De l’hébreu
Qu’est-ce qui m’a pris ? D’où est venu ce désir d’apprendre l’hébreu moi qui ne suis pas juif ? En quelques lignes, c’est difficile à dire, mais je vais quand même essayer.
Visuellement, les lettres hébraïques m’ont toujours plu dans leur ondulation de la droite vers la gauche, comme des vaguelettes. Pétri de culture biblique depuis mon enfance, je maintiens encore aujourd’hui quotidiennement ce lien intime avec les Ecritures.
Apprendre l’hébreu, c’était pour moi franchir une étape supplémentaire dans ma connaissance des textes sacrés. Mais surtout, l’apprentissage de l’hébreu comme autodidacte, m’a permis de retrouver un plaisir de dessiner oublié, refoulé même, depuis fort longtemps. Pianoter sur son clavier, écrire du français ou n’importe quelles autres écritures cursives n’a rien à voir avec la calligraphie.
Autre logique, autre pensée. Au fur et à mesure, la langue hébraïque m’est apparu comme un moment d’écriture à part, un tout autre rapport au langage, au corps, au temps bien sûr, à l’imaginaire d’une lettre. Personne ne peut discourir pendant des heures sur la lettre « A », sauf dans certains colloques spécialisés, mais sur l’Aleph, oui.
La dimension spirituelle et la valeur numérique des lettres m’intéressent évidemment. On trouve sur Youtube de nombreux cours ou des conférences sur l’hébreu qui ont toutes pour point commun d’être animées par des intervenants enthousiastes.
Au début de « L’empire des signes », livre consacré au Japon, Roland Barthes parle de ce rapport à une langue inconnue, une langue que l’on ne comprend pas, qui n’est que musique (ce qui me plait infiniment car j’aime aussi l’hébreu pour sa sonorité).
Je le cite : « Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité ; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie (…). ». C’est exactement ça.
D’autant que je ne comprends toujours pas l’hébreu depuis 3 ans que je le pratique. Si j’habitais en Israël, ce serait différent, j’apprendrais évidemment à parler l’hébreu, mais sans interlocuteur ici, il me semble difficile de pratiquer cette langue à l’oral. Alors je m’en tiens juste au plaisir de dessiner des lettres et à la rêverie qu’il procure.
L’écrivain bibliste et calligraphe Frank Lalou me parle quand il écrit : « Je la respectais trop (la langue hébraïque). J’aimais trop sa pure beauté pour la traiter comme on traite un autre alphabet. Je la voyais comme une femme, si belle qu’on n’ose même pas lui demander l’heure dans la rue. Peut-être savais-je aussi que je n’étais pas prêt à pouvoir l’aborder et pour cette raison m’inventais mille et une raisons de ne pas la courtiser. »
J’ai donc commencé par reproduire des lettres en dessinant d’abord des carrés au crayon à papier, puis, en quelques traits à former les contours des lettres à l’encre noire. Et j’ai colorié l’intérieur comme un enfant.
Pour le moment, je ne dispose pas de plumes classiques, d’Automatic Pen, de Colapen, de cure dent, de bois, de pinceau plat, de pinceau chinois, mais ça viendra. A force d’exercices, les lettres sont devenues familières d’une manière étrange, comme si elles avaient toutes une personnalité propre, un peu comme des personnages de film. Leur agencement selon les textes que je recopiais (principalement des Psaumes et le Pirkei Avot) les révélait, comme si elles se parlaient entre elles.
Par exemple, le Lamèd, majestueux, a tendance à vouloir s’imposer (c’est son rôle), mais il est vite tempéré par d’autres lettres plus douces comme le Yod ou le Vav. A l’inverse, j’ai l’impression que parfois, il freine les ardeurs d’une bousculade de lettres plus belliqueuses comme le Zayine ou le Kouf.
Beaucoup d’images plus ou moins farfelues me viennent aussi à l’esprit : Le Samè’h est une bouche. Le Tsadik m’a toujours fait penser au fou d’un jeu d’échec. Le Guimel fait le guignol. Les vingt-deux lettres sont soufflées par une brise qui n’éteint pas les flammes de l’Ayine et du Chine. A la fin de l’alphabet, le Tav fait un appel du pied sous la table à l’Aleph et tout recommence.
Désormais, il m’arrive parfois d’ouvrir au hasard un des cinq livres de la Torah (édition bilingue avec Rachi) dans ma bibliothèque et de lire pour le plaisir de regarder sans rien y comprendre, de tourner les pages « à l’envers », de reconnaître, sans les connaître vraiment, toutes ces lettres devenues intimes qui ont encore beaucoup à m’apprendre en silence.