Des écrits et des êtres vivants
Aimez-vous lire ? A priori, la lecture fait partie de nos activités favorites. On pourrait discuter sur ce que devient l’orthographe ou la manière de formuler les choses : « Kè ksèksa? » du Gavroche communard est devenu « C koi ? »… ou encore plus lapidaire et virtuel : « CV, twa (çà va, toi) ? ». L’écrit va même plus loin en ce moment: « 😉 :-0 (clin d’oeil, je bâille).
L’hébreu s’y est mis depuis longtemps grâce aux « tevot/תיבות » : tout peut se lire à coups d’abbréviations – » כ »כ = kol kakh, tout-à-fait » ou mieux « חרד »ל – khardal » qui s’écrit avec les mêmes lettres et voyelles que « moutarde », pour désigner « hareidi dati léoumi/חרדי דתי לאומי = religieux orthodoxe pieux et national » (mot-à-mot).
« L’hébreu est une langue aux lettres comptées, mais ce sont des lettres de feu », selon Ernest Renan. Nous sommes dans la région et la civilisation de l’écrit. Les problèmes commencent quand on veut détruire ce qui est écrit ou que l’on a perdu le code.
Faisons court. « S-P-R/ספר » c’est « compter, calculer, faire un récit, raconter, (faire un) livre ». Tracer des consonnes relève, du moins à l’origine, du sacré. Le « sofer/סופר = scribe » donne forme à une lettre qui est tel un os de squelette.
Les voyelles sont les âmes et se vocalisent sur une gamme très riche de significations différentes.
« La lettre tue, l’esprit fait vivre » (2 Corinthiens 3, 6) semble donner dans le mortel. Cette parole de Paul de Tarse est, le plus souvent, reçue de manière négative pour le judaïsme. Or, prise à la lettre, seule une consonne est écrite en hébreu et les voyelles (non écrites ni obligatoires) sont l’esprit qui donne chair à un mot.
Tout Juif qui est bar-mitzva (topons-là, je n’ai rien contre les filles, les banot mitzva) doit écrire de sa main une Torah… C’est souvent réduit à une lettre. C’est souvent un sofer (scribe) qui le fait, parfois de manière collective : chacun « commande » une lettre; c’est très communautaire. Chez les Chrétiens orientaux de langue araméenne, le « safra » continue d’écrire avec érudition et application.
Il faut positiver. Ce n’est pas spontané. Pourtant, le besoin de sens incite à avancer. Justement, au seuil de 5775 on devrait dire » כְּתִיבָה וַחֲתִימָה טוֹבָה / Ketivah VaKhatimah Tovah » = « soyez inscrits et scellés (pour une bonne année) ». C’est du « mèktoub » – même origine des mots et mêmes buts. « Ketivah » est perçu comme dynamique : allez, on y va de bon coeur » alors que « mèktoub » serait par trop fataliste : « y a rien à faire, c’est joué d’avance ».
Bien plus « VaKhatimah » veut dire que les vivants sont scellés. Aujourd’hui, ce serait plutôt compris comme un paquetage bien ficelé, plombé. En fait, il s’agit d’un mouvement. Là aussi, c’est gênant.
Aux jours de pénitence, il y a une belle prière dans la tradition hébraïque : « Souviens-Toi de nous pour la vie, ô Dieu qui prends plaisir à la vie et inscris-nous dans le Livre de la Vie, Dieu vivant ».
C’est précisément là que la culture de mort se heurte aux trompettes de l’éternité. A lire les news, il est clair que de cata’s en catastrophes, meurtres, guerres, conflits réels, proches ou larvés, c’est tuant.
D’autant que le Livre en question n’est pas le nôtre! Il appartient à Dieu. C’est beaucoup plus grave en ce moment, parce que Dieu… beaucoup disent Le rencontrer mais on ne Le voit jamais.
C’est tellement vrai que c’est écrit dans la Lettre de Saint Jean : « Celui qui dit « J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas » (1 Jean 4, 20).
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Pourrions-nous aujourd’hui vivre sans écrire ? Le plus vieux sidour (livre de prières) juif le plus ancien qui date de voici 1200 ans a été récemment exposé à Jérusalem. C’est beau et émouvant et pourtant récent au regard des siècles.
Nous avons des manuscrits très anciens entre Jérusalem, les monastères orthodoxes de Sainte Catherine, de Mar Sabbas en Judée.
