De l’identité nationale et du multiculturalisme
« Mais vous pouvez bien comprendre que les gens se sentent menacés dans leur mode de vie ? »
Interpellant un ministre en exercice, après les propos controversés de Nicolas Sarkozy sur nos désormais obligatoires origines gauloises, Ruth Elkrief se faisait l’avocate du Diable le 20 septembre sur BFM TV pour exprimer le ressenti des Français. Elle n’avait pas tort : l’apparition de trois burkinis sur une plage ou le problème récurrent des demandes de repas sans porc dans les cantines pour certains élèves sont en effet vécus comme des traumatismes nationaux par des personnes de bonne foi, qui ont l’impression, forcément très angoissante, de perdre leur pays lorsqu’elles voient s’affirmer dans l’espace public la deuxième religion de la France. Ne parlons même pas des rayons hallal dans les supermarchés ou de l’ouverture de mosquées.
Remarquons que personne, à part quelques cinglés radicalisés, n’exige que les Français d’origine chrétienne renoncent à manger du saucisson ou à boire de l’alcool, ne prétend leur imposer leur tenue de bain ou ne leur interdit de se rendre à l’Eglise. Non. C’est la seule vue de personnes différentes qui transforme dans l’esprit de nombre de nos compatriotes cette altérité en remise en cause de ce qu’ils sont – et ont le droit d’être – et en agression symbolique.
Il est pourtant un pays où l’Islam est encore plus visible, tout en demeurant minoritaire. Je veux parler d’Israël. 20 % des Israéliens sont arabes, 17 % musulmans. L’arabe est langue nationale et s’affiche sur tous les panneaux indicateurs. Les plages israéliennes accueillent de nombreuses femmes en tenue musulmane très rigoureuses, qui voisinent sans drame avec des bikinis. Il arrive à la Knesset que certains députés parlent arabe, récitent des sourates du Coran, fasse même, pour l’un d’eux, qui se trouvait président de séance, expulser un ministre par les huissiers sans que les Israéliens aient eu pour autant l’impression d’avoir reçu une bombe atomique sur la figure.
Je ne suis pas persuadé que les Israéliens soient forcément moins racistes que les Français. Les sondages semblent indiquer le contraire (ils sont peut-être cependant moins racistes que les Français durant la guerre d’Algérie, si l’on veut bien comparer, et ce serait légitime, deux situations de conflit, mais encore faudrait-il se plonger dans les enquêtes d’opinion respectives pour étayer cette assertion). D’où vient alors que les Israéliens, et ce quelles que soient leurs opinions politiques, ne pensent pas vivre le cauchemar zemourro-houllebecquien qui angoisse tant une bonne moitié des Français et qui nourrit chez nous succès de librairies et dérives du débat politique à l’approche de l’élection de 2017?
La réponse en est simple : les Israéliens connaissent pertinemment qui ils sont. Des ultra-laïcs aux ultra-orthodoxes, ils se savent et ils se sentent juifs. Dès lors, la vue des burkinis ou des femmes voilées ne saurait remettre en cause leur identité. Et la mairie très juive religieuse de droite de Jérusalem peut souhaiter sans problème sur ses panneaux municipaux de bonnes fêtes aux Musulmans, quand madame Hidalgo provoquerait un séisme si elle s’aventurait à faire la même chose à Paris. Où l’on voit que le psychodrame français est peut-être moins révélateur de ce que sont les musulmans que de l’état de la France !
Certes, personne ne saurait nier les problèmes posés par les ratés de l’intégration (dont l’Islam radical est au moins autant, sinon plus, la conséquence que la cause). Le fait que le quart des musulmans ne se reconnaissent pas dans la République, selon la récente étude de l’Institut Montaigne, nous est naturellement insupportable (même si, rapporté au poids respectifs des deux communautés, et en tenant compte de la radicalisation des traditionalistes catholiques de Civitas et compagnie, cela n’autorise pas nécessairement à penser que les Français musulmans hostiles à la République soient tellement plus nombreux que leurs homologues chrétiens).
