Des jours de paraître ou d’introspection ?

Les champs du Negev-Darom (c) Dita Schnitzer
Les champs du Negev-Darom (c) Dita Schnitzer

Nous traversons un temps de « tirage au sort » – telle est bien la vocation spirituelle née de ce Croissant Fertile : « pour/פור » (Megillah 7b) désigne le destin inattendu et comme joué par le sort en langue persane. Il est si semblable au « Kippour/כפור » qui hésite entre retournement, pivotement mental et physique, bifurcation ou repriorisation comme disent les sociologues. Tout cela prend forme en une réponse positive que l’être humain peut mettre en mots pour les partager aux autres, proches, lointains, amicaux ou hostiles. « Allumez le feu » est un hit à la française mais quand les incendies lèchent les espaces, les forêts, et s’associent aux ouragans et déluges d’eau, ces temps d’introspection prennent une autre dimension. L’irrationalité se montre dans les conflits identitaires, fratricides, des schismes entre des communautés normalement unies par une même foi. On y perd son esperanto et le proto-akkadien.

Bref un chemin ténu, étroit, fragile ou, au contraire, une route qui s’ouvrirait avec certitude ou confiance. Pardonner ? Se réconcilier ? Avec qui et dans quel but, quel en serait l’avantage ? C’est là que nos conditions de vie paraissent souvent aléatoires et susurrent des interrogations prudentes sur les raisons de notre présence, de notre venue au monde et de notre disparition. On efface, on envoie au trash en 2023 comme dans les années 1967-68 certaines sociétés riches découvraient le « wegwerfen/jeter (ce qui est usé ou considéré tel). Ce sont des jours où chacun voudrait comprendre les motifs qui l’ont conduit à appartenir, de manière singulière et inexplicable, à telle génération plutôt qu’à une autre.

Jérusalem montre combien le paraître cache mais efface aussi l’être et que l’être est effroyablement identitaire, comme un code qui peut devenir un avatar et induire avec délices en erreur, créer de la confusion.

On est toujours très mode à Jérusalem (oserait-on écrire « Jéru »?). Tout est dans le paraître. Il est captivant de constater combien une ville si centrée sur la finalité de l’être, de l’âme, de l’essence humaine et divine peut serpenter au gré des “atours”.

Il y a les couvre-chefs. Il est préférable de se concentrer sur quelques exemples pratiques. Il est vrai que, vu le climat, il vaut mieux sortir couvert. Soyons simples : les juifs portent des calottes dites “kippot” ou encore “yarmulkes” (terme turco-yiddish). Une kippah peut être ronde, plus ou moins carrée (version boukhare-ouzbek), petite, grande. La fabrication des kippot est passée en tête des productions textiles des femmes palestiniennes depuis la chute des réseaux chinois… Encore que ! C’était vrai voici dix ans. Aujourd’hui les filières passent par le Vietnam et l’Afrique orientale et, – c’est évident – les républiques centrales de l’ex-Union Soviétique où séjournaient les Juifs depuis le Premier Temple.

On trouve aussi des « shtreimels » ou chapeaux de fourrure faits de queues de visons, les Stetson et les autres. Ces deux chapeaux se portent au-dessus de la kippah. Le shtreimel est d’origine polonaise – la noblesse portait fourrure : les Enfants de Dieu se doivent de faire de même. Le Stetson est évidemment moderne et ne se trouve pas dans les Ecritures.

Les femmes portent des voiles très seyants qui couvrent le haut de leur chevelure. Les femmes pieuses chrétiennes orthodoxes (russes, roumaines) s’empressent de faire de même, certaines laissant paraître avec soin quelques traces de chevelures. Juives et chrétiennes aiment les longues jupes noires serrées. Il y a des versions Jean’s très « chromatiques ». Les religieuses catholiques préfèrent la coupe neutre.

Entre chrétiens, on se repère au chapeau : cylindrique chez les Grecs (proche de celui du grand-prêtre dans le Temple), il est plutôt losange pour le clergé russe. Deux fentes latérales pour les Roumains. Les Ethiopiens sont en galabiah arabe avec des poches et porte un plaid, le clergé grec est en soutane, les Latins – ça dépend. Il y a les robes de bure (Franciscains) tandis que les Vardapets (prêtres arméniens) ont une longue coiffe moirée noire en pointe. Les moines syro-orthodoxes et coptes ont un voile noir orné de 12 croix (les Apôtres); une 13e derrière la tête représente le Christ.

Le col romain sur chemise claire est très prisé depuis quelque temps, même si les catholiques préfèrent souvent l’anonymat bien que le plastron noir sur col romain revient en force, y compris chez les orthodoxes anglo-saxons. Les évêques anglicans portent chemises colorées, habituellement roses.

