Dialogue avec Bernard Stiegler

Bernard Stiegler, lors des ROUMICS (11ème édition des « Rencontres Ouvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire »; Novembre 2014) - C.C.A - 4.0
Bernard Stiegler, lors des ROUMICS (11ème édition des « Rencontres Ouvertes du Multimédia et de l’Internet Citoyen et Solidaire »; Novembre 2014) - C.C.A - 4.0

Le philosophe Bernard Stiegler, ancien directeur de l’INA et de l’IRCAM, est le fondateur du groupe de réflexion Ars Industrialis et de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI). Il publie Qu’appelle-t-on panser ? Au delà de l’entropocène 1. L’immense régression, aux éditions Les liens qui libèrent et La Technique et le temps aux éditions Fayard dans une version augmentée.

Karl Marx est-il le premier à poser le problème de l’exosomatisation ? 

Le point de départ se trouve dans les Manuscrits de 1844 puis dans l’Idéologie allemande de 1845-46, et après les Thèses sur Feuerbach, avec Engels, pour lutter contre l’idéalisme allemand, Hegel, Platon évidemment, et l’idéalisme en général, pour faire de la philosophie un instrument de lutte politique.

Pour ça, il faut comprendre que l’idéologie allemande repose sur une illusion qui consiste à penser que nous pensons à partir des idées qui viendraient du ciel des idées. Marx et Engels répondent : « pas du tout ».

Nous pensons à partir de nos organes externes, du processus de production de nos organes extérieurs, parce que nous sommes des êtres vivants, qui devons produire des organes supplémentaires pour pouvoir survivre.

Il y a une formule d’une certaine manière que dit André Leroi-Gouran au XXe s, ce que dira un peu différemment Ernst Kapp à la fin du XIXe s et ce que dit Alfred Lotka, en 1945. Pour moi, ce sont les premiers penseurs de l’exosomatisation.

Johann Gottfried von Herder, dont se moquait Emmanuel Kant, avait vaguement esquissé ça. Marx et Engels, beaucoup plus précis, ne vont pas abandonner la thèse, mais laisser le sujet de coté estimant que le grand sujet était la lutte contre la domination, l’appropriation des droits et s’intéresser au capitalisme plus qu’à la technique. Mais c’est leur point de départ et ça restera toujours leur point de départ dans la vie.

Quelle est la différence entre l’épigénèse et l’épiphylogénèse ?

C’est une grande question, un grand débat en ce moment même, dans le champ de la biologie.

Depuis une dizaine d’années, beaucoup de recherches ont fait apparaitre que ce qui était le point de départ grosso modo de la biologie moléculaire et qui posait le principe comme le disait François Jacob: « le programme génétique ne reçoit pas de leçons de l’expérience », ce qui veut dire dans un langage du XXe que Lamarck avait tort contre Darwin, qu’il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis.

En fait l’épigénétique contemporaine montre qu’il y a des processus entre ce qu’on appelle la mémoire épigénétique, en général c’est la mémoire de l’individu, en fait la mémoire nerveuse ou l’expression des gênes de l’individu, tandis que ce qu’on appelle la mémoire génétique, ou le Germen, c’est la mémoire de l’espèce, c’est l’ADN si vous voulez avant sa transformation par l’individu lorsqu’il se développe.

Et donc jusqu’à il y a relativement peu de temps, le point de vue dominant qui ne veut pas dire que c’était l’unique point de vue, c’était en effet de dire que la biologie moléculaire avait raison et que l’épigénèse n’intervenait pas dans l’évolution. Aujourd’hui, il y a des études qui montrent que c’est beaucoup plus complexe mais qu’il y a des phénomènes de bouclage entre l’épigénèse et l’évolution.

Maintenant, ce que moi j’appelle l’épiphylogénèse, c’est autre chose et ça s’appuie sur une analyse d’André Leroi-Gouran. C’est ce qui pose que l’être humain, ce qui constitue fondamentalement l’être humain dans son rapport à la vie et à la mort, dans le contexte de la lutte pour la vie, si on reprend cette expression darwinienne, c’est sa mémoire artificielle.

Stephen Hawking par exemple qui est mort il y a un an d’un point de vue génétique et épigénétique, était au sens scientifique du terme, débile, ça ne veut pas dire qu’il était idiot ou je ne sais pas quoi mais qu’il avait des très grandes faiblesses sur le plan physiologique.

Et pourtant, ça ne l’a pas du tout empêché de vivre même s’il ne lisait pas forcément facilement ; ça ne l’a pas empêché de vivre et ça fait de lui un très grand physicien. Bon moi je n’ai pas une très grande considération pour son travail en physique, mais néanmoins, c’était un très grand physicien aux yeux de la communauté scientifique.