L’écrit ne cesse d’être traqué pour tenter de découvrir les signes de mémoires anciennes de l’identité humaine. Mais nous trouverons jamais l’amphore parlante qui nous redonnerait la cantillation des psaumes dans le Temple, les paroles de Jésus de Nazareth ou de Mahomet.
Il est beau de voir comment des Paroles sacrées ont été écrites parce qu’elle transmettent une parole.
« Davar/דבר = tant parole qu’objet ». Le texte sacré, dans les religions monothéistes, reste une parole qui appelle et rassemble. C’est le sens du mot « Qur’an/Coran » comme, en hébreu, il faut distinguer entre le Ketib/כתיב = qui est écrit et le Qerib/קריב tel qu’il faut lire les mots…
Dans toutes les traditions, les tablettes, mobiles et autres moyens électroniques permettent de visualiser des Ecrits, voire de les entendre en même temps en audio… Il suffit de prendre son smartphone : la page se déroule comme un rouleau/méguillah-מגילה.
Les mots s’envolent, les écrits restent ?
Tous les jours, des flots de visiteurs sur la place « Omar Ibn-al-Khattab ». C’est à l’entrée de la Porte de Jaffa, à l’intérieur des murailles de la Vieille Ville. Il s’agit du Calife Omar, sans doute l’un des généraux les plus géniaux de toute l’histoire humaine.
Après s’être opposé à la foi enseignée par Mahomet, il en devînt l’adepte et participa à l’expansion de la religion musulmane. Il étendit la Oumma [la communauté musulmane] depuis la Perse jusqu’à la Libye actuelle.
En 636, il conquît Jérusalem et s’apprêtait à détruire le Saint Sépulcre et la Basilique de la Nativité. Le chef des Eglises locales était le Patriarche Sophronios, d’origine arabe, à la tête du patriarcat grec-orthodoxe de Jérusalem.
A cette époque, les Eglises locales – toujours présentes au Saint Sépulcre – étaient les Grecs orthodoxes, les Arméniens, les Coptes, les Syriens-orthodoxes dits Jacobites, les Abyssins (Ethiopiens), les Nestoriens (Assyriens). Il n’y avait pas de Latins ou de Catholiques (le schisme eut lieu en 1054).
Le Patriarche Sophronios capitula pour sauver les Lieux Saints. Omar Ibn-al-Khattab visita le mont du Temple dévasté et eut le projet de construire la Mosquée dite Dôme du Rocher. Il refusa d’entrer au Saint Sépulcre pour éviter que, dans l’avenir, on puisse le transformer en mosquée en souvenir de sa venue.
En revanche, il donna au Patriarche Sophronios un Ecrit, dit « Achtiname ou Livre de paix ». Le Prophète Mahomet avait donné un récrit similaire pour la sauvegarde du Monastère Sainte Catherine du Sinaï. Mais, l’Edit Achtiname accordé par Omar Ibn-al-Khattab est un document essentiel dont l’original est perdu. Il fut donné le 20 Rabul/Rabî-Al-Awwal de l’An 15 de l’Esprit (Hégire), soit le 2 mai 636 de l’ère chrétienne ou 17 Iyyar 4396 (calendrier juif).
Il y est stipulé entre autre : « Du serviteur d’Allah et Commandeur des croyants, Omar : « la sécurité des personnes et des biens est garantie pour les habitants de Jérusalem. Leurs églises et les croix doivent aussi être sécurisées. Ce traité s’applique à tous les habitants de la ville. Leurs lieux de culte doivent rester intacts. Ceux-ci ne seront ni repris, ni démolis. Les gens sont tout à fait libres de suivre leur religion. Ils ne doivent être affectés à aucune difficulté ».
Ce texte n’a jamais été aboli. Il est resté en vigueur depuis l’accord entre Omar Ibn-al-Khattab et le Patriarche Sophronios. Il s’applique à tous les fidèles considérés comme protégés par la loi de la Oumma musulmane. C’est la raison pour laquelle le texte de ce document est imprimé chaque année dans le calendrier du patriarcat grec-orthodoxe de Jérusalem, en grec, en arabe et en russe.
Cela donne une autre densité à la manière dont nous traversons l’actualité. Cela ne peut être occulté, surtout dans la période actuelle.
שנה טובה חתימה טובה – bonne année 5775, bien scellée pour tous !
Digitalisé sur Times of Israël français le 24 (cal. grégorien)/11 septembre 2014-7523 (cal. orthodoxe), 29 Dhul-Qi’dah 1435, 29 Eloul 5774, veille de Rosh Hashana 5775.