Der Judenstaat : l’ambiguïté du sionisme originel

Côté à côté de deux couvertures de traductions françaises de  Der Judenstaat, l'une traduite par L'État juif, l'autre traduite pas l'État des Juifs.
Côté à côté de deux couvertures de traductions françaises de Der Judenstaat, l'une traduite par L'État juif, l'autre traduite pas l'État des Juifs.

Aujourd’hui, on a du mal à imaginer l’engouement qui a saisi les populations juives lorsque Théodore Herzl a entrepris de concrétiser son projet de sionisme politique par deux actions qui allaient changer leur destin : la publication à Vienne en février 1896 du fameux pamphlet Der Judenstaat, et la convocation à Bâle en août 1897 du premier congrès sioniste au terme duquel il aurait déclaré en substance : « À Bâle, j’ai fondé un État pour les Juifs »[1].

Cet horizon politique, qui était esquissé avec ce congrès et cet ouvrage, donnait aux communautés juives dispersées de la planète le début du commencement d’une espérance, après 2000 ans d’oppression. Celles-ci souffraient d’un antisémitisme endémique, qu’il soit meurtrier comme lorsque des pogroms se sont produits en l’Europe de l’Est ou ailleurs encore, ou bien menaçant et discriminatoire comme lors de l’Affaire Dreyfus en France qui a déchaîné tant de passions[2]. Avec ce nouvel espoir et la perspective qu’offrait cette possibilité d’un État pour les Juifs, c’était enfin une lumière qui apparaissait au bout d’un tunnel qui semblait interminable.

Depuis, de nombreux exégètes se sont penchés sur le titre de ce pamphlet de Herzl en tentant d’en décrypter la sémantique, en particulier lorsqu’il s’est agi de le traduire. Est-ce qu’en écrivant Der Judenstaat Herzl envisageait l’État des Juifs ou bien l’État juif ?

Dans la langue allemande, le mot Judenstaat forgé par Herzl peut indifféremment se prévaloir des deux sens. Aussi, à l’instar de la beauté dont on dit qu’elle est dans les yeux de celui qui la regarde, on pourrait presque dire que la signification de cette locution allemande imprécise dépendrait quelque part de celui qui la reçoit. D’ailleurs, l’ouvrage a été traduit plusieurs fois, avec l’une ou l’autre des expressions comme titre. Pourtant, selon la formulation que l’on retient, c’est toute la vocation de cet État d’Israël qui change de manière assez fondamentale.

  • L’État des Juifs signifie un espace politique souverain dans lequel les populations juives pourront enfin trouver un havre qui les protégera de cet antisémitisme dont ils ont tant souffert. L’accent est donc mis sur la notion de refuge pour des communautés lasses de vivre dans des milieux dont l’hostilité semble insatiable et apparaît comme un puits sans fond. Au cours du XIXe siècle, cette animosité s’est d’ailleurs progressivement transformée avec une nouvelle dimension sociale qui s’est ajoutée à l’antijudaïsme traditionnel à caractère religieux : le peuple déicide devenait également le peuple parasite qui était accusé de miner l’identité nationale des pays où les Juifs avaient pu s’établir. Dans cette perspective de refuge, ce qui rassemble les Juifs puiserait en priorité dans le registre du négatif, soit une opposition à l’antisémitisme, pour en finir avec une discrimination planétaire.
  • L’État juif signifie un espace politique souverain dans lequel les Juifs pourront pleinement vivre leur identité juive, quelles que soit les dimensions attribuées à celle-ci : fidélité à la religion et à des traditions immémoriales, nationalisme qui revendique fièrement les épopées d’un passé révolu : sortie d’Égypte et conquête du pays de Canaan, royaumes des souverains David et Salomon ou de la dynastie des Macchabées, révoltes contre les envahisseurs grecs ou romains, etc… L’accent est donc mis sur cette identité collective particulière qu’il importe de mettre en avant, quitte à minorer d’autres valeurs qui ne s’accorderaient pas avec elle. Dans cette perspective de retrouver des racines, ce qui rassemble les Juifs puiserait en priorité dans le registre du positif pour affirmer haut et fort l’essence d’une identité indéfectible.

Dans un tout autre domaine, l’histoire de France du XIXe siècle présente une dualité sémantique analogue, où contrairement à Louis XVIII ou Charles X qui étaient encore « Rois de France », en accédant au trône, Louis-Philippe Ier a changé son titre en devenant « Roi des Français ».

