Deux modèles narratifs du conflit Israël-Palestine

Lorsque l’on analyse les thématiques des arguments développés respectivement par les défenseurs de la cause palestinienne et ceux qui soutiennent l’État d’Israël[1], celles-ci procèdent de logiques de raisonnement structurellement différentes.
La plupart du temps, les premières partent d’un constat dramatique des populations palestiniennes sur place et en appellent tour à tour à l’empathie et à la justice devant les terribles épreuves que celles-ci subissent depuis près d’un siècle.
Cette cause se focalise donc sur les conditions tragiques que l’Histoire leur a réservées, alors que les thématiques des seconds se concentrent plutôt sur l’enchaînement des causes et des effets qui ont conduit à ces situations poignantes, et de ce fait récusent toute responsabilité sur les tragédies dénoncées par les premières.
Dans cette nouvelle séquence qui s’est ouverte avec cette razzia ultra sanglante du Hamas survenue le 7 octobre 2023, cette dichotomie apparaît de manière particulièrement éclatante. Mais en réalité elle n’est qu’une nouvelle instance d’un cycle récurrent qui se rejoue encore et toujours depuis maintenant des décennies.
On pourrait ainsi imaginer une séquence d’échanges typiques sur les différentes phases de ce conflit où les arguments suivants seraient tour à tour mis en avant:
- Tragédies des gazaouis du fait de l’offensive actuelle particulièrement sanglante et destructrice de l’armée israélienne, doublée d’un blocus hermétique qui fait beaucoup souffrir les population civiles ↔ L’attaque abominable du 7 octobre qui a déclenché cette nouvelle guerre, attaque qui s’est accompagnée d’exactions d’une rare cruauté qui devraient scandaliser l’ensemble du monde civilisé.
- Les multiples et meurtriers assauts aériens antérieurs de Tsahal sur Gaza (2008, 2014, 2022) qui ont causé d’immenses dégâts et de très nombreuses victimes ↔ Lancements de plusieurs dizaines de milliers de roquettes vers Israël en provenance de ce territoire autonome depuis une vingtaine d’années, ce qu’aucun pays ne peut tolérer.
- Très grande misère des populations palestiniennes de Gaza qui survivent difficilement dans un espace exigu, surpeuplé et dépourvu de ressources ↔ Détournement systématique par le Hamas des énormes subventions financières versées par les bailleurs de fonds internationaux utilisées pour alimenter une force militaire agressive au lieu de développer une économie qui améliorerait le sort des populations locales.
- Maintien d’une occupation militaire de la Cisjordanie qui dure depuis bientôt 60 ans sans aucun horizon politique plausible ↔ Refus palestinien persistent d’accepter un État aux côtés, et non à la place, d’Israël dans le cadre d’une paix de compromis qui laisserait de l’espace aux deux peuples.
- Le blocus de Gaza depuis des années qui fait ressembler cette enclave à une « prison à ciel ouvert » ↔ Armement du Hamas en vue d’actions guerrières par la constitution d’ateliers de fabrication d’armes qui nécessite un contrôle de ce qui rentre dans cette enclave.
- Humiliation et violente répression des populations palestiniennes en Cisjordanie occupée qui font des dizaines ou des centaines de victimes par an depuis des décennies ↔ Drames épouvantables d’une myriade d’attentats terroristes abjects qui ont créé une obsession sécuritaire en Israël qui requiert un contrôle de tous les instants.
- Péché originel de la Nakba avec ces centaines de milliers de réfugiés qui ont dû quitter leurs terres ↔ Rejet catégorique du plan de partage de 1947 et déclenchement de la guerre sanglante de 1947-1948, etc…
Dans tous ces arguments, et dans bien d’autres encore, on retrouve une ligne directrice assez constante où les défenseurs des Palestiniens qui souffrent énormément depuis des années constatent et déplorent une situation effectivement dramatique, et où les défenseurs des Israéliens s’efforcent de mettre en évidence l’enchaînement des causes et des effets qui ont conduit à cette détresse bien réelle.
En d’autres termes, le récit côté palestinien est obnubilé par les effets que l’Histoire a eu sur ce peuple, en mettant commodément de côté les relations causales du déroulé des événements qui ont conduit à ces effets, alors que le récit côté israélien fait valoir la mécanique de cet enchaînement, en négligeant commodément leurs conséquences douloureuses pour cet ennemi auto-déclaré.
Avec des phénomènes de rétroaction positive (positive feedback) où le constat des effets finit par susciter de nouvelles raisons de révolte qui elles-mêmes deviennent un terreau fertile pour d’autres attentats de nature à accentuer la répression, se créent ainsi des emballements qui attisent la haine réciproque des protagonistes.