D’ailleurs je vais prendre un exemple très différent que j’emprunte à Maryanne Wolf, neuro-psychologue qui travaille à Stanford et qui parfois travaille à Boston. Elle a publié un livre sur la dyslexie (Proust and the Squid) et rappelle que beaucoup de dyslexiques sont devenus des gens célèbres, des ingénieurs, des artistes et des scientifiques.

Elle en cite deux en particulier qui sont très connus: Léonard de Vinci et Thomas Edison et montre qu’ils ont surcompensé leur handicap, ce qui a conduit à des phénomènes de transformation de leur équipement cérébral mais à travers la pratique de l’extériorité.

Qu’est ce que je veux dire par là ?

Elle a soigné des centaines d’enfants à Boston, et avec l’imagerie cérébrale, elle a montré que le cerveau d’un enfant qui apprend à lire se transforme très profondément, que le cerveau se modifie, que le cerveau de quelqu’un qui n’a jamais appris à lire n’est pas du tout configuré comme celui qui a appris à lire, que celui qui a appris à lire des caractères chinois n’a pas du tout les mêmes caractéristiques que ceux qui ont appris à lire des caractères alphabétiques.

Et que par conséquent ce qui est très important dans le cerveau, c’est qu’il est capable de s’imprégner de son environnement technique, et cet environnement technique, c’est ce que j’appelle l’épiphylogénèse et aussi ce que Roger Bartra appelait l’exocerebrum. Un penseur mexicain qui a écrit un livre qui s’appelle Anthropology of the Brain.

L’épiphylogénèse ce n’est ni l’épigénèse ni la phylogenèse, c’est l’épiphylogénèse, qui permet une hérédité, non pas par la biologie, mais par le savoir, de l’hérédité, de l’expérience des prédécesseurs, ce qui est caractéristique de l’espèce humaine.

Même si on trouve par exemple chez les grands singes, les bonobos ou les chimpanzés des phénomènes de transmission culturels en esquisse et moi j’ai travaillé sur les travaux de Frederic Lepage qui est un spécialiste de ces questions et c’est très frappant.

Néanmoins, les capacités du bonobo ou du chimpanzé restent extrêmement limitées même si elles annoncent quelque chose qui sera chez l’homme non seulement développé mais la part de son développement. C’est pour ça que je considère que le concept d’épiphylogénèse est absolument fondamental.

L’épiphylogénèse est-elle une « transmission de l’acquis » ?

Oui, mais je dirais pour éviter de se retrouver dans une connotation et d’entrer dans le débat entre Darwin et Lamarck sur l’inné/acquis et certains psychologues, je dirai plutôt hérité, ou l’expérience.

Parce qu’en plus, je prends le mot expérience au sens ou l’emploie Walter Benjamin, Aristote ou Kant, de l’expérience de l’intuition qui est tout de suite une expérience de jugement et l’expérience dans ce sens là n’est pas l’expérience que vit un autre vivant en général, mais c’est l’expérience temporelle, une capacité intentionnelle très très large et la capacité de transmettre l’expérience et comme le dit Husserl dans L’Origine de la Géométrie ou Karl Popper quand il parle de troisième monde, comme ont dit beaucoup d’autres.

Par exemple je fais des mathématique, je suis en train de lire Euclide, Lovatschevski, car je ne peux pas faire de mathématiques sans recommencer avec Euclide, des mathématiques dans le style occidental car il existe aussi une géométrie chinoise qui ne fonctionnait pas comme ça, qui ne passe pas par Euclide et qui n’est pas démonstrative.

Donc apprendre à développer des équations à faire des raisonnements apodictiques en géométrie ou bien apprendre la cuisine ou le football, c’est toujours hériter d’expériences antérieures. Je préfère plus employer le terme d’expérience que d’acquis.

Quelle est la différence entre l’entropie et la néguentropie ? 

D’abord, l’entropie, c’est le sujet sur lequel je m’exprime beaucoup auquel je m’intéresse depuis le début de mon travail d’ailleurs, auquel j’étais resté en réserve car c’était un sujet très complexe sur le plan scientifique.

L’entropie est d’abord ce qui a été formulé par Rudolf Clausius, en Allemagne, en 1865 sur la base des travaux de Sadi Carnot, en 1824, qui montre que l’univers est fait d’un système dynamique, l’air est en mouvement.

Ces systèmes dynamiques reposent sur une dissipation d’énergie, en particulier quand on prend un système dynamique très localisé dans la biosphère qu’est la machine à vapeur. Elle provoque une irréversible dissipation d’énergie qui ne sera jamais récupérée.