L’ancien régime incarné par les Bourbons tenait à rattacher le pays aux valeurs intangibles d’une monarchie divine intemporelle, alors que le pouvoir politique issu des Trois Glorieuses de 1830 préférait mettre l’accent sur le peuple français[3], amorçant ainsi un tournant qui devait conduire à l’avènement de la République.

De même, l’expression « l’État des Juifs » met en avant les habitants du pays, alors que « l’État juif » privilégie les valeurs éternelles d’une nation dont la mission première serait de les perpétuer.

Cette double dimension du sionisme originel à propos de la vocation de l’État à bâtir est essentielle pour comprendre les fractures béantes qui agitent la société israélienne d’aujourd’hui. En effet, beaucoup d’États modernes tentent de justifier leur existence auprès des habitants d’un territoire autrement que par la coercition, tant pratiquée par les empires d’antan et ceux plus modernes tels la Russie ou la Chine.

Dans cette perspective, ce qui fait peuple et nation est la conscience d’une destinée commune pour une population dans un espace-temps donné. Il est parfois difficile de bien circonscrire la nature des éléments qui concourent à cette conscience d’un avenir commun, ainsi que leur alchimie. Mais on notera que certains facteurs y contribuent de manière significative : décors géographiques (paysages et climats), proximité physique des habitants, religion, langue, mémoire d’épopées historiques, mille traditions de la vie quotidienne, etc…

  • Dans l’État des Juifs, cette alchimie s’articule autour d’un refuge vis-à-vis d’une discrimination millénaire insupportable qui permettrait de créer une nation d’ex-opprimés se voulant un modèle.
  • Dans l’État juif, l’accent est mis sur un nationalisme juif plus prononcé qui veut affirmer son identité propre.

Et ces deux manières de voir sont très structurantes dans la manière de concevoir ce que doit être cet État.

Par exemple, dans l’expression « État juif et démocratique » :

  • les tenants de l’État des Juifs auraient plutôt tendance à privilégier l’adjectif « démocratique » qui octroie les mêmes droits à tous les citoyens ;
  • alors que les tenant de l’État juif auraient plutôt tendance à privilégier l’adjectif « juif » qui met plutôt l’accent sur le « eux » (les non-Juifs) et le « nous » (les Juifs), avec toutes les conséquences que l’on imagine sur ces différences de priorités – différences que l’on a vues à l’œuvre dans les difficultés de la mise en place de la loi de 2018 qui marginaliserait quelque peu les citoyens israéliens non-juifs.

Dans l’État des Juifs, la séparation du civil et du religieux comme cela est pratiqué dans toutes les démocraties modernes semble assez naturelle, alors que l’État juif ne peut envisager une telle rupture sous peine d’avoir le sentiment de trahir ses fondamentaux.

De même pour ce qui doit advenir du territoire occupé de Cisjordanie conquis lors de la guerre de 1967, considéré comme le berceau du peuple juif et de la civilisation dont il se réclame :

  • les tenants de l’État des Juifs auraient plutôt tendance à privilégier la solution incarnée par le mot d’ordre « deux États pour deux peuples » qui impliquerait mécaniquement un abandon de ces territoires par un retour des frontières d’Israël à la ligne verte d’avant 1967, ce retour devant permettre à terme l’émergence d’un État palestinien à côté d’Israël[4], avec éventuellement quelques ajustements pour tenir compte des réalités survenues sur le terrain depuis 1967 ;
  • mais les tenants de l’État juif ne sont en général pas prêts à céder des espaces qu’ils considèrent comme étant au cœur même de ce qui constitue leur identité collective, espaces qui comportent des sites considérés comme sacrés et donc revenant de fait à cet État d’Israël : Jérusalem, Hébron, Shiloh, Tirtza, Bethel, etc…

Pour les premiers qui privilégient cette notion de refuge, trouver une solution de compromis et établir des relations de bon voisinage avec l’autre qui permettent à tous de vivre en sécurité serait le plus important.

Ce qui doit prévaloir pour les seconds qui privilégient une dimension plus identitaire, c’est le maintien d’une souveraineté israélienne sur des espaces historiques qui ont été juifs dans un lointain passé et qui doivent impérativement le redevenir, quel que soit l’environnement géopolitique du moment dans lequel ces espaces se trouvent, et le sort des populations qui y habitent.

Il est probable que le Judenstaat que Herzl avait en tête correspondait plus à la première interprétation, soit la quête de refuge, plutôt qu’à la seconde, soit la revendication d’un héritage religieux et/ou historique, qui constituerait le socle idéologique du pays à construire.

En effet, dans son second livre publié en 1902, soit la fable utopiste Altneuland, où le même auteur décrit ce que pourrait être le pays qu’il imagine, la dimension proprement juive, qu’elle soit religieuse ou nationale, occupe peu de place.

