De quoi Dieu est-Il le Nom ?
La parachah Chemot, qui donne son nom au livre de l’Exode, se distingue par son importance capitale dans toute l’architecture narrative et spirituelle de la Torah. Chemot marque en effet le commencement de l’histoire des hébreux, après le prologue familial des ancêtres dans Berechit/la Génèse.
Moché Rabenou/Moïse en est la figure dominante. Moïse sera l’intercesseur de Dieu auprès des enfants d’Israël en même temps que le guide du régime théocratique qui se trouvera instauré dans le Sinaï. Mais pour qu’il y ait un lien entre Dieu et les hommes, encore faut-il pouvoir dire à ces derniers de quel Dieu on leur parle. ! La précision était nécessaire dans un monde polythéiste.
Pour autant, Chemot ne nous donnera pas le Nom propre de Dieu, un nom du type de celui de Bal. Son originalité consistera à nous livrer au contraire le nom d’une idée, d’un principe, d’une dynamique. L’objet de la parachah se hisse ainsi à la hauteur autrement plus vertigineuse des enjeux de la découverte du monothéisme La question fondatrice de Chemot et de tout ce qui va suivre est en réalité, et c’est même ce à quoi l’Eternel va répondre à sa façon : non pas, quel est le Nom de Dieu ? comment l’attendait Moché, mais : de quoi Dieu est-Il le Nom ?
De quoi Dieu est-Il le nom ? Dit comme cela, de façon littérale, nous dirions en français qu’il est le nom de Zeus, dont découle le mot Dieu. C’est pourquoi le mot Dieu n’est en aucun cas le Nom de Dieu, ce qui nous dispensera de l’orthographier D.ieu, procédé écrit qui n’a aucune justification.
De quoi Dieu est-il le nom ? Chemot nous l’enseigne. Dieu est le Nom de ce qu’Il va sous-entendre dans sa présentation à Moïse. Lorsque celui-ci lui demande « que leur dirai-je ? » pour satisfaire à la question des Hébreux retenus esclaves en Egypte : « quel est Son Nom ? », Dieu répond par un verbe qu’Il cite à deux reprises. Cette réponse faite par l’Eternel constitue un des grands moments du film Les Dix Commandements de Cecil B. de Mille parce qu’elle était entrée depuis déjà longtemps dans la culture mondiale de l’humanité :
אהיה אשר אהיה. Eye acher Eye.
La traduction française ordinaire veut que l’Eternel ait usé d’un simple truisme : Je suis ce que Je suis ou encore Je suis celui qui est. Pire qu’un truisme, on pourrait parler d’une réponse dilatoire. La réponse ne nous dit rien en effet du locuteur qui l’énonce.
Hélas, pire encore qu’un truisme ou une réponse dilatoire, cette désastreuse traduction commet un contre-sens, comme cela arrive dans bien des versions françaises du texte. En effet, ce Dieu qui est apparaît ainsi comme uniquement un Dieu immuable, un Dieu statique, un Dieu simplement sans fin (eyn sof), un Dieu qui règne, qui a régné, qui règnera à jamais, mais dans un monde à Lui, un monde que le langage moderne décrirait comme dépourvu d’interactions sociales.
Le Dieu qui est se trouve ainsi cantonné à la seule définition de l’horloger de Voltaire, dont le philosophe déduisait l’existence à la vue de l’univers sans lui prêter pour autant une intention éthique ni considérer que cette croyance-là engageait sa vie humaine.
Le Dieu de la Torah n’est pourtant pas celui de Voltaire, sans quoi Il ne se serait jamais manifesté à Abraham avant de se faire connaître à Moïse. Au mieux, le Dieu simplement qui est pourrait être considéré, en toute logique, comme celui de tous les humains, s’intéressant malgré tout assez à eux pour les avoir créés…
Or le Dieu de la Torah, même s’Il est le Dieu de toute l’humanité, s’adresse à elle par le truchement des enfants d’Israël. Il entretient avec ce peuple destiné à devenir un peuple de prêtres une relation particulière, ce que le nom qu’Il va livrer à Moïse ne pourrait évidemment pas passer sous silence.