Le sentiment général des Israéliens peut se résumer dans la fameuse formule d’Abba Eban, très brillant ministre des Affaires étrangères d’Israël pendant les années 1960 et 1970, qui énonçait doctement : « Les Palestiniens ne manquent jamais une occasion de manquer une occasion », alors que le sentiment général des Palestiniens ne voit que le résultat de toutes ces occasions manquées où, au final, la surface de leurs revendications plausibles se contracte et se rétrécit à mesure que le conflit se perpétue.
Notons que cette manière de raisonner en mettant l’accent sur les effets tout en ignorant les causes n’est pas un monopole palestinien. Des échanges de tirs ont eu lieu tous les jours depuis le 8 octobre 2023 sur la frontière Nord d’Israël.
Ces affrontements ont suivi un script connu d’avance : le Hezbollah tire sur des positions ou des villages à l’intérieur d’Israël et Tsahal riposte, souvent avec une puissance de feu bien supérieure.
Pendant presque toute une année, soit de octobre 2023 à septembre 2024, minorant ou même ignorant les causes premières qui ont conduit à ces duels d’artillerie quotidiens entre Israël et le Liban, la presse internationale s’est faite l’écho des destructions au Sud-Liban, pays déjà failli qui a une fois de plus payé au prix fort sa proximité physique avec les protagonistes de ce conflit.

Les bonnes âmes ont à nouveau crié encore à la « violence extrême » de l’État d’Israël qui, tel Attila ou Tamerlan, détruit tout sur son passage, oubliant facilement ce qui a créé ce second front.
Mais quel État au monde s’accommoderait de tirs quotidiens sur son territoire pendant presque une année entière, étant entendu que d’une part ces tirs ont fait en Israël des dégâts matériels et humains considérables et que d’autre part ils ont provoqué l’évacuation de dizaines de milliers de civils israéliens de leurs villes et villages, paralysant ainsi l’activité économique de toute une région.
Quant à ceux qui encore à l’été 2024, du fait de la riposte de Tsahal, décrivaient une situation symétrique et probablement même bien plus grave côté libanais, tant en termes de victimes qu’en termes d’évacuations de civils, ils avaient sans doute raison mais là encore cet argument met en évidence les deux manières de raisonner : d’un côté le constat de la misère au Sud-Liban et d’un autre côté l’enchaînement des causes et des effet dans le déroulé des événements qui ont abouti à cette nouvelle confrontation armée[2].
Et lorsque la catastrophe est arrivée avec une guerre d’ampleur qui de mi-septembre à fin novembre 2024 a opposé Israël et le Hezbollah sur l’ensemble du territoire libanais, le gros de la planète médiatique a alors fait l’impasse sur les événements déclencheurs, soient les bombardements quotidiens durant onze mois consécutifs venant du Sud Liban – les causes – pour se concentrer sur les effets destructeurs de la riposte de Tsahal sur ce pays du Cèdre comptable et responsable des agissements du Hezbollah sur son territoire – les effets.
Bien évidemment on dénonce une « riposte disproportionnée », alors que par construction, ce concept devrait être quelque part partagé par tous les acteurs d’un conflit pour être pertinent. Quant à ceux qui évoquent en permanence ce concept de proportionnalité que la riposte de Tsahal devrait appliquer, d’une part ils seraient bien en mal de le définir précisément étant entendu que celui-ci doit s’exercer dans le feu de l’action, ce qui peut se révéler très difficile[3], et d’autre part la plupart du temps ils se gardent bien de le mentionner lorsque eux-mêmes ou leur pays est concerné, comme par exemple lors des récentes guerres d’Afghanistan, d’Irak ou de Syrie.
Le même raisonnement pourrait être appliqué vis-à-vis du nouvel adversaire d’Israël, là encore ennemi auto-déclaré, soit les Houthis du Yémen. Depuis octobre 2023, des dizaines de roquettes et de drones longue portée ont été lancés vers Israël depuis ce pays du Yémen, l’un des plus pauvres de la planète, dont la population vit dans une misère abjecte après plusieurs années de guerre civile.

Israël a riposté à plusieurs reprises mais face à un ennemi qui n’a eu de cesse de le bombarder depuis plusieurs mois et qui persiste à bloquer un trafic maritime vital à son économie[4], il est possible, voire probable, que d’ici peu Israël prenne des mesures militaires bien plus énergiques pour d’une part sécuriser le détroit de Bab el-Mandeb qui est une voie maritime internationale, et d’autre part ne plus avoir à subir à nouveau de tels bombardements au gré des humeurs des dirigeants Houthis ou de leurs patrons, soit les mollahs iraniens.
Là encore, beaucoup se désoleront devant les nouvelles épreuves que devront endurer les yéménites, reléguant aux oubliettes ce blocus maritime et ces lancements de missiles qui auront causé de telles ripostes.
