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« Deux poids, deux mesures » : un outil de conquête du pouvoir

Charlie bénéficiait d’un « deux poids deux mesures » au détriment de Dieudonné, selon des jeunes ados invités sur Canal +

Le « deux poids deux mesures » a commencé de révolutionner le cadre de la politique, le cadre juridique français, le cadre du vivre ensemble.

Le 19 avril 2015, sur le plateau de Canal+, François Hollande a bavardé avec cinq jeunes lycéens qui lui ont fait savoir qu’ils ne trouvaient pas répréhensible de « rire de Dieudonné ». Le gamin voulait dire « rire des blagues de Dieudonné ». François Hollande n’a pas voulu jouer les profs mais, laborieusement, il a tenté d’expliquer que la loi ne punit pas le blasphème mais pénalise l’incitation à la haine raciale.

De nombreux articles ont été écrits pour démontrer que Charlie n’a bénéficié d’aucune liberté coupable quand il caricaturait le prophète. Le droit à la satire n’étant limité que par la loi et la loi ne pénalisant pas le blasphème, Charlie avait le droit pour lui. En revanche, Dieudonné a été régulièrement poursuivi et plus ou moins régulièrement condamné. La loi française pénalise l’incitation à la haine raciale, que la forme soit humoristique ou non.

Les gamins invités sur le plateau de Canal+, le visage fermé, la répartie insolente, ont clairement montré qu’ils n’adhéraient pas à un tel distinguo. Ils sont repartis convaincus qu’en matière de liberté d’expression, Charlie bénéficiait d’un « deux poids deux mesures » au détriment de Dieudonné.

J’ai de la peine à le dire, mais le « deux poids deux mesures » que Dieudonné à réussi à incruster dans le mental d’une frange incommensurable de la population, n’est pas – totalement – infondé.

Ainsi, le 20 décembre 2013, une émission intitulée « Le débarquement » commise par Gilles Lellouche et Jean Dujardin a été diffusée sur Canal+. Le thème de base était : et si on se payait une tranche au sujet du génocide des Tutsis au Rwanda ?

Les téléspectateurs ont pu ainsi voir un noir « qui joue le rôle du Tutsi, un nègre décomplexé, et puis il y a la mal bouffe « ugari » (ubugari, je suppose). « C’est pas du Hutu, j’espère ! » s’écrie un des personnages du sketch. Oh la bonne vanne. Parce qu’il y a des Hutus au Rwanda ? Hutu/Tutsi, Tutsi/Hutu, va savoir qui a tué qui ? » s’indigne l’écrivaine Scholastique Mukasonga.

En 1994, le génocide a liquidé 800 000 Tutsis en quelques semaines. Quelques instants plus tard, les mêmes téléspectateurs ont pu chanter avec les comédiens : « Maman est en haut coupée en morceaux, Papa est en bas, il lui manque un bras. »

Personne n’a – et c’est dommage – accusé Canal+ d’incitation à la haine ethnique. Surtout pas la communauté Tutsi qui est sans doute faiblement représentée et organisée en France.

La morale de cette comparaison est que la loi n’est appliquée que quand des groupes de pression se mobilisent. Dieudonné aurait sans doute eu moins de problèmes judiciaires s’il n’y avait pas eu de juifs en France. Ce Conseil représentatif des institutions juives (CRIF) qu’il vilipende consacre du temps et de l’énergie à faire respecter la loi. Qui le lui reproche ? L’extrême droite antisémite, les « jeunes » de banlieue, les islamistes, les catholiques intégristes… et tous ceux qui estiment qu’on en fera toujours trop pour les juifs et pas assez pour les autres minorités – ethniques ou pas – du pays.

Pourquoi trop ? Parce que la France est divisée en communautés ethniques – de  taille variable – qui s’estiment bien plus mal loties au plan économique, médiatique et mémoriel que les juifs. Parce qu’il est incompréhensible et inacceptable qu’un groupe de population aussi minoritaire, réussisse à faire jouer les règles communes en sa faveur. « Deux poids deux mesures », c’est le fondement du complot : les juifs sont peu nombreux mais ils font la loi.

Le « deux poids deux mesures » que Dieudonné et son public jettent à la face de la société française est donc pétri de rancœur et de violence. Marre de la Shoah, marre des juifs, à nous la reconnaissance légale, médiatique, mémorielle du colonialisme, du « génocide » de la guerre d’Algérie, de l’esclavage etc…. Pourquoi marre ? Parce que les juifs apparaissent – je dis bien apparaissent – comme ayant le monopole de la victimisation. Le « deux poids deux mesures  » est donc devenu l’arme comptable des victimes non reconnues comme telles, des souffrants qui ont le sentiment qu’ils ne sont devenus transparents.

