De l’urgence de revenir aux textes

Alors que la polémique fait rage en Israël depuis un peu plus de deux semaines au sujet de la « Loi sur l’Etat-Nation » votée par la Knesset le 19 juillet dernier (62 voix pour, 55 contre, 2 abstentions), je termine la lecture d’un remarquable petit ouvrage signé Denis Charbit et intitulé Retour à Altneuland – La traversée des utopies sionistes[1]. En un peu plus de 200 pages, ce spécialiste de l’histoire et de la pensée du sionisme nous fait redécouvrir l’élément utopique et idéaliste qui a pu exister (et qui, du moins est-il permis de l’espérer, existe encore) dans les différentes visions du sionisme. Et nous rappelle une chose que nous avons largement tendance à oublier aujourd’hui : de même qu’il existe autant de manières d’être juif que de Juifs, il existe autant de manière de penser le sionisme que de sionistes : de l’idéal anarcho-socialiste des premiers kibbutznikim au messianisme religieux du rav Kook, du sionisme culturel défendu par Ahad Haam au sionisme révisionniste de Vladimir Jabotinski, en passant par le Brit Shalom de Martin Buber et son idée d’un Etat binational, c’est bien au pluriel que le sionisme se décline.

A la lecture de ces pages, on se prend à rêver que ces « pères fondateurs », revenus à la vie, visitent l’Etat à la naissance duquel ils ont contribué… et à se demander quelle serait leur réaction ! Les prouesses technologiques et les réalisations de la « start-up nation » qu’ils découvriraient suffiraient-elles, à leurs yeux, à faire passer la pilule de la conversion massive des Israéliens au capitalisme le plus débridé ? Seraient-ils capables de s’enthousiasmer avec la foule de la victoire israélienne à l’Eurovision, grâce une chanson dans laquelle ils auraient bien du mal à se reconnaître ? Que penseraient-ils en voyant que le Kotel, au lieu d’être un lieu de rassemblement, devient chaque jour un peu plus le théâtre d’affrontements sectaires ?

Mais surtout, se verraient-ils aujourd’hui reconnus comme sionistes par la doxa israélienne ? Nul doute, en effet, que nombre d’entre eux se montreraient critiques – n’ayons pas peur des euphémismes ! – envers la nouvelle Loi Fondamentale. Or, à en croire un discours ayant droit de cité sur les réseaux « sociaux » et dans certains médias israéliens, quiconque critique cette loi et/ou rejette la notion d’Israël comme Etat-Nation exclusif du peuple juif ne peut être considéré comme sioniste… tout au plus est-il un post-sioniste[2] (ce qui, dans la bouche de certains, est pire encore qu’un antisioniste !). Mais à l’inverse, ceux d’entre eux qui approuveraient et soutiendraient l’adoption de cette loi risqueraient fort de se voir cataloguer sans autre forme de procès comme des racistes et partisans de l’apartheid… et traitres à l’idéal originel du sionisme !

A bien y réfléchir, cette manière manichéenne de considérer le sionisme ressemble fort au fondamentalisme qui a cours dans certains milieux religieux considérant que leur manière de comprendre et de pratiquer le judaïsme étant la seule qui vaille, elle est également la seule légitimée à parler au nom du judaïsme. « Qu’a-t-on à apprendre des réformistes ? », « Libre à toi de donner crédit à ce genre de personnes. Mais ne le fais pas au nom de la Torah » ; voici le genre de réactions que j’ai obtenues après avoir partagé un texte signé « rabbin Delphine Horvilleur » sur un réseau bien connu. Le thème de l’article ? La haine gratuite[3]…

Cette haine gratuite qui nous fait voir en l’autre un traître, un anti-ceci ou pro-cela, un sale gauchiste ou un facho, sous prétexte qu’il ne partage pas nos idées, est l’élément qui empoisonne le peuple juif depuis près de 2000 ans. D’après nos Sages, c’est même elle qui est à l’origine de la destruction du deuxième Temple et de l’exil qui s’ensuivit… exil dont la fin était précisément l’un des buts du sionisme. C’est dire si le serpent se mord la queue !