La conséquence c’est que les ressources énergétiques sur la terre sont finies et qu’il y a un moment où on ne pourra plus fonctionner comme on fonctionne. Donc l’enjeu est extrêmement important. C’est ce que nient les idéologues néo libéraux ou le modèle dit classique et ce que dit un mathématicien roumain Nicholas Georges-Roegen qui à l’époque avec Joseph Schumpeter conteste que la référence à Isaac Newton soit correcte en économie.

Cette théorie de l’entropie est un véritable coup de théâtre dans l’histoire du savoir rationnel et remet en question totalement tout ce qui a précédé. Je considère qu’elle n’est toujours pas intégrée ni par les philosophes, les économistes, les hommes politiques, ni par les citoyens et ni même en physique.

C’est un changement colossal parce que tout ce qui constituait le cadre originel de ce qu’on appelle l’ontologie et qui posait que l’univers est Un, unique et constitue un horizon stable de la philosophie s’est ruiné avec la question de l’entropie.

Le premier qui va s’attaquer au sujet c’est Alfred North Whitehead. Il peut se permettre de le faire parce qu’il est mathématicien et physicien avant d’être philosophe. Il a développé le concept de concrescence.

En 1924, Edwin Hubble, l’astrophysien américain va rendre observable et évident le fait que l’univers est en expansion, un processus que les américains appellent le cooling, le refroidissement de l’univers et que c’est homogène avec la théorie de Clausius sur la dissipation de l’énergie.

Ça c’est l’entropie et c’est une très mauvaise nouvelle car ça démontre que tout est voué à disparaitre pour le dire comme ça. C’est un peu brutal. Maintenant après en 1944, Erwin Schrodinger, un autre phyisicien montre que l’on ne pourra jamais dépasser le stade de l’entropie, mais c’est relativement faux, dans un espace limité, par exemple, dans le lieu d’un organisme, où l’on peut maintenir une température constante.

Qu’il fasse très chaud ou qu’il fasse très froid, nous les êtres humains, quand il fait 45° dehors, ce qui arrive de temps en temps, et qui va arriver de plus en plus souvent, nous arrivons à nous maintenir à 37°. Ce qui pose des problèmes de réfrigération, de climatisation, je vais y revenir dans un instant.

Quand il fait froid, quand il gèle jusqu’à -30°, je connais ça car j’ai enseigné à Saint Petersbourg pendant quelques années, et bien nous arrivons à maintenir 37°. Pour cela nous avons des manteaux, des fourrures, des chapkas. Mais en dessous de 35° nous sommes morts et au dessus de 45° nous sommes morts, donc nous avons une fenêtre de température dans laquelle nous pouvons vivre.

Si nous pouvons maintenir une isothermie de notre corps, c’est par ce que nous avons des organes qui sont faits pour ça, ils sont des éléments, de ce qu’on appelle des parties d’un organime et l’organisme, c’est ce qu’a décrit Lamarck à la fin du XIXème siècle, c’est ce qui est organisé et ce que dit Schrodinger, c’est que c’est ce qui est organisé pour lutter contre l’entropie, c’est à dire que tous nos organes, nos yeux, nos cheveux, nos oreilles, nos pieds sont faits pour nous maintenir localement à un niveau d’entropie négative dit Schrodinger, ce que d’autres appellent une entropie basse, très basse et ce qui fait que nous arrivons à maintenir un certain temps notre organisme.

Chez les éphémères, ça ne dure pas très longtemps. Chez les tortues, ça peut durer plusieurs siècles. Chez les humains, normalement, ça n’excède pas un siècle, voilà. Mais ça change avec le temps, puisque maintenant on le sait, on peut vivre jusqu’à 120 ans. C’est la néguentropie.

Maintenant, moi je développe l’idée qu’il y a une « néguanthropie » et une « anthropie » , ce que décrit le Groupe intergouvernemental d’étude des climats, c’est que l’homme développe des forçages anthropiques comme les géographes qui parlent d’anthropisation. Le GIEC et les 15 344 chercheurs ont signé un texte le 13 novembre dernier, et ils montrent que l’anthropisation, ça produit de l’entropie et que l’homme est un producteur d’entropie beaucoup plus destructeur que les êtres vivants.

En revanche, l’homme est capable de produire de la néguentropie avec des organes artificiels. Donc je l’écris « néguanthropie » dans ce cas là et ce que je dis c’est que si nous voulons affronter l’avenir et faire que le monde ne disparaisse pas dans le siècle qui vient parce que c’est ça que dit le GIEC, et si nous voulons lutter contre cela il faut développer une néguanthropologie parce que cette production d’organes artificiels qui rejoint l’idée d’exosomatisation dont parlait Karl Marx et surtout Alfred Lotka, sont ce que Socrate appelait des Pharmakas (le poison et le remède) donc ils peuvent augmenter l’entropie mais aussi diminuer l’entropie.

Le problème ce sont les organisations sociales.