Les femmes « hors coiffes » raffolent des cheveux frisés style « brebis du désert biblique néo-prophétiques », ou bien tendance red (rouge orangé), voire le crâne rasé. La mode est de saisir la chevelure, de faire et défaire les chignons, en haut, en bas, puis accessoirement de cacher le tout sous une perruque pour cause de mariage. Encore faut-il avoir de la piété.

Les moines orientaux ont les mêmes tics : cheveux longs à la manière « messie iconique ». Terriblement en vogue, le gadget capillaire des chouchous : ils permettent de faire et de défaire d’amples chevelures longeant des barbes souvent longues et touffues. Les visages glabres ne sont pas orientaux. En Occident, on coupe les cheveux en quatre et plus… A Jérusalem et en tout lieu de traditions orientales aussi, mais dans l’autre sens !

Têtes et visages sont des « champs ». Les papillottes (“peyses\פיות” en yiddish) sont très longues et bouclées. Alors on moissonne régulièrement ou jamais.

En hébreu : « beged/בגד = vêtement » est un terme courant. Bien que la racine ne soit pas confirmée comme étant commune, ce mot est très proche de « begidah\בגידה = duperie, déguisement, trahison ». Dans une ville comme Jérusalem, que signifie « l’habit ne fait pas le moine » ? L’habit exprime viscéralement une identité. Cette identité, en Israël et dans les Territoires comme dans le Proche-Orient est avant tout une référence claire et normalement précise à la religion, et, secondairement, à la nationalité, sûrement pas à la citoyenneté.

Les hidjabs (et quelques burqas) très fashion actuels s’accommodent de la modernité de Jean’s à fleurs chez les jeunes arabes. Curieusement, les repères vestimentaires ne signifient pas grand chose pour une génération qui vit en repli et tend à ignorer les « autres ». Ceux qui gardent leurs signes distinctifs se cloîtrent souvent dans une frilosité exclusive.

Le judaïsme affirme : « Sache devant Qui (= Dieu) tu te trouves/דע לפני מי אתה עומד ». On commence par croiser des êtres humains et il est important qu’une société se connaisse pour se reconnaître. Lorsque Jésus est moqué par les gardes, ceux-ci tirent au sort sa tunique (Jean 19,23). Elle ne sera pas déchirée et les croyants y voient un signe d’unité. Dieu ne se laisse pas fragmenter ou dépouiller dans Sa dimension divine. Tout le combat consiste alors à se débarrasser de ses oripeaux et donner au paraître la force d’exprimer ce qui est et existe vraiment.

Les calendriers du Ramadan musulman (1445), de Av “consolateur” juif (5783) et le mois d’août selon la tradition orientale se suivirent en parallèle pour offrir un temps de conversion, de dialogue paisible avec autrui, de charité, de pardon, de prière, de convivialité. Ce sont là des mots pieux qui masquent volontiers des réalités plus sordides qu’il faut corriger. Les religions ont une vocation innée à être crédible. C’est habituellement contraire à des « paraîtres systématiques ». L’Eglise orthodoxe byzantine commence la nouvelle année liturgique au 1er septembre (14/9 calendrier julien) – cette année on entrera en 7532 de la création – ce qui souligne l’enracinement des fêtes sémitiques et hébraïques.

Il est frappant de voir combien nous sommes les héritiers d’un calendrier sumérien. Babel fut peut-être le lieu et le temps de la “confusion”. Elle est aussi “Bab-El-Bava El”, la Porte du Ciel. En été, les traditions chrétiennes célèbrent les temps à venir. La Transfiguration est comme un flash intensif sur le Christ et le rassemblement de l’histoire. Cette fulgurance de quelques secondes stupéfia les disciples endormis. Puis, la Vierge s’est endormie d’un profond sommeil. Où cela se passa-t-il ? Comme pour la Transfiguration, on n’est sûr de rien et tout renvoie à Jérusalem…

A Jérusalem, on voudrait tout pérenniser. Certains juifs penseraient que l’histoire se serait condensée autour du Temple. Les syro-orthodoxes pensent que Jésus a tout accompli Rue Saint Marc… où l’on entend les chants anciens en syriaque-araméen qui reste la langue maternelle de l’Eglise des premiers temps. D’autres ne reconnaissent que le Saint Sépulcre. Le Tombeau est vide ; la Résurrection ne peut se mettre en boite. Certains croient vendre de l’air de Jérusalem, eh oui, les boîtes existent et s’exportent même avec succès !

Dans la tradition orthodoxe, on bouge sans cesse à travers le pays pour célébrer la mémoire d’un saint, de la Vierge, de son endormissement; ou bien à Haifa pour suivre le prophète Elie. Et c’est Jésus Messie qui se manifeste comme dans un flash puissant, d’une lumière blanche, en compagnie de Moïse et d’Elie le Tishbite. Puis Il reste seul un très bref instant. Bref, le croyant n’est jamais casanier.

