Débacle

C’était ce qu’on appelle une colère froide. D’habitude plutôt en retrait de main, le très respecté expert-comptable de la troupe jugeait, à l’évidence, la situation hors limites. Même à notre petit niveau, avait-il dit à Jonathan, il faut sonner le tocsin.
Passé de la mine sérieuse à la mine fermée, mode colère froide, face au demi-cercle des participants vaguement surpris, voix basse en mono ton, il expliqua. Une dictature sous couvert de populisme « fake ». Une couche de simili puissants du monde qui se couche. Une disparition assumée de la morale dans la vie publique. Le règne revendiqué de la force et de la richesse. Ne vous y trompez pas. Il s’agit de vous. De nous et de nos enfants .
L’Ubu roi qui vient d’assoir son auguste postérieur sur le trône du plus puissant pays du monde représente à lui seul un objet de fascination qui mérite une interrogation inquiète. Mais encore plus, ce pays lui-même, si remarquable en tout, devient emblème d’une mutation radicale du monde.
Car son nouveau président est totalement légitimement élu par une majorité qui se retrouve en lui. Dans ce qu’on est bien obligé de nommer une nouvelle dictature. Celle du bon plaisir d’un roi. Une majorité, non seulement agrée mais applaudie des quatre mains à la signature en rafale de « décrets présidentiels ». Qui s’assoient sur la Constitution, qui abolissent des lois existantes. Qui privent, d’une grosse et grasse signature d’écolier appliqué, ce peuple qui le révère, de soins médicaux, de logements, de services sociaux accessibles.
La démocratie, vieillie et bedonnante, laisse sans ciller sa place à une oligarchie sûre d’elle, une ploutocratie de fait. Adoubées toutes deux par le président-soleil. Qui, sans autre autorité que le label royal, met au régime maigre la justice, la sécurité, le social, la culture.
Cette installation sans contestation, sans véritable contre-pouvoir, de la loi du plus gros, du plus fort, se projette allègrement hors de son territoire premier. Directement, par la menace. Pourquoi s’en priver ? Panama, Mexique, Groenland, Canada, chacun la sienne. Assez crédible pour être immédiatement prise en compte . Ou plus engomminée, quand on y associe, d’une main ferme sous un gant de velours, un Premier ministre israélien, obligé consentant, à une affirmation olympienne.
Le grand remplacement autoritaire d’une population entière par le rêve d’une Riviera gazaouie. Ou plus effrontément, quand on s’immisce dans les politiques de pays amis, en soutenant les forces les plus nationalistes. Une projection du combiné puissance/richesse qui trouve un écho d’autant plus fort extérieurement que les démocraties en souffrance vacillent sous les coups de boutoirs des extrêmes de tout bord.
Car, poursuivit le comptable, comme un Croisé défendant sa doctrine, c’est bien là que nous devenons tous concernés. Et responsables.
Avec toutes leurs contradictions, leurs défauts, les peuples de la plupart des pays du monde sont magnifiques. Hormis les zones de l’islam radicalisé, les territoires sous dictatures, sur les cinq continents, les populations tiennent tête à la rapidité et l’ampleur des changements en cours.
Les conflits, les extrémismes créent bien entendu des poches d’incertitude. Mais ici, à titre d’exemple, le peuple israélien, contrairement aux images qu’on projette sur lui, confirme ses capacités de résilience, créativité, engagement, courage. Justement, lui, comme les autres peuples, doit s’obliger à se préserver des défaillances de l’univers politique qui l’encadre. Un univers trop vite ouvert à la perte du sens moral.
La preuve, en Israël toujours, l’unanimisme majorité/opposition d’accueil favorable à l’imaginaire solution présidentielle américain concernant Gaza. Sans aucune prise en compte de son immoralité ontologique et son ignorance du principe universel des peuples à disposer d‘eux-mêmes.
La résistance à ce vent mauvais qui souffle la force, l’argent, les armes, venant principalement d’outre-Atlantique, devrait mobiliser les populations civiles. Partout. D’autant plus que ce vent mauvais bénéficie du grand vide qui s’ouvre devant lui. Celui du renouveau de la pensée politique.