Comme l’écrit Sidibe Pallud, blogueur sur Mediapart, « une partie de la population a commencé à tout comparer, tout jauger, tout peser ». Pourquoi la journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage continue à ne pas faire l’unanimité en France ? Certains hommes politiques de droite ont ouvertement déclaré « que la France n’avait pas à s’excuser éternellement pour la traite négrière ». (…) Ces personnalités politiques auraient-elles tenu le même discours sur la Shoah ? ».

Dieudonné et Eric Zemmour ont tous deux été condamnés pour incitation à la haine raciale, mais l’un (Dieudonné) est banni des chaînes de télé et Zemmour lui continue d’y plastronner. Alain Finkielkraut peut dire qu’ « il y a un problème de l’Islam en France » et siège à l’Académie Française alors que Dieudonné se voit interdit d’affirmer qu’il a un problème avec les juifs.

Le « deux poids deux mesures » ne se cantonne pas au constat amer. C’est un outil de combat, la règle de mesure de l’injustice ressentie.. Derrière l’apparente revendication d’une égalité de traitement, c’est une justice de groupe, une représentation politique de groupe, une reconnaissance mémorielle de groupe qui est réclamée. Sur tous les terrains (médiatique, juridique, culturel…), le puissant groupe des intégristes cathos, des arabo musulman, des noirs d’Afrique exige que le groupuscule juif réintègre sa place. En bas du tableau. Les juifs gènent, ils font obstacle !

Cette revendication de groupe n’est pour l’instant pas recevable dans les structures juridiques et politiques de la société française. La République ne reconnait que des individus qui sont aussi des citoyens. Et c’est justice ! Mais ici et là, des « assouplissements » ont commencé d’avoir lieu. La réforme des collèges portée par Najat Vallaud Belkacem a ainsi entrepris subrepticement de donner satisfaction au « deux poids deux mesures ». L’enseignement de l’islam va devenir matière obligatoire alors que les Lumières qui sont au fondement de la démocratie et des droits de l’individu rentreraient dans le champ des matières facultatives. « Dire que la chrétienté médiévale est facultative alors que l’islam est obligatoire est une manière bien lâche de régler les problèmes [auxquels sont confrontés les enseignants] lorsqu’ils abordent la religion chrétienne dans certains établissements » a estimé Patrice Gueniffey, directeur d’études à l’EHESS.

Cette irruption du deux poids deux mesures dans le champ de l’Etat n’est pas une première. Quand Sciences Po ouvre une voie d’accès aux meilleurs élèves des quartiers difficiles, quand l’Etat veut à tout prix recruter un préfet d’origine maghrébine, quand chaque parti de gouvernement se fait désormais un devoir de nommer des ministres issus de la diversité, quand TF1 expérimente un présentateur noir pour le 20heures… c’est que la proportionnalité ethnique est officialisée dans les médias et en politique. Le mérite a disparu, la discrimination positive a pris sa place.

L’exigence de proportionnalité ethnique ne se fraye pas seulement un chemin par la violence. Elle profite également du sillon creusé par la parité homme – femme. Née dans un cadre juridico-politique international, la parité homme-femme a obligé progressivement tous les gouvernements à mettre en place des mesures de discrimination positive en faveur des femmes.

La parité qui est le pendant féministe du « deux poids deux mesures » sert aux femmes à obtenir un meilleur partage du pouvoir économique et politique. Les femmes ne sont pas une ethnie, ni une minorité ? Non, mais elles sont un groupe de pression. Aussi efficace que Dieudonné.

Mais là ou les femmes progressent – lentement – mais régulièrement, la discrimination positive ethnique a lieu dans la douleur. Car toute avancée s’accompagne d’une interdiction. Celle de la burqa dans les lieux publics, du port du voile dans les écoles et bientôt les universités, des menus halal dans les cantines… Autant de polémiques qui contribuent à brouiller la discrimination positive qui se met en place, renforcent la frustration et la rancœur.

« Deux poids deux mesures », le combat sera de plus en plus meurtrier. Et ceux qui paieront le prix le plus élevé seront forcément le groupe le plus minoritaire, les juifs.

à propos de l'auteur
Yves Mamou est journaliste professionnel. Il a travaillé au journal Le Monde pendant 23 ans. Il est également l'auteur de divers ouvrages. Une machine de pouvoir, la direction du Trésor (La Découverte, 1988), C’est la faute aux médias, Essai sur la fabrication de l’information (Payot, 1991); Parents à charge, quand nos proches deviennent dépendants (Grasset, 1998); Camélia.came (Editions Stock) 2008. (roman policier); Une longue cuillère pour le diable (Editions Leo Scheer 2010) (roman policier); Rendez Sam (Editions Leo Scheer 2012) (roman policier); Israël, les maladies des religieux (Essai) (Editions Leo Scheer 2013); Hezbollah dernier acte (Editions Plein Jour, 2014). En préparation Après Charlie, glossaire des fractures françaises (Editions du Toucan).
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