Pierre a déclaré que c’est en raison de nos péchés que le Seigneur tarde à revenir dans la gloire (Actes des Apôtres ch. 2-3). Dès le mois d’août (le 9 Av), la communauté juive rappelle la destruction des deux Temples, de la ville de Jérusalem, les exils et les persécutions. Le calendrier oriental rappelle opportunément, de manière parallèle, la construction du Taphos/Tombeau du Seigneur qui est actuellement en grands travaux de réfection.

Les communautés chrétiennes du Lieu sont comme excitées de mener cette tâche inédite. Chacun aime à penser que l’on mettrait à jour des secrets cachés par-delà les siècles. Une certaine presse frétille à quelques scoops trop fantaisistes. C’est l’un des attraits des Lieux Saints : ils gardent tous les publics en haleine.

Le judaïsme se prépare, au plus âcre de la chaleur (Genèse 18,1), à la nouvelle année d’automne. Cela commence cès jours-ci avec le mois de Eloul/אלול. Les Juifs pieux sont alors dans les starting-blocks de la prière de pénitence, de retour à Dieu et au prochain qui est souvent trop oublié dans toutes les confessions malgré les belles paroles.

Un temps issu de la civilisation d’Ur, de Babylone, du Tigre et de l’Euphrate. Rosh HaShanah marque le tournant de l’an neuf. Un temps de création et de jugement que l’on pressent positif puisque nous sommes encore là, de génération en génération. “Shanah = changer, mais aussi répéter, enseigner, passer au-delà du sommeil (she[y]nah)”. Curieusement, ce mot tangue entre « changement, mutation » et « sommeil » correspond à la fête de la Transfiguration en hébreu et en araméen ou l’on retrouve les deux racines qui décrivent bien la situation. Aime-t-on tellement aller vers le changement, de nouvelles portions de vie ? Il est plus agréable de flâner, de faire la sieste, un petit somme tant que l’on sait que Quelqu’un nous réveillera.

Dix jours plus tard, c’est le Jour du Grand Pardon; jour d’expiation, Yom Kippour, de la racine akkadienne “kipuru = rançon”. Pardon ? Oui, d’abord la réconciliation si difficile entre les êtres humains. Dieu peut ensuite décider d’inscrire les noms dans le “Livre de la Vie”. Six jours plus tard, la fête de Souccot (Tabernacles, tentes) : l’étude, l’histoire, le temps, la vie sont assemblés dans ces huttes de pèlerinage vers la célébration du Dieu Un.

Les prières des Selichot/סליחות ou de retournement sont comparables à celles de Kippour dont l’une exprime de manière très réaliste ce retour vers Dieu : “Seigneur, Pardonne, absous, efface les péchés de toute la communauté de la Maison d’Israël comme ceux de l’étranger qui habite avec elle, car tout le peuple (= nation humaine) a erré par folie et inconscience.”

La liturgie byzantine reprend cette litanie de repentir. Les mêmes paroles sont dites pendant le jeûne musulman du Ramadan. Cette similitude insiste sur l’enracinement de mots où les individus et communautés s’interrogent sans cesse sur le sens de réalités qui semblent tituber entre “l’être et le néant en passant par les limbes d’un shéol pour survivants”. Ici, on défie la plénitude des temps en essayant de suivre avec foi le cours des jours, des mois, des années et “mille ans sont comme le jour d’hier (Psaume 90,4 hbr.).

Au fond, c’est une histoire de points cardinaux : Le Mur occidental (dit “des Lamentations”) accueille les fidèles tournés vers l’Est. Il est axé sur l’Ouest, le monde des Nations. L’autel central des Sacrifices était placé vers le nord…

Cette universalité en dépit de tout est l’âme de Jérusalem. Deux – voire trois/quatre – millénaires ont toujours ramené vers ce pan fertile et parfois aride du globe terrestre. C’est particulièrement sensible pendant ces jours de ferveur automnale. La prière juive l’exprime avec profondeur et beauté : “Dieu de nos pères, élève-toi et manifeste-toi dans ta gloire à toute la création. Ainsi tout être vivant, tout être qu’emplit un souffle de vie par les narines, dira : le Seigneur, le Dieu d’Israël est vivant et Son règne n’a pas de limite”.

à propos de l'auteur
Abba (père) Alexander est en charge des fidèles chrétiens orthodoxes de langues hébraïque, slaves au patriarcat de Jérusalem, talmudiste et étudie l'évolution de la société israélienne. Il consacre sa vie au dialogue entre Judaisme et Christianisme.
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