Récemment, à l’occasion de la libération d’otages israéliens et de centaines de prisonniers palestiniens, un reportage sur Radio France a bien mis en évidence ce décalage dans le mental des protagonistes. Une femme palestinienne était interviewée et se réjouissait de pouvoir enfin être réunie avec son père avec qui elle n’avait quasiment jamais vécu.
En effet, ce prisonnier palestinien croupissait depuis plusieurs dizaines d’années dans les geôles israéliennes et de ce fait n’avait pas vu grandir sa fille. Le récit était poignant et forçait chez les auditeurs une grande compassion pour cette malheureuse famille dont la vie a été brisée par l’armée israélienne… Jusqu’à ce que l’on apprenne au cours de ce même reportage que le prisonnier en question était détenu pour avoir dans un lointain passé tué deux Israéliens qui attendaient paisiblement à un arrêt de bus.
Bien évidemment, cela n’enlève rien à la douleur rapportée de la fille interviewée, mais quelle pouvait être l’alternative à une lourde peine de prison pour un tel homicide ? Pour ne pas parler de la douleur des familles israéliennes endeuillées à jamais par ce cruel attentat.
Là encore, ce reportage met en lumière les constats de la douleur d’une famille palestinienne résultant d’événements qui l’ont conduit à cette détresse, événements qui dans ce cas précis font intervenir un double meurtre de sang froid.
En réalité, on a le sentiment que le conflit ne pourra s’apaiser quelque peu que lorsque les Palestiniens prendront enfin conscience de leur part de responsabilité dans les malheurs qui sont les leurs, et que de leur côté les Israéliens prendront enfin conscience des effets dévastateurs de leurs actions, quand bien même ils peuvent justifier une grande partie d’entre elles de manière logique et rationnelle[5].
Et aussi lorsque les acteurs tiers tels l’ONU, la planète médiatique internationale, les opinions publiques prendront enfin conscience qu’en donnant tant de relief à ce qui se passe sur cette étroite bande de terre constituée par Israël et la Palestine – d’une taille cumulée inférieure à la superficie de pays comme la Belgique ou le Togo – par rapport à ce qui se passe ailleurs sur Terre et qui est parfois bien pire quelque soit le critère considéré, ils ne favorisent pas la recherche d’une solution pacifique, bien au contraire.
[1] Cette formule « soutenir l’État d’Israël » est tellement répandue que l’on finit par oublier son incongruité. Il y a-t-il un autre État au monde qui bénéficie de cette caractéristique douteuse d’avoir des personnes qui se sentent obligées de le défendre, le croyant menacé dans son existence ? Pour mémoire, malgré les agissements inqualifiables de leurs dirigeants, personne ne remet sérieusement en question l’existence de la Syrie, la Russie, l’Iran, l’Algérie, la Birmanie ou le Vénézuela. À l’exception notable d’une petite poignée d’États tels l’Arménie ou Chypre, aucun autre pays n’est ainsi mis en cause.
[2] Notons au passage que si dans le cas des Palestiniens, il y a un vrai contentieux territorial de fond qui peut rendre compte d’un conflit qui dure maintenant depuis un siècle, on peine à donner une quelconque explication plausible de ce qui oppose Libanais et Israéliens. Le contentieux territorial des fermes de Chebaa, ou Har Dov, joue sur une superficie de moins de 25 km² ! Et au passage, l’ONU tergiverse en donnant parfois raison à la thèse israélienne qui énonce que cet espace fait partie du Golan et qu’il devrait donc être restitué à la Syrie…
[3] Ce concept a ceci de particulier qu’il ne peut être apprécié qu’ultérieurement, par des juges autoproclamés, alors que les acteurs sur place qui agissent dans l’instant sont toujours très mal placés pour en juger sereinement. Pire : on ne sait jamais ce qui aurait pu advenir dans le cas où… Par exemple, si en 2016 un policier français avait « neutralisé » le terroriste qui a fait 86 victimes à Nice pour conduite avec vitesse excessive en milieu urbain avant que ne se produise l’irréparable, ce fonctionnaire aurait sans doute été condamné par tous pour excès de zèle du fait d’une réaction disproportionnée, et quelque part avec raison.
[4] Depuis des siècles, un tel blocus maritime est considéré comme un casus belli dans toutes les relations internationales. Rappelons que le blocus du golf d’Aqaba par l’Egypte de Nasser a été l’une des causes majeures de la Guerre des Six Jours en 1967.
[5] Les Israéliens devront quant à eux s’affranchir de la frange messianique et mafieuse qui s’est emparée du pouvoir politique et qui apporte un soutien sans faille au processus de colonisation qui est l’un des obstacles à la reprise du processus de paix, même s’il est très loin d’être le seul comme certains le prétendent.