Et si la solution consistait à revenir, ensemble, aux textes ? Qu’il s’agisse des textes de la tradition juive ou de ceux des penseurs sionistes, ils sont en effet la seule chose que nous ayons tous en commun. Dans les deux cas, j’ai le sentiment que si nous étions capables de mettre de côté nos différences et de nous asseoir ensemble autour des mêmes textes, de les étudier sérieusement et avec l’ouverture d’esprit adéquate, nous pourrions commencer à échanger des idées plutôt que des injures. Si orthodoxes et réformés étudiaient ensemble la parasha de la semaine, si sionistes de gauche et de droite relisaient ensemble le Judenstaat de Herzl, chacun étant prêt non seulement à faire profiter l’autre de ses lumières, mais également – et peut-être encore plus – à apprendre de lui, peut-être commencerions-nous à distinguer ce qui nous unit plus que ce qui nous sépare, sans pour autant renoncer à nos convictions. Et à partir de là, peut-être serions-nous prêts à admettre que cet autre qui nous fait face, en dépit de toutes nos différences, n’est pas moins juif ni moins sioniste que nous, mais qu’il l’est simplement d’une autre manière.

Ce que je décris ici vous semble utopique, le rêve d’un doux (et naïf) idéaliste ? C’est pourtant possible, et j’ai eu l’occasion de l’expérimenter : dès lors que vous êtes prêt à écouter l’autre sans a priori, et que cette écoute est réciproque, l’enrichissement qui en ressort pour chacun est indescriptible. Pensez-y la prochaine fois que vous vous trouverez pris au milieu d’un débat stérile, et faites l’expérience : proposez à votre contradicteur de faire une pause, le temps de laisser retomber la tension et de vous procurer un texte majeur sur le sujet abordé (rien de plus facile de nos jours, tous les textes ou presque sont disponibles en quelques clics), puis étudiez-le ensemble après vous être purgés le plus possible de vos a priori… nul doute que la discussion atteindra un autre niveau !

Nous sommes, d’après l’expression consacrée, le « peuple du livre » ; le corolaire en est que le livre, de même que les textes qui s’y rattachent, directement ou non, appartiennent en partage à chaque membre du peuple ! A nous donc, contre ceux qui voudraient se les approprier pour mieux pouvoir décréter qui est juif et qui est sioniste selon leur compréhension de ces termes, de réclamer notre part de ces textes. Lisons-les, étudions-les, critiquons-les, partageons-les et faisons-les découvrir à d’autres. Ce n’est qu’ainsi que nous parviendrons à élever le débat public israélien et/ou juif et à lui redonner ses lettres de noblesse.

Et pour commencer, pourquoi ne pas (re)lire le texte de la Déclaration d’Indépendance d’Israël[4], et le comparer à celui de la loi votée il y a deux semaines[5] ? Gageons que si chacun se donnait cette peine avant de s’exprimer à ce sujet, le débat en serait fortement apaisé…

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[1] Editions de l’Eclat, 2018.

[2] « Il est impossible de s’opposer à la loi et de rester en même temps sioniste » ; Dr Ronen Shoval, Le Rubicon de la Loi sur la nation, Menora.info, 10 septembre 2017 : http://menora.info/rubicon-de-loi-nation/

[3] 9 Av, la haine gratuite, Tenoua.org, juillet 2018 : https://tenoua.org/dh-tishabeav5778/

[4] Version originale sur le site de la Knesset : http://main.knesset.gov.il/About/Occasion/Pages/IndDeclaration.aspx

Traduction en français sur le site du Ministère des Affaires étrangères : http://mfa.gov.il/MFA/MFAFR/MFA-Archive/Pages/La%20Declaration%20d-Independance%20d-Israel.aspx

[5] Version originale sur le site de la Knesset : http://main.knesset.gov.il/Activity/Legislation/Documents/yesod18.pdf

Traduction en français sur le site Tribune Juive (suivie d’une analyse que je vous encourage à lire d’un œil critique) : http://www.tribunejuive.info/israel/la-loi-israel-etat-nation-du-peuple-juif-traduction-et-analyse

 

à propos de l'auteur
Traducteur indépendant (hébreu-français et anglais-français), Julien Pellet est né à Lausanne (Suisse) dans une famille juive traditionaliste. A l'adolescence, les discussions autour de l'actualité proche-orientale le poussent à s'intéresser à ses racines juives et à se rapprocher de la communauté. Ce rapprochement s'accentue au cours de ses études de droit, durant lesquelles il est actif au sein de l'association locale des étudiants juifs. Son Bachelor en poche, Julien délaisse le droit pour se consacrer à la lutte contre l'antisémitisme avec l'association CICAD, basée à Genève. Puis, en 2010, les montagnes suisses cèdent la place aux collines de Jérusalem, où il étudie à la yéshiva Machon Meir. Julien rentre en Suisse pour partager son temps entre la CICAD et l'école juive de Lausanne, où il découvre les joies (et parfois les peines !) de l'enseignement. Mais Jérusalem le réclame à nouveau et c'est grâce à celle qui finira par devenir sa femme que Julien y fait son grand retour à l'été 2014, accueilli comme il se doit par les roquettes du Hamas.
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