Page de titre du livre Altneuland de Théodore Herzl, 1902. (Crédit : wikipedia / domaine public)

Ce qui est mis en avant dans ce second texte, c’est plutôt la réussite économique qui profite à tous, le caractère démocratique des institutions où la langue parlée est l’allemand, voire le Yiddish, avec une figure arabe Rashid Bey qui est assez présente dans ce roman. Ce second opus de Herzl pourrait être considéré comme l’aboutissement du sionisme politique qu’il avait amorcé.

D’ailleurs, lorsque Herzl a pris conscience des grandes difficultés auxquelles se heurterait le sionisme compte-tenu du contexte géopolitique de l’époque, il n’a pas hésité à mettre le « projet Ouganda » à l’ordre du jour du 6e congrès sioniste de 1903.

Il voyait dans cette option la possibilité d’un refuge potentiel peut-être plus plausible pour les Juifs menacés, alors qu’absolument rien ne reliait ceux-ci à ce territoire situé en Afrique, coincé entre le Congo, la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda et le Soudan. Ce projet Ouganda fut définitivement abandonné au 7e congrès sioniste de 1905, soit un an après le décès de Herzl.

Le fait même que cette option ait été sérieusement envisagée en 1903, proposée dans une instance officielle et étudiée par une commission d’enquête qui a fait l’effort de la prendre en considération, en dit long sur la place qu’occupait cette démarche de refuge chez les premiers sionistes, par rapport à celle qu’occupait la fierté juive d’une religion rajeunie et d’un passé mythifié qu’il importait de ressusciter et de raviver.

Quant aux pionniers qui ont tant contribué à poser les fondations de l’État d’Israël lors des différentes vagues d’immigration, ils n’étaient pas forcément mus par ce sionisme identitaire compte tenu des difficultés gigantesques qu’ils avaient dû affronter :

  • antisémitisme sévère dans leur pays d’origine ;
  • départ et voyage vers la terre dite promise avec une arrivée souvent difficile ;
  • installation dans un environnement peu accueillant (un euphémisme) ;
  • adaptation à un univers inconnu, avec de surcroît le passage obligé par la case de l’apprentissage d’une toute nouvelle langue hébraïque que l’écrasante majorité des immigrants ne maîtrisaient pas, etc…

Il est peu de dire que les noms des sites bibliques de ce passé juif rappelés ci-dessus rencontraient peu d’échos chez ces immigrants d’une génération sacrifiée qui cherchaient avant tout à reconstruire leur vie dans un cadre inhospitalier après tant d’épreuves que tout déracinement occasionne.

Notons également que la dimension religieuse du Yishuv n’était pas très prononcée, et le vernis des traditions qui s’y sont imposées – port occasionnel de la Kippa, célébration des fêtes juives[5], respect approximatif de certaines traditions telles la cacherout, le Shabbat ou la bar mitzvah, etc… – ressemblaient plus à des pièces rapportées qui permettaient de positionner des référentiels culturels communs à des populations venant d’univers très différents qu’à un corpus homogène et cohérent qui serait de nature à bien circonscrire cette identité juive proposée par cette interprétation de l’État juif.

Certains avancent même que le sionisme se serait construit et renforcé en s’opposant justement aux archaïsmes et aux rigidités des communautés pratiquantes du Shtetl, et que ce qui a prévalu était l’obsession de vouloir créer un nouvel « être juif », qui se démarquerait de la figure traditionnelle du religieux fataliste et sans défense.

En parallèle, les préoccupations principales du Yishuv et du tout jeune État d’Israël étaient beaucoup plus liées à l’immigration et à l’intégration[6], ce qui a donné la priorité à la vocation de refuge que proposait le sionisme originel.

Tout a changé avec les deux guerres de 1967 et de 1973. La première confrontation a permis la conquête d’un territoire qui a éveillé un nationalisme identitaire juif dormant qui s’est ajouté à cette dimension de refuge, alors que la seconde, avec ses très sévères revers militaires lors des tous premiers jours d’octobre 73, a mis en évidence la grande fragilité de tout ce qui avait été construit.

Cette combinaison de la mise à portée de main de territoires qui seraient le berceau du peuple juif couplée à un fort sentiment de précarité de l’État a poussé beaucoup d’Israéliens dans une quête de sens. Celle-ci s’est alors incarnée dans le renouveau d’un sentiment religieux doublé d’une dimension nationale qui a donné naissance à un courant d’idées dont l’avant garde a été le mouvement Gush Emunim à l’origine des premières entreprises de colonisation en Cisjordanie.

