’en cas de suspicion d’entraves cognitives (le psychologue n’est pas un vendeur de gratification par le QI et ne devrait jamais prendre le risque que des scores moyens déçoivent des parents ou freinent l’enfant dans ses futures ambitions académiques ou professionnelles). Une inflation cognitive n’entretenant aucun lien avec la souffrance, cette démarche constituera toujours une fausse piste.
Aux parents des enfants dont les symptômes ont déjà été imputés à ce chiffre de QI, de ne pas tomber dans les solutions stéréotypées de sauts de classe, de sur-stimulations ou d’hyper-tolérance à leurs excès : s’entendre répondre qu’on veut du silence ou du calme (que ce soit en classe ou à la maison) n’a jamais propulsé aucun enfant, même très intelligent, dans un malheur insurmontable. Si la mise en passivité lui est intolérable, c’est qu’il y a un problème d’un autre ordre (dépression ou problématique limite) qui nécessite, lui, d’être traité, et ce tout à fait indépendamment de son QI (Goldman, 2012).
Il est vraiment temps que l’édifice de ce fantasme se fissure, par respect pour la souffrance des enfants consultants qui en appellent à de véritables diagnostics et de véritables prises en charge, comme tous les autres enfants.
Références bibliographiques:
Kermadec (de) M., L’adulte surdoué, apprendre à faire simple quand on est compliqué », Éditions Albin Michel, 2011
Marcelli D., L’enfant, chef de la famille. L’autorité de l’infantile, Éditions. Albin Michel.
Golse B., « Les états-limites chez l’enfant et l’adolescent », revue Adolescence, 2015/4 (T.33, n°3), p.771-778.
Siaud-Facchin J., L’enfant surdoué: l’aider à grandir, l’aider à réussir, éditions Odile Jacob, 2012
Besancon M. et Lubart T., ANAE, 199, 425, 2012.
Goldman C., Établir les limites éducatives: Évaluation, diagnostic, action thérapeutique, Éditions Dunod, 2019
Goldman C., « Enfants surdoués : génie ou folie ? Articulations théoriques et pro- jectives », Thèse de doctorat d’État en psycho- logie clinique et psychopathologie, université Paris V-Descartes.
Goldman C., « Le surinvestissement de la pensée chez l’enfant surdoué : trois études de cas », revue La psychiatrie de l’enfant, PUF, Paris, numéro 50, 2007/2, pp.527-570.
Goldman C., « Soigner l’enfant surdoué? », Revue Le journal des psychologues, 2012.
Brasseur S. & Cuche C., Le haut potentiel en question, éditions Mardaga, 2018
Martin L. et al., Gifted Child Quarterly, 54, 31, 2010
Ramus F. & Gauvrit N., « La légende noire des surdoués », revue La recherche, mensuel 521, mars 2017.
Revol O., Poulin R., Perrodin D., 100 idées pour accompagner les enfants à haut potentiel, Éditions Tom Pousse, 2015.
Gauvrit N. & Guez A., « Réussite sco- laire et professionnelle des personnes à haut potentiel intellectuel », revue A.N.A.E., 2018, Vol 30, N° 152 à 157.
Kermadec (DE) M., L’enfant précoce aujourd’hui, Éditions Albin Michel, 2015.
Guenole F., Baleyte J-M & Speranza M., « La santé mentale des enfants et ado- lescents surdoués : synthèse des données quantitatives », revue A.N.A.E, 2018, Vol 30, N° 152 à 157.
Ramus F., « Les surdoués ont-ils un cer- veau qualitativement différent ? », revue A.N.A.E., 2018, Vol 30, N° 152 à 157.
Brasseur S. & Grégoire J., « Les jeunes à haut potentiel sont-ils hyperémotifs ? », revue A.N.A.E, 2018, Vol 30, N° 152 à 157.
Siaud-Facchin J. (2008), Trop intelligent pour être heureux? L’adulte surdoué », éditions Odile Jacob, 2008
Rufo M. & Duverger PH., Qui com- mande ici ? Conseils aux parents victimes d’enfants tyrans, Éditions Anne Carrière, 2018.