Comment faire pour que les poisons deviennent des remèdes, plutôt que l’inverse. Et c’est cela que j’appelle la néguanthropocène.

Entrer dans la Néguanthropocène, c’est lutter contre les tendances entropiques de l’être humain et ça suppose de développer une autre économie. J’y travaille, en ce moment, avec des banques, avec des grands industriels, une économie qui serait basée sur la valorisation de la lutte contre l’entropie et la pénalisation de l’augmentation de l’entropie.

C’est une économie de transition et une économie de guerre, qui est très intéressante car c’est ce qui permet à l’économie de rebondir.

Là c’est une guerre qui n’est pas faite aux humains mais à tout ce qui menace les humains, ça s’appelle l’entropie.

Nous développons ça avec les partenaires du monde économique du capitalisme mais aussi avec une banque publique, la caisse des dépôts et des consignations et un territoire de 430 000 habitants.

Peut-on dire que l’Entropie est le Gestell, essence de la technique, selon Heidegger ?

Alors c’est une très bonne question.

Ce que je crois c’est que ce que décrit Heidegger, ce n’est pas seulement l’entropie mais l’augmentation de l’entropie par le calcul et par ce qu’il appelle la cybernétique.

Maintenant ce qu’il décrit en 1949, pour la première fois, dans la question de la technique et qu’il appelle donc le Gestell, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’anthropocène.

Je pense que c’est Heidegger qui le premier a pensé la question de l’anthropocène même si je ne suis pas d’accord avec son analyse y compris avec son analyse du calcul, car il dit que le calcul est l’origine de l’anthropocène. Là dessus, il a raison et du coup il rejette le calcul et ça je pense qu’il a tort.

Il faut calculer pour pouvoir lutter contre le calcul. Ça c’est ce que Heidegger n’arrive pas à comprendre et pour cela je ne suis pas du tout heideggerien.

Par contre, je pense que les travaux qu’il a fait sur la question du Gestell sont extrêmement importants et j’essaye de reformuler ses travaux d’un point de vue non-heideggerien et même sur certains points anti-heideggeriens.

Que penser de la définition du Gestell: le « Dispositif », de François Fédier ?

Dispositif, c’est la manière pendant longtemps dont je traduisais Gestell. J’ai vu que Fédier l’utilisait et comme je n’aime pas du tout Fédier, je ne le traduis plus. J’appelle ça le Gestell.

Maintenant traduire par dispositif est logique. C’est ce que veut dire Gestell en allemand. Je ne suis pas du tout d’accord avec ce que dit Fédier, car il fait le contraire de ce que disait Heidegger, qu’il ne faut pas rejeter la technique car la technique c’est l’être.

L’être est devenu la technique moderne. Le Gestell est la nouvelle version de l’être.

Et ça c’est ce que Fédier ne comprend pas. Il croit qu’il faut être contre la technique, ce qui est absolument ridicule, pour quelqu’un comme Heidegger et pour n’importe qui.

Mais je préfère la traduction par dispositif que par arraisonnement, parce que Gestell ne veut pas du tout dire arraisonnement et veut bien dire Dispositif, ce qui a un autre avantage, c’est que ça connote le concept de dispositif de Michel Foucault.

Comment faites-vous le lien avec Michel Foucault ?

Le lien, j’ai essayé de le faire, il y déjà longtemps dans un livre qui s’appelle Prendre soin dans un livre que j’ai consacré à Michel Foucault.

J’ai essayé de montrer d’abord qu’il a beaucoup étudié Heidegger, et qu’il voulait réinventer une anthropologie à partir de Heidegger.

Alors moi je disais ce n’est pas une anthropologie qu’il faut faire mais une néguanthropologie mais quoi qu’il en soit, Foucault est un des rares à avoir introduit la Technique dans ses préoccupations.

Toutes ses réflexions sur ce qu’il appelle le biopouvoir passe par une réflexion sur les techniques juridiques, managériales, économiques etc

C’est quelqu’un qui a travaillé sur ces questions et c’est dans ce contexte qu’il a développé le concept de dispositif.

Maintenant, souvent, je suis en désaccord avec les analyses de Michel Foucault, enfin en désaccord, c’est un peu ridicule de dire ça, disons que je ne suis pas satisfait par Michel Foucault mais j’ai essayé de montrer dans ce livre Prendre soin traduit en anglais par Taking care que Michel Foucault a beaucoup évolué.

Pour moi, il y a quatre grandes periodes de Foucault et la dernière période est intéressante, lorsqu’il parle de la Tekné toubiou, c’est à dire la Technique de soi. (Voir Les Aveux de la chair de Michel Foucault).

à propos de l'auteur
Alexandre Gilbert, directeur de la galerie Chappe écrit pour le Times of Israël, et LIRE Magazine Littéraire.
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