Ce courant d’idées s’est également consolidé dans le constat de l’impasse du processus de paix, en particulier du fait d’une inflexibilité du « camps d’en face », qui a déclenché une seconde intifada au début des années 2000, laminant littéralement le camp de la paix qui restait encore assez influent jusque-là. Face à la faillite de ce dernier qui a atteint des sommets avec le carnage du 7 octobre 2023, ce mouvement religieux et nationaliste restait le seul acteur en piste, proposant une vision idéologique supposée cohérente avec la perception de la réalité du terrain.

Bien évidemment, les choses étant rarement en noir et blanc, mais plutôt en nuances de gris, il est évident les traditions et une certaine vision de l’identité juive occupaient une place non négligeable chez les tenants de l’État des Juifs, alors que la quête d’un refuge constituait également un moteur significatif chez les partisans d’une conception identitaire de l’État juif.

Mais de la même manière qu’il y a du gris clair et du gris foncé, l’importance relative donnée aux deux approches reste assez structurante dans la conception que l’on se fait de la direction politique que le pays doit prendre.

En final, on pourrait presque dire que si Herzl et les pères fondateurs du pays considéraient dans leur majorité celui-ci comme devant être l’État des Juifs, l’Histoire a progressivement fait évoluer Israël vers un État juif, au grand dam d’ailleurs d’une certaine partie de la population. Aussi, en passant de l’un à l’autre, l’un des mots d’ordre important de ces mêmes pères fondateurs, soit l’impératif de devenir « une lumière parmi les nations » a malheureusement perdu une partie de sa pertinence.

Si l’État des Juifs comme refuge pour un peuple opprimé pouvait encore nourrir cet idéal et agir en fonction de cette injonction morale, l’État juif qui mettrait l’accent sur une identité religieuse et nationaliste, parfois obscurantiste, pourrait ne plus éclairer grand-chose pour les autres. C’est alors tout le concept de « Tikkun Olam » qui serait à reconsidérer.

Dans la très sombre actualité qui domine ce début d’année 2025, on pourrait presque dire que la fracture entre les deux approches se retrouve dans la position à adopter vis à vis des otages restant aux mains du Hamas : les récentes déclarations de la ministre Orit Strook sur la nécessité de donner la priorité aux exigences d’Israël – ou du moins sa vision de celles-ci – incarnent parfaitement cette approche de l’État juif, alors que les nombreux manifestants qui privilégient la vie des otages se rangeraient plutôt du côté de l’État des Juifs.

[1] Prophétie qui allait se réaliser presque 50 ans jour pour jour après qu’elle ait été formulée. Compte tenu du contexte géopolitique de cette année 1897, il est raisonnable de penser qu’aucun des participants à ce congrès n’aurait misé un kopek sur une telle échéance pour ce pronostic.

[2] A propos de cet antisémitisme plus feutré des pays occidentaux, Shimon Peres évoquait par une boutade la définition britannique de l’antisémitisme : « Un antisémite est quelqu’un qui méprise les Juifs plus que nécessaire »…

[3] Il s’agit ici de positions politiques et philosophiques. Il n’est bien évidemment pas question de glorifier cette monarchie de Juillet pour une action sociale qui n’était pas forcément plus clémente que celle du régime antérieur.

[4] Pour peu que la partie adverse adhère à cette vision de coexistence, ce qui au vu de l’actualité ne semble pas gagné, pour le moins…

[5] Avec parfois une inflexion dans le sens qui leur était attribué, un peu comme la fête de Noël qui a vu en France sa signification changer au cours du temps : beaucoup ne célèbrent plus forcément la naissance du Christ, mais attribuent à ce jour une dimension sociale et familiale.

[6] On oublie souvent qu’en triplant sa population de 1948 à 1964, Israël a dû faire face au plus grand afflux de réfugiés que le monde ait connu, mesuré en nombre d’immigrants par rapport à la population existante dans un espace-temps réduit de 8 années. L’intégration de ces immigrants ainsi que la défense du pays mobilisaient toutes les énergies, et en dehors de quelques radicaux très marginaux, la Cisjordanie – avec tous ses sites historiques juifs dont on se gargarise tant aujourd’hui chez les nationalistes israéliens – ne faisait pas rêver dans les chaumières…

à propos de l'auteur
Franco-Israélien né à Paris (France) en 1954, David Musnik vit en France avec un passage de plusieurs années en Israël dans les années 1970’s. Diplômé du Technion en 1977 dans la faculté "Electrical Engineering", puis mobilisé dans Tsahal pendant presque 3 années. Informaticien retraité spécialisé dans l’ingénierie documentaire.
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