Pour comprendre de quoi il s’agit, allons donc plutôt voir ce que Dieu dit à Moïse dans la langue d’origine, donc dans le seul texte qui doit faire foi. Eye acher eye, on le constate, est une formule qui se trouve au futur. Il serait avisé de la traduire par Je serai ce que Je serai (ce que et pas qui car Dieu n’est pas un sujet de la pensée grecque).
On pourrait même plus finement traduire par Je serai ce que Je deviendrai car ce acher, ainsi que l’observait la philosophe Monique-Lise Cohen (zal), à qui ce texte est dédié, peut induire aussi une idée d’évolution entre la première mention de eye et sa seconde. La dynamique temporelle, l’idée d’action, est plus évidente dans la traduction de l’auteure du magistral ouvrage « Les juifs ont-ils du cœur ? »
Je serai ce que Je deviendrai : voilà qui n’est pas un nom, mais une promesse. C’est le nom codé de ce qui va advenir. Le nom d’une opération. Laquelle ? Il y sera répondu dans la parachah Ytro, lorsque l’Eternel signera les tables de la loi par la première parole, qui est désormais Son Nom : Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, d’une maison d’esclaves. C’est donc cela que l’Eternel allait devenir, et que sous-entendait sa présentation inaugurale : le Dieu de l’Exode, un Dieu libérateur, qui fera dire au poète Henrich Heine que la liberté s’écrit en lettres hébraïques.
Dieu parlant aux homes se présente dans Sa seule relation à eux. La totalité de ce qu’Il est nous demeurera dans le olam hazé, dans le monde d’ici bas, radicalement inconnaissable, et donc indéfinissable. L’Eternel en est quitte, dans ces conditions-là, à user pour pseudonyme, en quelque sorte, du nom de code de l’une des missions qu’Il s’est assigné envers les enfants d’Israël.
Un nom de code lié à cet échange avec Moïse d’autant plus nécessaire que nous serions en droit de nous interroger sur la notion même du Nom de Dieu : en hébreu, on ne peut pas dire je m’appelle mais on m’appelle, et en effet la possession d’un nom, qui est un identifiant, suppose l’existence d’une relation à un autre : comment Dieu aurait-il pu avoir un Nom avant la Création ?.
L’admirable dans l’affaire est que ce Dieu sans nom, qui en emploie plusieurs pour se définir à nos yeux dans des circonstances précises, s’applique le même principe que celui imposé aux patriarches. Avram est ainsi devenu Avraham lorsqu’il a été appelé à devenir le père d’une multitude. Jacob est devenu Israël, par l’entremise d’un Ich qui n’a pas lui-même de nom, et qu’on suppose être un ange alors que Ich veut dire homme.
Israël, qui n’est pas un nom si définitif que cela, puisque le dernier des patriarches sera encore parfois appelé Jacob, tandis qu’Avraham le restera pour toujours. La condition d’Israël est plus fragile que celle de père d’une multitude car elle implique sans doute un état moral dont aucun humain ne saurait être digne à chaque instant de son existence.
A la lecture de Sa présentation de Lui faite à Moïse, à l’énoncé de cette insaisissable identité divine, nous serions en droit de déduire, avec une pointe d’humour, que l’Eternel est un existentialiste : il ne se définit que par ses actes !
Plus fructueuse serait cependant notre compréhension du fait que dès la première parachah relative à l’existence du peuple hébreu, Dieu nous invite à ne pas vénérer une divinité éthérée, mais à aimer un principe éthique et à s’en inspirer, ce principe étant celui d’une liberté retrouvée et des lois morales qui vont en découler. Ce Dieu-là est un antidote absolu au fanatisme religieux et une source d’inspiration que nous n’avons pas fini d’explorer.