Parce qu’à gauche, comme à droite, comme au dit centre, aucun projet de gouvernance du nouveau monde n’existe, ni même n’apparaît. Nulle part. Seuls les extrémismes parviennent, par le simplisme idéologique, à articuler une proposition. Certes délirante, mais dans laquelle la jeunesse en quête de devenir s’égare.
Voilà. Comme dans le film de Chaplin, le dictateur s’enivre, à coup de coups de derrière, d’envoyer le globe terrestre en l’air. Nous devrions être capable de reproduire le discours final du film.
Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible, Juifs, Chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider, les êtres humains sont ainsi. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne.
Dans ce monde, chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche pour nourrir tout le monde. Nous pourrions tous avoir une belle vie libre mais nous avons perdu le chemin.
L’avidité a empoisonné l’esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour finir enfermés. Les machines qui nous apportent l’abondance nous laissent néanmoins insatisfaits.
Notre savoir nous a rendus cyniques, notre intelligence inhumains. Nous pensons beaucoup trop et ne ressentons pas assez. Étant trop mécanisés, nous manquons d’humanité. Étant trop cultivés, nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités, la vie n’est plus que violence et tout est perdu.
Les avions, la radio nous ont rapprochés les uns des autres, ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté de l’être humain, que dans la fraternité, l’amitié et l’unité de tous les hommes.
En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants désespérés, victimes d’un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents.
Je dis à tous ceux qui m’entendent : ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n’est que le produit éphémère de l’avidité, de l’amertume de ceux qui ont peur des progrès qu’accomplit l’Humanité.
Mais la haine finira par disparaître et les dictateurs mourront, et le pouvoir qu’ils avaient pris aux peuples va retourner aux peuples. Et tant que les hommes mourront, la liberté ne pourra périr. Soldats, ne vous donnez pas à ces brutes, ceux qui vous méprisent et font de vous des esclaves, enrégimentent votre vie et vous disent ce qu’il faut faire, penser et ressentir, qui vous dirigent, vous manœuvrent, se servent de vous comme chair à canons et vous traitent comme du bétail.
Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes-machines avec des cerveaux-machines et des cœurs-machines. Vous n’êtes pas des machines ! Vous n’êtes pas des esclaves ! Vous êtes des hommes, des hommes avec tout l’amour du monde dans le cœur. Vous n’avez pas de haine, seuls ceux qui manquent d’amour et les inhumains haïssent. Soldats ! Ne vous battez pas pour l’esclavage, mais pour la liberté !
Il est écrit dans l’Évangile selon Saint Luc : « Le Royaume de Dieu est au dedans de l’homme », pas dans un seul homme ni dans un groupe, mais dans tous les hommes, en vous, vous le peuple qui avez le pouvoir : le pouvoir de créer les machines, le pouvoir de créer le bonheur.
Vous, le peuple, en avez le pouvoir : le pouvoir de rendre la vie belle et libre, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse aventure. Alors au nom même de la Démocratie, utilisons ce pouvoir. Il faut nous unir, il faut nous battre pour un monde nouveau, décent et humain qui donnera à chacun l’occasion de travailler, qui apportera un avenir à la jeunesse et à la vieillesse la sécurité.
Ces brutes vous ont promis toutes ces choses pour que vous leur donniez le pouvoir – ils mentent. Ils ne tiennent pas leurs promesses – jamais ils ne le feront. Les dictateurs s’affranchissent en prenant le pouvoir mais réduisent en esclavage le peuple.
Alors, battons-nous pour accomplir cette promesse ! Il faut nous battre pour libérer le monde, pour abolir les frontières et les barrières raciales, pour en finir avec l’avidité, la haine et l’intolérance. Il faut nous battre pour construire un monde de raison, un monde où la science et le progrès mèneront vers le bonheur de tous. Soldats, au nom de la Démocratie, unissons-nous !
Hannah, est-ce que tu m’entends ? Où que tu sois, lève les yeux ! Lève les yeux, Hannah ! Les nuages se dissipent ! Le soleil perce ! Nous émergeons des ténèbres pour trouver la lumière ! Nous pénétrons dans un monde nouveau, un monde meilleur, où les hommes domineront leur cupidité, leur haine et leur brutalité. Lève les yeux, Hannah ! L’âme de l’homme a reçu des ailes et enfin elle commence à voler. Elle vole vers l’arc-en-ciel, vers la lumière de l’espoir. Lève les yeux, Hannah ! Lève les yeux !