Déterrer les morts, déterrer les mots : Y.Katzenelson
Philosophe, spécialiste de la Shoah, Didier Durmarque va publier en avril 2020, Bilan métaphysique après Auschwitz : les écrivains incandescents. Yitzhak Katzenelson est un de ces auteurs phares qui éclairent le sens de la Shoah. Didier Durmarque nous raconte la relation particulièrement intime qu’il a avec cet auteur.
Je suis né à quelques encablures de la chambre 107 de l’hôtel Providence, à Vittel, dans les Vosges, où Yitzhak Katzenelson écrivit son chef d’œuvre, le Chant du peuple juif assassiné. Cette œuvre est encore injustement méconnue en France, d’autant plus qu’elle bénéficie de la belle traduction de Rachel Ertel.
Je suis né vingt-neuf ans après l’écriture de cette œuvre. La simultanéité temporelle a beaucoup moins d’importance dans la parole juive que dans la temporalité occidentale. La parole juive s’étudie et s’écoute. Elle traverse le temps et la mort.
J’ai passé une grande partie de ma jeunesse à errer dans la ville de Vittel, à chercher quelque chose sans vraiment savoir ce que je cherchais. J’ai le souvenir d’étés chauds et interminables, d’étés qui vous mettent en lien avec un temps long, avec une permanence, avec une mémoire.
Lorsque j’en discute avec mes amis d’enfance, il y avait beaucoup de jeunes qui marchaient dans les rues, à Vittel, sans savoir quoi faire, sans savoir pourquoi.
Dans une petite ville isolée de six mille âmes, cette activité inutile était merveilleuse parce qu’elle avait un sens caché, celui d’être en marche vers soi-même. Il faut apprendre à s’ennuyer, à ne rien faire pour que quelque chose se dessine en soi et qu’on nomme une intériorité. C’est l’absence à soi qui crée l’esprit.
Lors d’une énième escapade diurne, je découvris la plaque qui était apposée à l’entrée de l’hôtel Providence, celui qui n’a jamais aussi mal porté son nom :
Cette lecture m’a saisi comme on saisit un homme et qu’on l’emmène voir là-bas s’il y est. J’y étais. À Auschwitz. Du côté des morts.
À cette époque, mon père et mon frère travaillaient dans une marbrerie. Ils s’occupaient des morts à leur façon. Rien n’indiquait encore que je prendrai la suite familiale.
Les philosophes et les psychologues pourront crier à l’illusion rétrospective. C’est une vérité scientifique que l’on réécrit son passé à partir du présent. Mais l’historiographie procède-t-elle autrement ? Sans compter que cette vérité scientifique n’escamote en aucun point la vérité existentielle de mon lien avec Yitzhak Katzenelson. Cette plaque a semé en moi à mon insu et a déterminé l’essentiel de mon travail, voire mon identité profonde.
Je ne me souviens pas avoir appris l’histoire du camp de Vittel au collège Jules Verne de Vittel. Je n’écoutais pas toujours mes professeurs. Mais je me serais souvenu quand même s’il y avait eu un cours sur le camp de Vittel, sachant que la population restait très taiseuse sur cette histoire méconnue.
Yitzhak Katzenelson est né en 1886 à Korelichi, petite ville de Biélorussie. Sa famille et son éducation sont typiques de l’intelligentsia juive de l’Europe de l’Est, très centrées sur la tradition des textes et le texte de la tradition. Katzenelson deviendra instituteur dans l’école juive de son père, de 1910 à 1939.
Lors de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie, la famille part se réfugier dans ce qui sera un étau, l’étau de ce qui deviendra le ghetto de Varsovie, comme le feront bon nombre de Juifs polonais.
Au sein du ghetto, les activités de Katzenelson sont importantes, imposantes, voire innombrables. Il prend part aux activités sionistes du Dior, donne des conférences, s’occupe de l’éducation des enfants orphelins, enseigne, écrit des chansons, met en scène des pièces de théâtre à destination de la jeunesse du ghetto. Il essaie d’égayer la vie quotidienne des gens du ghetto, de garder une exigence de culture et de réflexion, mais aussi de joie et de résistance.
Pendant qu’il travaille dans un atelier avec son grand fils, Zvi, sa femme est déportée avec ses deux plus jeunes fils, Ben-Sion et Benjamin, le 14 août 1942. Ils seront gazés à l’arrivée à Treblinka.
Désespéré, Katzenelson continue d’agir, malgré tout, dans la résistance. Au cours de la terrible attaque de la rue Mila, du 6 septembre 1942, il parvient, grâce à son ami Guzik, à se cacher dans la partie aryenne de la ville, dans la rue Groyecka, à l’intérieur d’une cave, avec quelques autres protégés, dont l’historien Emmanuel Ringelblum.
