De l’ère biblique à l’émergence des communautés juives

Les Judéens et les Israélites de la Bible ne correspondent pas nécessairement à l’image que l’on se fait des Juifs à partir du Moyen-Âge. Ainsi, cette étude se penche non pas sur les Judéens bibliques, mais sur le processus qui a mené à l’émergence de communautés juives hors du territoire de l’Israël antique.

Bien qu’il existe un lien culturel entre les Israélites et les Judéens de l’époque royale et les Juifs après la destruction de Jérusalem par les Romains, ces deux mondes demeurent distincts, tant sur le plan historique que culturel.

Il est crucial d’établir une distinction entre l’ère des cultes sacrificiels de l’Antiquité et le monde des religions monothéistes. Dans les anciens empires, le culte servait avant tout d’instrument politique, visant à unifier les populations sous un pouvoir souverain, en s’appuyant sur des coutumes et des symboles communs. Parallèlement, les croyances populaires occupaient une place prépondérante dans la vie quotidienne. Il est donc essentiel de distinguer le culte sacerdotal officiel des pratiques populaires.

Cette étude se concentre sur les Juifs plutôt que sur le judaïsme. Le terme « judaïsme » est un concept moderne, dont la signification théologique n’a pris forme qu’au XVIIIe siècle, dans le cadre de l’étude des religions. Le judaïsme rabbinique, selon ses écrits, ne traite pas tant des croyances et des opinions que d’un ensemble d’actes autorisés ou interdits. Cela ne signifie pas que, parallèlement, des courants mystiques comme le hassidisme et la kabbale ou des penseurs rationalistes comme Maïmonide n’ont pas cherché à appréhender le judaïsme sous d’autres facettes.

La religion juive a émergé bien après l’époque du culte sacrificiel dans les temples, mais la complexité de cette transformation est indéniable. Le concept de religion, au sens chrétien du terme, ne s’applique pas strictement à la définition de l’entité juive avant l’époque moderne, notamment au XIXe siècle, lorsqu’elle fut repensée par les penseurs juifs européens. Il est essentiel de noter que la notion de religion, telle que nous l’entendons aujourd’hui, était inexistante dans l’Antiquité. Par la suite, différentes formes de « judaïsmes » ont émergé, influencées par les courants intellectuels de leur époque.

L’analyse des textes du Nouveau Testament, du Talmud et de leur influence sur l’existence juive révèle cette complexité. Ces deux champs d’étude, riches en interprétations souvent difficiles à concilier, ont été bouleversés par des recherches novatrices au cours des dernières décennies. L’historien doit alors opérer un tri rigoureux parmi les sujets les plus pertinents, une tâche exigeant à la fois un esprit critique vis-à-vis des recherches dépassées et une prise en compte de l’héritage historique.

Mon étude ne prétend pas être une monographie exhaustive sur les Juifs ni retracer intégralement leur histoire. Elle s’attache plutôt à mettre en lumière des divergences avec certaines hypothèses anciennes ou avec les récits nationaux dominants. Ces nouvelles lectures n’ont été possibles qu’à la lumière des travaux récents.

Contrairement à l’ère des sacrifices dans les royaumes d’Israël et de Juda, le judaïsme est une construction post-biblique, développée sous l’influence du monde hellénistique et de la littérature des Sages du Talmud. Le Shulhan Arukh, rédigé au XVIe siècle, s’est pratiquement affranchi des codex de lois bibliques. De plus, bien que le terme « synagogue » existât avant la destruction du Temple de Jérusalem, il désignait alors un espace culturel et social plutôt qu’un lieu de culte. Ce n’est que plus tard que la synagogue devint un lieu de prière publique, remplaçant les sacrifices et les offrandes sur les autels.

Les historiens du judaïsme ont souvent tendance à interpréter symboliquement la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70, la considérant comme un tournant décisif dans l’histoire des Judéens, tout en minimisant l’impact de la funeste révolte contre l’Empire et ses conséquences politiques et sociales. Ils établissent une cloison rigide entre l’époque dite du « Deuxième Temple » et la fondation du « Centre spirituel de Yavné » par Yohanan ben Zakkaï, perçue comme une alternative salvatrice au désastre national et à la perte de prestige du sacerdoce de Jérusalem. Cette approche, essentiellement théocentrique, néglige les dynamiques politiques et culturelles des Judéens dans le monde hellénistique.

La diaspora judéenne et la naissance d’une entité religieuse

À mon avis, l’un des changements les plus déterminants dans l’histoire des Judéens est plutôt lié à leur migration volontaire et progressive vers de nouveaux centres culturels, notamment Alexandrie, Cyrène et Antioche. C’est ce mouvement qui a conduit à la traduction de la littérature biblique en grec et à son adoption par une élite intellectuelle hellénistique.