La moitié des musulmans montrent des sentiments antisémites et cela doit être combattu sans faiblesse (à noter que ces sentiments-là sont loin de s’expliquer par le seul conflit au Proche-Orient et sont plutôt importés des sociétés d’origine comme l’a si bien exposé Georges Bensoussan). Enfin si le burkini est un épiphénomène dont il est assez logique qu’il ait fait rire aux dépends de la France dans le monde entier, nous ne saurions sous-estimer l’oppression vestimentaire pesant sur les jeunes filles des cités, qui sont interdites de tenues féminines avec tout ce que cela implique de négation de leurs droits dans tous les domaines de leur vie.
Mais pour autant la différence des vécus israélien et français démontre que le problème n’est pas, pour l’essentiel, dans l’affirmation grandissante de l’Islam comme voudraient nous le faire croire les marchands de peur, qui nous détournent des vrais maux de la France et s’interdisent dès lors de leur trouver quelques remèdes.
Si la France redoute l’influence de 5 % de ses citoyens (je parle des musulmans se revendiquant en tant que tels, pas des arabes ou des maliens se déclarant athées), c’est bien avant tout parce qu’elle ne croit plus en elle-même.
La France est l’un des pays du monde les plus pessimistes et les plus portés aux thèses déclinistes. Les Irakiens, les Afghans, les Africains sont plus confiants dans l’avenir de leur pays que nos compatriotes sur le nôtre, toujours si l’on en croit les sondages !
Nous sommes les champions du monde de la consommation d’anxiolytiques. Nous nous abandonnons au malheur d’être ce que nous sommes parce que souffrant d’«un narcissisme blessé» pour reprendre l’expression de Cinthya Fleury. La France a perdu une partie de sa souveraineté du fait de la mondialisation économique et du transfert de certaines de ses compétences à l’Union européenne. Elle se désindustrialise. Elle se défait sous le poids de la crise, qui fait plonger les classes moyennes les plus fragiles et convainc les Français, sans doute avec raison, que leurs enfants vivront moins bien qu’eux.
La création de richesses se concentrant dans les métropoles, de nombreux territoires sont condamnés au manque d’emplois et de services publics. Toute une société si longtemps rurale a été en quelques décennies rayée de la carte. La France étant enfin l’un des pays les plus athées au monde, elle voit peu à peu disparaître son ancienne religion très fortement majoritaire, qui contribuait à son unité nationale. 300 000 baptêmes par an pour 800 000 naissances ! Tous ces éléments participent de l’identité malheureuse de la France. Mais l’imam le plus radical des cités, pour aussi détestable qu’il soit, ne peut être tenu pour responsable d’aucun de ces phénomènes.
Nous sommes pourtant bien loin de dresser collectivement le constat objectif de cette situation. Les mêmes vendeurs de peur préfèrent agiter le chiffon rouge du multiculturalisme pour expliquer nos abandons, nos ratés, nos échecs et nos angoisses. On peut penser ce qu’on veut du multiculturalisme. Encore faudrait-il au préalable apprendre à le définir.
S’il s’agissait de la juxtaposition de tribus, elle serait détestable, et en tout cas contraire au génie national de la France. Cependant le multiculturalisme peut être aussi la rencontre de différentes cultures enrichissant le patrimoine national dès lors qu’un fond culturel commun réunit les Français autour des valeurs républicaines partagées par tous et des grandes dates de l’Histoire de France pour vibrer au souvenir du sacre de Reims et de la Fête de la Fédération, ainsi que nous y invitait Marc Bloch. Le multiculturalisme a d’ailleurs été l’invention des juifs babyloniens. Il a marqué toute l’identité juive au cours des siècles. Conserver sa culture propre, ô combien singulière, et affirmer que la loi du pays est la loi, voilà quelle a été l’expression la plus haute et la plus authentique du multiculturalisme.
C’est pourquoi il serait regrettable que les français juifs courent aujourd’hui ventre à terre derrière les assimilationnistes pourfendeurs de toute forme de multiculturalisme, comme certains en ont la tentation : ce serait renier sa propre identité et renoncer à rendre à la France l’inestimable service de lui rappeler ce que peut être la coexistence harmonieuse de patriotes venus d’horizons différents pour construire une patrie commune sans rien oublier des histoires familiales des uns et des autres. Ne serait-ce même pas cela, au fond, une France forte : un Tsarfat conforme aux valeurs enseignées par la tradition et l’histoire juives ?