En janvier 1943, Katzenelson participe à la première tentative de soulèvement du ghetto. Pendant cette cache, avec le soutien de la résistance juive – les Khalutzim – qui souhaite sauver le poète, il se procure pour lui et son fils Zvi, des passeports du Honduras.
Le 7 mars 1943, un informateur dénonce l’endroit. Tous les occupants sont arrêtés et détenus dans la prison de Pawiak. Ils viennent rejoindre les premiers détenus juifs étrangers, suite à l’ordre du 17 juillet 1942 avec, parmi eux, d’autres écrivains connus, dont Mary Berg et Hillel Seidman.
Après des mois de vérifications, plus de deux cents Juifs détenteurs de passeports, dont Yitzhak et Zvi Katzenelson, sont déportés à Vittel en deux convois, en janvier et mai 1943, dans l’espoir d’un départ prochain en Amérique du Sud. Entre les deux convois a lieu l’insurrection de Varsovie du 19 avril 1943. Parmi les deux mille Juifs porteurs d’un passeport sud-américain, mille quatre cents Juifs seront déportés à Bergen-Belsen, puis à Auschwitz pour être gazés. Katzenelson et son fils arrivent à Vittel par le second convoi.
Du 1er mai 1941 à septembre 1945, le camp de Vittel est un camp de luxe, camp d’internement pour prisonniers anglo-américains. Le camp de Vittel se trouvera également lié, lors de cette période, à l’affaire dite des passeports sud-américains.
Suite à l’enfermement des Juifs de Varsovie dans un ghetto, une partie du commandement nazi fait croire qu’il suffit de se munir d’un passeport d’Amérique du Sud pour se faire enfermer à la prison Pawiak, prison qui constitue paradoxalement une protection, pour ensuite quitter le pays.
Très vite, ces passeports sont mis en vente au marché noir à prix d’or. Seuls les passeports de nationalité américaine seront reconnus et feront l’objet d’un échange de prisonniers comme nous le raconte Mary Berg dans son Journal. De sorte qu’on retrouvera transférés à Vittel, deux cents Juifs polonais, mais aussi belges et hollandais, détenteurs de passeports sud-américains, qui finiront tous déportés et gazés à Auschwitz, suite au rejet de leur passeport par la Gestapo et à la tergiversation des pays d’Amérique du Sud.
On tenta de sauver les Juifs du camp de Vittel par tous les moyens. Les prisonnières anglaises, Sofka Skipwith et Madeleine White, détenues au camp de Vittel pour servir de monnaie d’échange contre des prisonniers allemands, ont passé des nuits à recopier sur du papier à cigarettes, en caractères minuscules, la liste des 250 Juifs polonais par nationalité nouvelle. Ces listes ont été envoyées en Suisse, à Londres, aux États-Unis et à toutes les organisations juives.
Les papiers qui confirmeront l’acceptation des Juifs de Vittel par les pays latino-américains arriveront. Trop tard. Les convois 72, du 29 avril 1944, et 75, du 30 mai 1944, déporteront 210 Juifs polonais et belges, dont 48 enfants de moins de 14 ans, de Vittel à Drancy, puis à Auschwitz pour les gazer immédiatement. Yitzhak et Zvi Katzenelson feront partie du convoi 72 du 29 avril 1944.
Lors du colloque sur le camp de Vittel que j’ai eu l’honneur d’animer, les 23 et 24 juin 2017 et qui a eu pour présidents d’honneur Serge et Beate Klarsfeld, j’ai eu l’occasion de boucler la boucle, selon l’expression vulgaire. J’ai redonné à Katzenelson ce qu’il m’avait confié en ordre de mission.
Ma conférence sur Katzenelson se déroula à moins de cent mètres de la chambre 107 de l’hôtel Providence. Il était là, écrivant dans la déréliction la plus complète, une œuvre poétique monumentale, Le chant du peuple juif assassiné, qui n’aurait jamais pu faire dire au philosophe Adorno qu’après Auschwitz, il est barbare d’écrire de la poésie.
Lors de ce colloque, Serge Klarsfeld me confia que dans cent ans, dans mille ans, la seule chose de la Shoah dont on se souviendra serait le Chant du peuple juif assassiné. À la fin de la conférence, je me suis levé, bouleversé et titubant, au bord de l’évanouissement parce que j’avais été son porte-parole. Mon prochain livre vous donnera la clé de la chambre 107 :
« COMMENT CHANTER, QUAND LE MONDE M’EST UN DÉSERT ? COMMENT JOUER, LES MAINS TORDUES DE DÉSESPOIR ?
OÙ SONT MES MORTS ? JE CHERCHE MES MORTS, Ô DIEU EN CHAQUE DÉPOTOIR,
EN CHAQUE TAS D’ORDURES, EN CHAQUE TAS DE CENDRES – OÙ ÊTES-VOUS, MES MORTS ? »