En l’an 117, la répression de la Révolte de la Diaspora par les Romains entraîna une nouvelle vague migratoire vers l’Ouest de l’Afrique du Nord. C’est dans ce contexte qu’émergea progressivement une nouvelle entité ethnico-religieuse, appelée depuis « les Juifs ». Cette transformation impose une distinction terminologique essentielle : « les Judéens » pour désigner les citoyens de Juda, et « les Juifs » pour cette nouvelle communauté, issue en grande partie de l’exil et érigée en symbole existentiel.

De nombreux chercheurs utilisent encore le terme « païen », initialement péjoratif, attribué aux populations rurales perçues comme incultes. En hébreu avodat elilim, qui signifie l’adoration d’idoles, est tout aussi dépréciatif que « païen ». Je préfère employer le terme plus neutre de « polythéiste », bien que celui-ci soit encore connoté par son antithèse prestigieuse, le « monothéisme », définissant le judaïsme, le christianisme et l’islam. Or, ces notions n’existaient pas sous cette forme dans l’Antiquité. De plus, nombreux sont les peuples qualifiés de « polythéistes » qui étaient en réalité des théistes, vénérant une divinité ou un panthéon organisé de manière syncrétique.

Le judaïsme rabbinique, et plus encore le christianisme, peuvent-ils véritablement prétendre être dénués de toute forme de croyance en des entités multiples ? L’usage répandu de termes comme « polythéiste », « païen » ou « adorateur d’idoles » altère notre perception de l’Antiquité. Car en réalité, le polythéisme et le paganisme ne constituent pas des religions en soi, mais des systèmes de croyances bien plus fluides que ne le laissent entendre ces catégories modernes. Le véritable clivage ne se situe donc pas entre polythéisme et monothéisme, mais entre les rituels de l’Antiquité et les religions qui les ont remplacés.

Les païens de l’Antiquité n’ont aucun rapport direct avec le concept religieux moderne ni avec notre perception actuelle de la religion. Ainsi, l’utilisation du terme « religion » pour décrire le polythéisme antique s’avère inappropriée, car elle risque de fausser notre compréhension du mode de vie des sociétés de cette époque. Le polythéisme ne saurait être considéré comme une religion à proprement parler, car il ne repose pas sur des structures hiérarchiques, des croyances codifiées, des institutions officielles, des doctrines définies ni sur des principes dogmatiques inamovibles. De plus, il ne se fonde pas sur une foi centrale, mais plutôt sur des rituels et des pratiques partagés par l’ensemble de la population.

Contrairement aux religions monothéistes, fondées sur la foi et le dogme, qui érigent des barrières contre les hérétiques et d’autres croyances, les sociétés polythéistes de l’Antiquité n’ont jamais connu de guerres de religion. Personne n’était contraint de pratiquer un culte particulier, et l’on ne persécutait pas ceux qui refusaient d’adopter la religion du vainqueur.

Soulignons aussi que le culte des dieux ne jouait qu’un rôle mineur ou superficiel dans la conscience des populations antiques. Il se manifestait principalement lors de festivités, de processions et de cérémonies officielles. Parallèlement au culte d’État, un ensemble de croyances populaires imprégnait les masses, nourries par des pratiques mystiques, des sortilèges, la sorcellerie et la magie.

L’Académie israélienne maintient une stricte séparation tant administrative que conceptuelle entre le département de Talmud d’une part, et l’histoire du monde gréco-romain-byzantin de l’autre. En outre, il est impossible de saisir pleinement les débuts du christianisme sans l’inscrire dans l’histoire et la culture hellénistique. Cette fragmentation disciplinaire limite la compréhension du processus culturel à long terme, qui s’inscrit dans l’histoire mondiale. Ce cloisonnement empêche d’établir des parallèles et des contrastes entre le monde décrit par Flavius Josèphe et celui des Sages du Talmud, ainsi qu’entre ces derniers et les œuvres théologiques de Paul et des Pères de l’Église. Or, ces univers étaient en réalité imbriqués.

La narration historique actuelle suggère à tort qu’avec la fin de l’œuvre de Josèphe, le monde ancien se serait évanoui. En réalité, les évolutions furent plus progressives et complexes. Mon objectif est d’examiner certains aspects de l’émergence progressive d’un peuple juif, en mettant en lumière des zones d’ombre historiques. Il ne s’agit pas de retracer une histoire exhaustive des Juifs dans leurs terres d’origine, mais de mettre en évidence des aspects spécifiques des récits traditionnels et d’évaluer leur authenticité à la lumière des sources historiques actuelles.

à propos de l'auteur
Yigal Bin-Nun. Historien. Chercheur à l'Université de Tel-Aviv à l'Institut Cohen pour l'histoire et la philosophie des sciences et des idées. Il est titulaire de deux doctorats obtenus avec mention à Paris VIII et à EPHE. L'un portant sur l'historiographie des textes de la Bible et l’aure sur l’histoire contemporaine. Il se spécialise en art contemporain, à la performance art, à l'inter-art et à la danse postmoderne. Il a publié deux livres, dont le best-seller Une brève histoire de Yahweh. Son nouvel ouvrage, Quand nous sommes devenus juifs, remet en question certains faits fondamentaux sur la naissance des religions.
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